3. Qui va à la chasse, perd sa place
[Narration : Kensei]
Le face-à-face se produisit un soir à l'extérieur de l'établissement Nintaï, derrière la station de métro Nakomozu. J'aurais pu étrangler Reiji sur place. Comment avait-il osé de demander l'appui de ma copine ? Pourtant, je devais admettre que ce n'était pas une si mauvaise idée : Eisei avait accepté la proposition.
Sans grande surprise, Takeo avait béni ce duel comme s'il avait attendu ce moment depuis sa naissance. Juro l'avait blessé dans son orgueil en attaquant Daiki et les « Men in Grey ». Takeo était du genre à faire une affaire personnelle de n'importe quelle offense mais surtout, il ne ratait aucune occasion d'étendre sa domination dans l'établissement.
Juro serait donc seul contre Takeo. Cette enflure de quatrième année s'était retrouvée pieds et poings liés devant les chefs de classes qui le soutenaient : il n'avait pu se défiler, son honneur était en jeu... À aucun moment Juro n'aurait pu imaginer que les deux classes cinquièmes années se mettraient d'accord pour planifier un duel de leaders.
Un duel ! C'était du jamais vu, une première à Nintaï. Et ça arrangeait bien Takeo. Grâce aux conditions posées par les aînés, ce combat ne ferait qu'accroître sa réputation mais il était préférable que Lucie n'assiste pas à cette rencontre qui risquait de dégénérer.
L'air était lourd, chargé de nuages sombres gorgés de pluie. Nous étions venus nombreux à Nakomozu. La moitié de Nintaï, peut-être, était présente. Massées à une centaine de mètres de la station, nous attendions que sonne le gong. Aux alentours, les rares passants changeaient de trottoir. Juro et Takeo devraient faire vite : un tel rassemblement de vestes noires ne passerait pas longtemps inaperçu et la police ne tarderait pas à intervenir pour prévenir les « débordements néfastes à l'ordre public ».
« Hé ! Les gros sourcils ! Ouais, toi là ! Comment va ton cartilage ? lança Izuru, leader de la 2-B à Tennoji à qui il avait fracassé le nez une semaine plus tôt.
Tennoji portait un énorme pansement barrant son pif suturé. Ça le faisait passer pour le clone de Jotaro. Les « Men in Grey », habillés en gris, détonnaient dans le groupe. Je ne savais toujours pas d'où venait leur délire vestimentaire.
Le visage rectangulaire de Tennoji se crispa.
— Si mon clebs avait ta face, Izuru, je lui raserai le cul et je le ferai marcher à reculons !
— Enfoiré ! T'as pas la santé pour être aussi arrogant ! gueula Izuru.
— Va te faire foutre... Si tu trouves un amateur qui ne soit pas trop dégoûté ! ».
Moi, je trouvais qu'avec ses joues pendantes et ses cicatrices, Izuru avait plus une tronche de rat que de postérieur de chien mais là n'était pas le débat. Il avait commencé à avancer vers notre groupe pour se frotter à Tennoji mais il se fit barrer la route illico par Juro. Ils se toisèrent. Finalement, Izuru recula et retourna se placer à côté des types de sa propre faction. Un bon point pour nous : ceux d'en face n'étaient pas soudés.
Le regard embrasé, Takeo se dégagea de notre groupe. Il avait l'aura d'un chef et ne laissait personne indifférent. Sans être grand mais sacrément trapu, sa mâchoire proéminente et son style volontaire en impressionnaient plus d'un. Sûr de sa supériorité, il avança de sa démarche arrogante suintant d'invincibilité. Dommage qu'il porte des chemises à fleurs, ça gâchait tout.
Takeo décroisa les bras de son torse et brailla à l'attention de Juro : « C'est pas tout la larvette mais une meuf m'attend ce soir. J'aimerais pas trop arriver en retard. Si t'as pas peur de ramener ton cul, on pourrait p'têt en finir ».
