22. Fissurer les images
La date serait passée à la trappe si Kensei ne me l'avait pas rappelée. Il souhaitait m'emmener à Tanabata, le « festival des étoiles », une fête d'origine Chinoise et l'un des cinq festivals traditionnels japonais. Célébré chaque année le 7 juillet, moment qui correspondait à la septième nuit du septième mois, cet évènement fêtait les retrouvailles d'Orihime (Véga, la constellation de la Lyre) et d'Hiko-boshi (Altaïr, la constellation du Bouvier). Les amoureux avaient été séparés par la galaxie. Il ne leur était permis de se retrouver que lors de cette nuit-là, lorsque la Voie Lactée était la plus proche de la Terre. Cette célébration était l'occasion de nombreuses réjouissances associées à des rites shinto d'abstinence et d'ablutions.
Kensei et moi nous laissâmes porter par les bruits et les lumières nocturnes d'Osaka. Il nous conduisit à un petit temple shinto où, parmi d'autres couples, nous accrochâmes des bandelettes de vœux sur des branches de bambou surmontées de lampions colorés.
Ensuite, nos pas cadencés au même rythme nous menèrent sur les berges de la rivière bordant l'île centrale de Nakanoshima. A mesure que le soleil déclinait, la foule s'y réunissait. Kensei n'eut aucune difficulté à nous trouver une place de choix. Il n'avait qu'à décocher un regard et la personne qui barrait son chemin s'écartait aussitôt comme si elle craignait d'être mordue. Kensei était irrécupérable mais il fallait avouer que sans cette technique, nous n'aurions pas trouvé de coin où attendre sans êtres compressés de tous les côtés.
Debout, plantés au milieu de milliers de personnes, nous contemplâmes le ciel, sans décoller nos paumes soudées l'une à l'autre. On annonça que ce soir, il ne faudrait pas lever les yeux pour admirer le ciel étoilé mais les baisser. Alors, lorsque les cieux furent si sombres que les étoiles scintillantes devinrent le seul éclairage mystique au-dessus des têtes, quelque chose de merveilleux se produisit.
La rivière bordant le terre-plein s'illumina par vagues, tel un tapis mouvant de lumières bleutées. J'en oubliais qu'il s'agissait de LED faits de la main de l'homme pour mieux jouir du spectacle, apprécier cette proximité avec Kensei, la chaleur émanant de sa paume dans la mienne, nos regard dirigés dans la même direction. Je sus que cet instant resterait gravé dans ma mémoire.
Kensei était doté d'un magnétisme envoûtant. Pourtant, la nuit était pour lui le moment le plus opportun pour s'adoucir, s'exprimer, comprendre, aimer. C'est sans y prêter attention que je plaçais ma tête contre son épaule, comme si ce geste était le plus normal et immuable qui soit. Cette immortalité dévoilée par les astres anéantissait tout malentendu, toute rancœur et nous réunissait. Deux personnes qui s'aimaient de la façon la plus pure qui soit. C'était ce à quoi nous devions ressembler.
Altaïr et Véga s'étaient retrouvés.
***
Nous cheminions dans les rues animées du centre-ville et mon cœur, incontrôlable, battait mon sang à un rythme rapide. J'avais mal à la poitrine et le sourire aux lèvres.
« Regarde la lune ! m'écriai-je. Comme elle est belle, comme elle brille !
Elle se dressait devant nous, culminante dans le ciel strié de câbles électriques, englobant la voûte céleste constellée de myriades d'éclats d'atomes d'hydrogène en fusion.
— C'est vrai qu'elle est plus agréable à mater que le soleil qui te crame les yeux » murmura Kensei en tortillant une mèche de mes cheveux. Il s'arrêta et râla : Fais attention où tu marches ! Tu vas finir par te prendre un réverbère à force de fixer le ciel comme ça ! ».
Nous reprîmes le chemin du restaurant familial. Il était si plaisant de se promener dans le quartier où Kensei habitait, le vrai Japon. Pas celui dépeint par les magazines touristiques hauts en couleurs et en exubérance mais celui dans lequel vivaient les gens.
Nous traversions les ruelles, toutes différentes : étroites, larges, pentues, descendantes. J'adorais déambuler dans cette ambiance onctueuse, près des compteurs d'électricité et évoluer sur l'asphalte troué dans lequel s'entassait l'eau de pluie et où se reflétait l'envers de la ville. Le monde était figé dans le passé.
« Tu marches vite, ralenti, soupira Kensei.
— Hein ?
