25. La pieuvre
[Sven me sourit en coin.]
La chaleur était écrasante. La remarque de Sven me fit réfléchir au contenu du rapport que je devais envoyer à l'agence. Je lui racontai le soir où un salaryman ivre m'avait insultée en pleine rue.
« Dis Sven, toi qui es métis, expert du pays, est-ce que tu as l'impression que je m'intègre ?
— Question codes sociaux, tu passes. Mais physiquement, abandonne. Tu seras toujours une étrangère, quoique tu fasses. Peu importeront tes efforts, ça ne changera pas. C'est comme ça ici.
— Ça a le mérite d'être clair... Au moins, tu confirmes ce que je pensais.
— Ne le prends pas mal, fit-il l'air ennuyé de sa réponse. Mais les étrangers qui s'imaginent pouvoir devenir Japonais font fausse route. Pour eux, mieux vaut se vendre comme étant un ressortissant de son pays d'origine.
— Et toi ? Où est-ce que tu te situes ?
— Pour moi, c'est plus compliqué. Ça dépend de mon interlocuteur. En tout cas, ne pas avoir de sang japonais n'est pas forcément une tare. Les nippons craquent par exemple sur les accents étrangers. Le mien, je l'ai complètement perdu.
— Il te reste encore...
Je l'examinai de la tête aux pieds et pointai du doigt ses incroyables yeux.
— Il te reste... Eux !
Faussement gêné, Sven ébouriffa ses cheveux de jais d'un geste qui aurait fait pâmer la moitié de mon amphithéâtre. Je bus une gorgée de thé et reposai délicatement la tasse sur une autre table basse en bois de manguier.
— Sven, il y a quelque chose que j'ai vu en cours et dont j'aimerais te parler. Ça ne te concerne pas ».
Il me lança un coup œil interrogateur. Je désirais mieux appréhender la situation de Yuito, « La Banane », dont je savais qu'il vivait avec sa mère divorcée et qu'ils manquaient d'argent.
Puisque mes parents n'étaient pas séparés et mis de côté l'aspect purement sentimental, j'ignorais ce que le divorce impliquait concrètement pour une Japonaise souhaitant obtenir une décision de justice.
Sven cala son dos dans le canapé et prit un air des plus sérieux.
« Bien que les mentalités évoluent, il n'est pas toujours facile de divorcer. Ça ne se fait pas. Surtout si c'est une femme qui le demande. Il croisa les mains. Et encore plus si le mari s'y refuse. Le plus rapide est de produire des preuves de violence conjugale, ce qui prend énormément de temps et d'argent. Il faut avoir les moyens et la patience de faire aboutir les démarches.
— J'avais plutôt entendu dire que divorcer au Japon était d'une simplicité enfantine...
— C'est très simple s'il s'agit d'un divorce amiable. Le couple va à la mairie, signe un papier et c'est terminé, ils sont divorcés. Mais lorsque tu es dans une situation comme la mère de ce Yuito, c'est la galère. Si le conjoint utilise les services d'un avocat précautionneux, le plaignant peut rapidement se retrouver dans une situation désagréable.
— A savoir ? Il démonte la partie adverse ?
— On peut dire ça. Et quand bien-même l'épouse parvient au prononcé du divorce, l'ex-conjoint règle assez peu souvent la somme fixée pour les dommages et intérêts et la pension alimentaire. Il existe de nombreux stratagèmes pour y échapper. A mon avis, la justice japonaise est trop complaisante avec les hommes, conclut-il.
Voilà qui répondait à mes interrogations concernant « les problèmes d'argent » de Yuito.
— Il faut que tu comprennes une chose, ajouta Sven en pinçant les lèvres. Pour l'opinion publique, le divorce n'est pas bien perçu. L'objectif de la collectivité est de préserver l'harmonie de la société.
— Préserver l'harmonie de la société ? le coupai-je, choquée.
Kensei m'avait parlé du sujet pour justifier le fait qu'il doive en toute occasion apporter du soutien à ses cadets du club de mécanique et à ses amis.
— Oui, c'est une notion que tu apprends dès ton plus jeune âge. A l'école, les professeurs disent aux enfants de ne pas causer d'ennuis aux autres. Par exemple à l'université, n'essaie pas en amphithéâtre d'interrompre le professeur pour poser une question. Ça se fait peut-être en Europe mais pas ici. Ça n'arrive jamais.
— Merci de me prévenir seulement maintenant ! ».