Les coups partirent et leurs poings s'entrechoquèrent. Ça dura quelques secondes, jusqu'au coup fatal de Takeo. La tacle qu'il envoya dans les dents de Juro fut grandiose. La tête du quatrième année vola en arrière. Il retomba sur le dos, le visage couvert de sang, ses yeux reptiliens et dénués de sourcils révulsés.
***
[Narration : Lucie]
Comme l'avait prédit Kensei, Napoléon avait rétamé le Vélociraptor. Il assura que malgré sa petite taille, Takeo était si fort et craint que personne n'arrivait à sa hauteur sur un ring ou sur un podium. À l'issue du récent duel, il y avait mieux : les autres voyous avaient tenu leur promesse. Les loubards de Juro avaient renoncé à se battre, ramassé sa carcasse cloutée et avaient disparu à la traîne derrière Izuru.
Takeo s'en était sorti avec quelques contusions et se déplaçait fièrement clopin-clopant en raison d'une jambe amochée. Il n'en finissait plus de fêter sa victoire ; l'ensemble des troisièmes années ne cessait de le tarir d'éloges. Takeo avait frappé un grand coup. Un très grand coup. Il avait peut-être réussi à rétablir un certain rapport de force au sein du lycée.
À la suite de ce combat mémorable, la vie de l'établissement reprit son cours normal, abstraction faite des rixes quasi-quotidiennes et des questions qui se posaient à mi-voix concernant l'arrestation de Fumito pour trafic de drogue.
Il plut pendant un moment et le temps passa aussi vite que s'interrompt une averse d'été.
***
Kensei m'avait demandé de le rejoindre au parc Nagai.
Je n'avais pas été longue à le trouver : où que j'aille du moment que je quittais ma résidence, je me mettais systématiquement en quête de sa silhouette. Je l'avais repéré presque immédiatement. À sa vue, j'avais de nouveau été atteinte du syndrome du genou mou et des frissons à tous les étages. Après qu'il m'ait tapoté la tête, je m'étais allongée sur l'herbe. Il avait entrepris de me décrire les détails de l'affrontement, m'en relatant avec une précision d'orfèvre les moindres détails.
Plus sensible à la stature des épaules de Kensei qu'à la description du combat, je prenais acte intérieurement de sa puissance physique conjuguée à un fort mental. Ils n'étaient pas totalement innés : on devinait qu'il les avait travaillés. J'étais très inspirée par toute son énergie et son air aguerri.
Kensei se redressa sur un coude et fixa ses yeux en amande dans le vide :
« Ça va être difficile de faire redescendre Takeo. Il a pris le melon ! Au contraire, Juro...
— L'a dans l'os ! On apprend peu par la victoire mais beaucoup par la défaite.
Juro avait subi un tel affront en public ! Les nippons appelaient cela perdre la face. Kensei fronça les sourcils :
— Il ne faut pas s'imaginer que les plus puissants sont automatiquement vainqueurs. Juro va se mettre en retrait pour un temps mais Reiji a raison, on n'a pas fini... ».
Je croyais entendre Sven. Pour moi, les réputations de Juro et Takeo avaient été mises en jeu. Dans ce genre de tribunal, le plaignant devait se constituer juge et exécuteur. Takeo ne s'était pas fait prier : cela avait été pour lui l'occasion d'asseoir sa position.
Dans ce type de confrontation, Kensei m'avait expliqué que la présence de témoins était requise – en l'espèce, la moitié de Nintaï. Ces derniers ne devaient pas intervenir dans la bagarre. Autrement, celle-ci était réputée n'être jamais advenue.
Beaucoup s'étaient attendus à ce que les nerfs de Juro craquent mais il avait tenu bon. Selon les lois nintaïennes, il s'était fait amoché avec honneur, ne s'était pas enfui la queue entre les jambes en laissant confortablement Takeo conquérir sa place de champion. Juro n'avait pas non plus imploré grâce, au risque de perdre son statut de leader. Dans ce règlement de compte, Takeo et Juro avaient respecté les règles avec loyauté, sans s'infliger d'humiliation.
