28. L'altercation

[NB : organigrammes en bas de page]

Alors que je revenais du bureau du comptable agoraphobe, j'eus le pressentiment de ne pas devoir m'avancer plus avant. Mon instinct s'était étrangement développé depuis que je travaillais à Nintaï.

Je me félicitai mentalement d'avoir obéi à cette subite intuition : dans un renfoncement du couloir, deux individus conversaient à voix basse. Je me collai au mur tel un phasme. Il n'y avait aucune décoration murale dans l'établissement : pas de tableaux ou d'affiches colorées pour égayer les lieux. Les seuls bouts restants étaient crayonnés ou déchirés de part en part. Je tendis l'oreille et tentai de comprendre ce qui se racontait.

Non, les individus ne parlaient pas, ils avaient plutôt l'air de se confronter. Hormis eux et moi, il n'y avait personne dans le sombre couloir. Je me risquai à passer la tête et de profil et reconnus Satomu, le leader de la 5-B, l'ami d'Eisei. Au sein de l'établissement, Satomu restait en retrait derrière ce dernier, bien plus populaire que lui.

Satomu empoigna Ichiro, le leader de la 4-A et le plaqua d'un mouvement sec contre un casier. L'attitude menaçante, une colère sourde escalada sa poitrine lorsqu'Ichiro, au lieu de réagir, le fixa ironiquement, comme si cette altercation l'amusait au plus haut point. Son visage allongé à la peau crevassée et à la bouche déformée sembla attendre que son aîné mette sa menace à exécution.

Toutefois, je n'aurais pas aimé être à sa place : Satomu était effrayant, de par sa taille, guère étonnante pour un président de club de basketball mais aussi de par l'aura sinistrement dangereuse qui émanait de lui. Tout en ce personnage était noir : les yeux, les cheveux, les vêtements et le caractère, semblait-il.

La sonnerie de fin des cours retentit.

Ichiro redisciplina calmement une mèche décolorée platine, essuya du sang qui coulait de sa bouche altérée et toisa encore une fois Satomu avant que celui-ci ne le lâche pour de bon. Les narines de son nez court et aplati palpitèrent sous le mépris que lui inspirait Ichiro.

Le couloir ne tarderait pas à se retrouver bondé d'étudiants impatients de profiter de leur pause-cigarette. « Je t'avertis une dernière fois : continue et tu le regretteras » entendis-je gronder Satomu en le dévissant de ses yeux froids et allongés. Ichiro lui adressa un rictus provocateur, heurta son épaule à la sienne pour se frayer un passage et repartit d'une démarche lourde et nonchalante, nullement perturbé par l'accrochage. A l'angle du couloir pourtant, il échangea avec Satomu une volée d'injures.

Lorsqu'Ichiro eut disparu de sa vue, Satomu sortit fiévreusement son portable de sa poche de pantalon : « Okito ? C'est moi. Rien à faire pour Fumito... Non. Je serai au club dans une heure. A plus ».

Que signifiait cet échange ? Quel type de rapport entretenaient Fumito et Satomu ? Pourquoi ce dernier avait-il appelé Okito ? – Peut-être qu'après tout, Yuito avait eu raison de se méfier de son demi-frère. Mais quel pouvait être l'apport de Satomu, dans cette histoire de trafic de drogue ? Si encore, c'était de cela dont il s'agissait...

Satomu avait l'air furieux contre Ichiro et l'avait menacé. Mais celui-ci n'avait pas répliqué, comme s'il s'était attendu à être coincé. De qui fallait-il se méfier ? Satomu comptait-il trahir Eisei d'une manière ou d'une autre ?

Mon estomac se serra. Et si, à l'inverse, c'était Eisei qui embourbait tout le monde sous ses airs d'aîné bienveillant ?

Non, c'était absurde. 

Alors... Ichiro trempait-il réellement dans le milieu yakuza ? Et si dans l'hypothèse où Fumito aurait revendu de la drogue sous les directives d'Ichiro, Satomu avait essayé de se faire une part du marché ? Ou bien tentait-il à présent de faire avouer à Ichiro que c'était lui qui avait dénoncé Fumito, comptant garder tout l'argent de la drogue ? Encore qu'il n'ait essayé dès le début déjouer le trafic ?

Trop de pièces du puzzle manquaient et je savais pertinemment que mes talents d'enquêtrice étaient proches de la nullité.

En me retournant, j'eus juste le temps de voir, avant qu'elle ne disparaisse, une crête violette... 

Je regagnai le secrétariat. Le gardien venait de laver le sol. Il flottait dans l'air une odeur de détergent qui n'était pas prête de se dissiper. Écœurée, j'abandonnai l'idée d'y mettre les pieds et refermai la porte. Tout le travail était déjà bouclé et bien empilé sur le bureau.

Il y avait cette intrigue, que je commençais à trouver excitante. L'établissement Nintaï était un lieu regorgeant de secrets. C'était un endroit pour le moins particulier mais quelque chose n'allait pas dans le sens où cela aurait dû aller. Je me sentais prendre part à un jeu qui me dépassait et dont je ne comprenais rien. J'étais ce genre de personnage ignorant, naïf, qui doit faire face à des évènements originellement crées pour des caractères plus robustes que le sien.