Sven secoua le menton, l'air de dire que de toute façon, je ne l'aurai pas fait. Dans ma tête, les comportements des Japonais, friands de procédure et d'ordre s'expliquait facilement : il fallait bien des règles pour faire vivre ensemble l'équivalent de la moitié de la population américaine sur un territoire de la taille de l'Italie !
Sous mes multiples questions, Sven nous resservit du thé et se livra à de longues explications. Selon lui, la société japonaise était compartimentée, entre le genre, le statut social et les rôles, aspect encore renforcé par un comportement collectif construit sur un système éducatif particulier et chapeauté par le contrôle gouvernemental.
Les Japonais vivaient ainsi une existence ritualisée et structurée en fonction d'objectifs précis, de groupes ciblés et de phases prédéterminées : maternelle, école primaire, collège, lycée, université, vie active et retraite. Il en résultait un ensemble d'attentes extrêmement complexes sur le plan de l'attitude et de la langue au sein des relations.
Rien ne devait dépasser, sous peine de causer du tort à l'harmonie collective. Le leitmotiv, était le suivant : « s'occuper de l'autre et l'autre prendrait à son tour soin de nous ».
Les gens étaient fortement dépendants affectivement les uns des autres, cherchant constamment à cultiver l'amour d'eux-mêmes en gratifiant celui des autres. Cela ne pouvait arriver qu'en faisant partie d'un groupe. Mais dans la mesure où, grâce aux rituels de politesse, personne n'exprimait son opinion et ses réelles intentions, les Japonais étaient habitués à se mettre à la place des autres et à se familiariser avec les notions d'entente mutuelle et de coopération. La plus grande culpabilité était d'avoir blessé une personne par le fait de n'avoir pu réaliser les attentes.
D'ailleurs, les Japonais faisaient très attention à l'image qu'ils renvoyaient aux autres et à ce qu'on pouvait penser d'eux. Dans les sociétés occidentales, l'accent était mis sur le fait que chaque individu était unique. Le Japon exigeait le contraire, le but était de se fondre.
Très tôt, du jardin d'enfants à l'école primaire, les enfants Japonais apprenaient à se socialiser, juger de leur environnement et trouver leur place dans la hiérarchie. Au collège et au lycée, ils se préparaient ardemment à devenir de bons employés. Le travail s'exprimait à travers la difficulté de la préparation des examens d'entrée à l'université et des rituels des clubs dans lesquels ils étaient poussés à s'investir.
Les quatre ans à l'université visaient à se « reposer » et à se resocialiser à travers les clubs, notamment. Les individus mettaient en pratique leurs compétences une fois seulement après être entrés dans le monde de l'entreprise. Cette société-tribu apportait certes un certain confort mais également, on pouvait s'y attendre, de l'anxiété.
« Pour en revenir au sujet, il faut rester dans le mariage, même si le couple est malheureux. Sven fit une pause brève pour s'éclaircir la voix et conclure :
— Mais il en découle une conséquence inéluctable : l'adultère...
— D'où le succès des hosts clubs et des love hotels.
— En partie oui, admit-il. Puisque les époux n'ont plus de relations de couple, ils vont chercher le sexe ailleurs que dans le mariage. Ceci est valable autant pour les hommes que les femmes, d'où un possible passage chez les hosts ».
Maeda nous interrompit en passant en coup de vent pour se verser une tasse de thé. Elle repartit aussitôt en nous priant de l'excuser du dérangement.
« Ta mère est une femme éblouissante.
— Merci. Elle le sait.
— C'est étrange que tu n'aies pas les yeux bruns... Ton père doit avoir les yeux clairs mais en génétique, le bleu est un allèle récessif et ta mère est Japonaise.
— Elle a des aïeux aux yeux bleus. Des Russes de l'Est, je crois. Des générations ont dû sauter.
— Tout s'explique... Tu as décidément pris tous les bons gènes d'un bout à l'autre de ta famille !
Sven grimaça en massant son ventre plat.
— J'ai faim. Des tempura, ça te dit ?
— De la friture de poulet pour engraisser les cuisses... Mmmh. Allons-y ! ».
Sven et moi poursuivîmes notre incursion sociologique au cours du repas dans une échoppe de rue. Nous étions du même avis : on pouvait dire ce qu'on voulait, être une femme au Japon, qui plus est une mère et mener une carrière, signifiait presque mission impossible.
La gent féminine avait beau constituer quarante pour cent de la population active nippone, les femmes n'étaient que des figurantes.