Tenko était spécifique au Japon et signifiait la soumission au plus fort. Couplé avec gambari, le dévouement dans l'effort, les gens pouvaient facilement se faire influencer par le groupe. Au sein de la société japonaise, cette combinaison de principes engendrait cet esprit qui avait permis aux militaristes japonais d'entrer pleinement dans la Seconde Guerre mondiale. Les personnes y étant opposées avaient été purement et simplement éliminées. Grâce à tenko, le Japon était devenu, au lendemain de la guerre, l'allié des États-Unis... Alors même que le pays s'était jusque-là battu avec acharnement en envoyant nombre de kamikazes se suicider par avion sur des ponts militaires.
Quoi qu'il en soit, on ne parlait plus que de cela à Nintaï : Takeo était bien parti pour prendre la suite d'Eisei et ainsi devenir le grand leader de l'établissement.
De fait, l'air ambiant à Nintaï s'était quelque peu allégé. Ceux qui s'étaient rangés du côté de Juro l'avaient abandonné. Les classes qui à l'inverse avaient soutenu Takeo se vantaient de sa victoire comme si elle avait été la leur. Où qu'ils se placent, les caïds ne prenaient en considération que ce qui les arrangeait.
Kensei m'étreignit. Entre les bosquets d'azalée et l'ombre d'un pommier, je profitai de ce moment au creux de ses bras. Je respirai un peu de paix et de parfums du soir quand il me lâcha subitement, comme frappé par la foudre. Il replia ses jambes en tailleurs.
« Qu'est-ce qu'il y a ? demandai-je, anxieuse.
— Je n'arrête pas de penser à l'arrestation de Fumito. Il a laissé des questions en suspens, tu sais.
— Quand il est question de drogue, ce genre d'affaire est toujours compliqué...
Kensei tourna la tête vers moi, le regard sombre.
— Il semblerait qu'il y ait de l'argent en jeu. Beaucoup trop pour que les choses en restent là. Et je commence à me demander si ce n'est pas Juro qui a dénoncé Fumito aux flics.
— Il est consommateur aussi, non ? Pourquoi il aurait fait ça ?
— J'sais pas ! s'énerva Kensei. Mais j'ai des petites idées : régler des comptes personnels ? Profiter du remue-ménage à Nintaï pour supplanter Eisei en achetant ou en écrasant des leaders ? Récupérer le business de Fumito et se faire une place de choix chez les yakuzas ?
— La mafia ? J'espère que tu plaisantes. Vous...
— Ne t'inquiète pas pour nous. Les yakuzas ne sont dangereux que lorsque tu t'immisces dans leurs affaires.
— Tu m'inquiètes.
— Ne t'en fais pas... Bon, peu importe. Je sais que je ne fais que te le redire mais d'une façon ou d'une autre, Nintaï est lié à ça. Fais attention à toi.
— J'étais sur mes gardes depuis avril... À cause de vous, soulignai-je.
— C'est pas plus mal, articula-t-il avec sérieux.
— J'ai peur maintenant, avouai-je.
— On dit que la peur décuple le danger. Alors fais ce que tu as à faire dans ton emploi mais rends les coups pour te protéger.
— C'est toi qui devrais me protéger !
Kensei passa une main agitée dans ses cheveux décolorés.
— Tu changes d'avis quand ça t'arrange... Être une nana, c'est pas une excuse. Tu vis dans la peur que quelque chose t'arrive. À quoi, bon ? Si ça doit arriver, ça arrivera. L'important, c'est ta riposte !
Dévorée de déception, je fus prête à m'étrangler d'indignation.
— Tu ne feras rien pour moi ?
— Je te protègerai. Je te promets de faire mon possible.
— Ça sent l'échec.
J'aurais dû peser mes mots car il s'emporta.
— Tu me sous-estimes ! Aie confiance en moi.
— Il faudrait savoir... ».
Il se remit sur pieds et fit quelques pas dans l'herbe pour se calmer.
Merci de votre lecture ! ~* J'espère que le chapitre vous a plu !
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