J'allai visiter la classe d'Eisei pour le rencontrer. Aucun étudiant ne relisait son manuel ou ses notes. Rien d'étonnant à cela. En revanche, je tombai sur Satomu, appuyé sur l'encadrement de la porte de la salle de classe. Il me scruta de ses yeux en fentes emplis de cruauté.

« Si t'as des papiers pour nous, on ira les chercher au secrétariat, m'interpella-t-il.

— Je ne viens pas pour ça.

— Tu cherches Eisei ? questionna-t-il l'air suspicieux, comme s'il avait deviné mon intention. Pourquoi ? Sa voix sifflait, sa gorge paraissait percée. Son timbre était sournois, cauteleux et prudent. Je le sentais m'écraser de son dédain. Satomu me donnait l'impression d'avoir le corps recouvert d'écailles, les arborant comme pour prévenir quiconque de s'approcher trop près de lui. Il me faisait penser à un gros lézard au museau et à l'expression pincés, Godzilla.

— Eisei est le représentant de Nintaï mais j'te rappelle quand même que ce sont moi et Miike, les leaders des cinquièmes années. Personne d'autre.

— Je sais, répondis-je d'une intonation qui manquait d'aplomb mais c'est avec Eisei que je dois m'entretenir.

— Je peux savoir de quoi tu veux lui parler ? Tu l'aurais convoqué au secrétariat si ça avait eu quelque chose à voir avec l'administration ou la scolarité. Tu fais des heures sup' ? C'est beau le dévouement...

Je déglutis, avec la hâte de clore la rencontre.

— Ça ne te concerne pas de toute manière, déclarai-je en m'effaçant contre le mur. Si tu vois Eisei, dis-lui de passer au secrétariat ».

Après quelques recherches, je découvris ce dernier dans la minuscule salle du club de photographie, en grande discussion avec Miike. Ils étaient seuls. Les stores étaient baissés.

En m'apercevant devant la porte, Miike ébouriffa ses cheveux décolorés hirsutes. Il parut hésiter mais m'invita à entrer d'un signe de main, en même temps qu'il se levait pour ranger des clichés dans une armoire. Il semblait m'avoir pris en sympathie depuis qu'il me savait propriétaire d'un appareil réflex.

— C'est quoi le problème, l'étrangère ? m'apostropha Eisei en passant la main sur son collier de barbe impeccablement rasé.

Il avait abandonné son masque paternel pour prendre l'air rébarbatif de l'homme qu'il ne faut pas ennuyer. Il était agacé d'avoir été dérangé et ne manquait pas de prestance. Eisei gérait toutes sortes de conflits à Nintaï et j'avais l'impression de m'adresser à un ministre des affaires étrangères. Quel dommage que son nez en forme de bec d'oiseau soit tordu !

— Selon toi, pour quelle raison je te chercherais ? dis-je d'un ton où perçait enfin un filet d'autorité.

— C'est par inconscience en tout cas.

D'une voix ferme et de son maintien impérial, il m'avait remis à ma place en moins de trois secondes. Derrière lui, spectateur à travers ses verres de lunettes orange, Miike était droit et muet. J'inclinai le buste.

— Je m'en remets à toi ».

J'avais déjà réussi à le convaincre d'éviter un massacre en limitant la bagarre à Juro et Takeo. Cette fois aussi, il pourrait trouver un intérêt à m'écouter.

Je les tins au courant de ce à quoi j'avais assisté plus tôt, en livrant accessoirement quelques suppositions. Tout cela n'était qu'hypothèses à étayer, rien de concret ne m'apparaissait. Je laissais bien entendre que je ne désirais pas me mêler de cette affaire mais avais été témoin d'une scène susceptible de les intéresser. Après tout, ils étaient du côté de Takeo, Kensei et Minoru. A eux de voir ce qu'ils feraient de l'information.

Je préférais passer par Eisei, le « boss » de l'établissement, plutôt que par Takeo dont je craignais les crises de fureur. En comparaison, Eisei était réputé être un diplomate.

Miike accorda crédit à mes propos. Tripotant son bouc, il serra les mâchoires, mordit sa lèvre inférieure et sous ses verres teintés, eut le regard soucieux : « Tu t'es mise en devoir de nous informer ? C'est sympa ».

Eisei ne fut pas du même avis. Il eut une façon de m'examiner qui me donna la sensation d'être prise en faute. Il leva soudain ses paumes de main en l'air et me coupa la parole, pour me congédier, comme si j'avais été une misérable chose encombrante, une petite scolopendre. Miike afficha une mine navrée, tandis que les nerfs d'Eisei promettaient de chauffer si j'osais m'attarder plus longuement. Autant m'éclipser maintenant avant de m'attirer des foudres que je n'étais absolument pas en mesure de contrôler.

J'étais irritée. Eisei, à qui j'avais eu l'intention rendre service, n'avait rien pris en compte de ma déclaration. Pire, il s'était moqué en affirmant que je surestimais des choses de peu d'importance.

La réaction de Miike attestait pourtant du contraire. Lui paraissait me croire, avait eu l'air captivé par mon témoignage. Si Eisei ne m'avait pas renvoyée, il était évident que Miike m'aurait posé quelques questions et aidé à éclaircir certains points... Parce que s'il y avait de nouvelles tables ou chaises cassées dans l'établissement, il en résulterait encore un bon nombre de factures à rédiger.


Merci de votre lecture ! ~*

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J'espère que vous serez nombreux(ses) à la suivre !! <3

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