Dans cette société subsistait encore la conception de la bonne assistante. Quasi-systématiquement, les compétences des femmes étaient mises en doute dans les rôles exécutifs. « Voyons, une femme peut-elle réellement assumer les fonctions d'un poste à hautes responsabilités ? ». Demeurait dans l'inconscient collectif la vision erronée de l'ancienne génération : l'idée que la femme était une créature douce, fragile et pacifiste - soumise, alors que la littérature la dépeignait comme étant un monstre d'ingéniosité, de vices et expert de la manipulation. N'y avait-il pas là une contradiction conçue par les hommes pour conserver dans la société leur position dominante ?
En attendant, dans de nombreuses entreprises, la situation n'avait pas beaucoup évolué. Les office ladies étaient tenues de s'incliner, de servir le thé à leur patron et aux clients et de se remettre du brillant à lèvres. Peu importait leur diplôme, de toute façon elles touchaient un salaire de trente à cinquante pour cent inférieur à celui de leurs collègues masculins.
Quant à certains métiers, leur accès leur était interdit. Enfin, au lendemain de leur mariage, les femmes étaient parfois incitées à démissionner pour se consacrer à leur heureuse vie familiale. Leur seule consolation ? Elles étaient chef de famille et détenaient les cordons de la bourse familiale !
Les autres alternatives ? Soit ne pas avoir d'enfant et se faire regarder de travers, soit attendre qu'il soit adulte et postuler à quarante ans pour un emploi précaire. Mais la situation n'était pas totalement désespérée. Il commençait à y avoir quelques signes d'ouverture éparpillés de ci de là : la nouvelle génération réclamait une évolution des mentalités. Désormais, les jeunes femmes pesaient de par leur nombre en tant qu'employées, tandis que les adolescentes devenaient « bruyantes », comme se plaisaient à asserter leurs camarades masculins.
« Est-ce que tu aimes ta vie ici ? m'interrogea Sven en reposant ses baguettes, un doigt porté sur une tempe.
— Oui. Même si elle est scindée en trois parties qui se mélangent aussi peu que l'huile rejette l'eau : Nintaï, l'université et le quotidien.
Sven hocha la tête, faillit dire quelque chose et s'abstint. Je portai ma canette de thé aux lèvres.
Il était évident qu'il allait reprendre la parole :
— Pourquoi tu es restée à Nintaï ? J'ai fait des recherches de mon côté. J'espère que tu ne m'en veux pas pour ça, dit-il en me lançant un regard gêné. Je lui fis signe que non et il poursuivit :
— Il n'y a pas pire établissement dans toute la région. L'Agence, si tu avais insisté, aurait certainement accepté de te transférer ailleurs, même avant que tu rencontres...
Sven tut le nom « Kensei » et but une grande gorgée de Coca. Il était invraisemblable qu'il ait pu éprouver instantanément une haine aussi profonde à son encontre sans le connaître... Quoique ce soit réciproque. Je tentai d'exprimer ma pensée mais il me sembla que le résultat serait maladroit.
— La vie est une pieuvre Sven. Chaque tentacule te mène dans une direction différente. On ne peut pas savoir où exactement, ni à quel moment on atteindra son but.
— C'est un peu risqué, non ? hasarda-t-il.
— Si vous pensez que l'aventure est dangereuse, Essayez la routine... Elle est mortelle !*
Sven continua de me scruter :
— Est-ce que le choix du... Tentacule à saisir te revient? Est-ce que tu es capable de choisir entre plusieurs solutions ? Est-ce que tu es sûre que ton choix n'est pas déterminé par ton champ de vision du moment ?
— Je suis libre, Sven. Le destin n'impose rien. Tu as le choix entre une sécurité illusoire et un danger prometteur.
— Il y a un premier écueil : un tentacule qui te parait accessible propose-t-il une voie qui est réellement à ta portée ?
Je serrai mes doigts autour de ma canette vide et regardai Sven droit dans les yeux :
— Le tentacule aboutit sûrement quelque part, peut-être sur une situation que tu n'aurais jamais envisagée. Faire face à des contraintes imprévues peut aussi avoir du bon.
— Je vais observer attentivement, alors. S'il y a un pépin, tu sais que tu peux venir me voir.
— Pareil pour toi.
— Merci mais moi, je ne bosse pas à Nintaï ».
*Citation de Paulo Coelho.
Merci de votre lecture ! ~*
Je vous barbe avec mes explications de la société, pas vrai ? 😅
Petite surprise pour la semaine prochaine ! :D
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