— Ralenti, on dirait que t'es pressée. On est tous les deux, tranquilles. Prends ton temps.
— Je marche vite ?
Il tourna la tête en enfonçant les mains dans ses poches.
— Comme sur des charbons ardents.
— Ah, désolée. C'est parce que je ne regarde plus en l'air.
Il paraissait vraiment irrité. Je n'avais jamais remarqué ma cadence. Je m'efforçai de traîner les pieds mais au bout de quelques mètres, me fatiguais d'être aussi lente. Mon corps demandait à être mis en mouvement plus vigoureusement.
— T'aimes pas te promener avec moi ? interrogea Kensei en fixant la route devant lui.
Cette fois, j'étais gênée. Il m'en fallait peu pour me sentir idiote à côté de lui.
— Si, si. Bien-sûr. Laisse-moi le temps de m'y faire ».
Je me reconcentrai sur notre environnement. Le quartier semblait avoir un pied dans les années soixante, époque où le Japon était entré dans le monde de la consommation. À cette période, on achetait encore peu d'objets. On se préoccupait davantage de se nourrir correctement et on s'efforçait de tout réparer, sans rien jeter.
Aujourd'hui, le renouvellement s'effectuait à petits coups de téléviseur à écran plat visible dans l'entrebâillement du volet repeint d'une maison d'un autre âge par endroit habillée de béton. Qu'il était étrange, ce temple établi à une centaine de mètres d'une galerie commerçante bercée par de vieux tubes crachés des entrailles de haut-parleurs grésillant !
Ailleurs, il y avait ce scooter rafistolé de partout ; ce pot de peinture qui faisait office de cendrier sur le bord de la route ; ce bas-côté envahit de mauvaises herbes ; ce rétroviseur scotché sur un poteau pour aider les usagers à circuler ; ces fleurs entretenues en pleine ruelle par les riverains ; cette toiture mal isolée car l'habitant s'en souciait peu, ne connaissant rien non plus du sèche-linge ou du double-vitrage. Son voisin possédait un portable dernier cri, lui disposait d'un téléphone à cadran et cela suffisait à couvrir ses besoins. Parce que s'il désirait parler à quelqu'un, il n'avait qu'à sortir de chez lui.
Au sein de ces quartiers populaires, personne n'embêtait cet homme qui fumait dans la rue alors que cela était interdit ; personne ne s'offusquait de voir un vieux brailler sur des gosses qui jouaient bruyamment et l'empêchaient de faire sa sieste. Ce Japon-là n'était pas l'image édulcorée et aseptisée que l'on s'en faisait au premier abord en posant le pied dans l'aéroport.
Le pays entretenait aussi ses micro-univers qui cohabitaient avec les inégalités sociales, rissolant d'effluves enivrantes, de désordres causés par les restaurants de fortune qui servaient des clients, faisant couler la bière à flots, ceux-là même qu'on retrouvait sinon installés sur des cagettes en bois ou à des tables récupérées à gauche ou à droite. Ça plaisantait, ça riait, ça consolait, ça braillait, ça houspillait, ça se bidonnait, bref ça vivait franchement. Ces gens-là étaient entiers et savaient s'amuser. Autant renoncer aux personnes superficielles et complexées qui ne se dévoilaient pas pour les autres, celles-là qui, en privé, déchaînaient leur vices, leurs passions et qui les faisaient subir à leur entourage.
Oui, je l'affectionnais, ce type de quartier qui manquait peut-être de chic et de richesse ostentatoire mais qui respirait le bonheur d'y vivre. Kensei était comme ça, il avait beau être un gars de la ville, il avait hérité de cet esprit collectif et s'était forgé sa personnalité dans ce chaleureux remue-ménage de quartier. Il était sincère dans tout ce qu'il entreprenait et ressentait.
Je ne pus m'en empêcher, je m'arrêtai et levai encore les yeux vers la toile d'un bleu nuit profond. Si profond qu'il absorbait le regard et les éclats jaunes des lumières artificielles. Kensei m'imita. Je fermai les paupières, respirai à pleins poumons. Nous étions seuls dans la rue. Il n'était plus agacé. Il me prit la main, la serra et je sentis qu'il partageait mon bonheur. Je rouvris les yeux et nous nous remîmes en marche. A pas lents.
Alors que je commençais à reconnaître les maisons, le fumet alléchant de la nourriture me tira de mes rêveries.
« C'est amusant de te voir muette comme ça, sourit Kensei. C'est une des facettes que j'aime le plus chez toi : tu t'étonnes de tout, même si tu es déjà venue dans le coin.
— Rien n'est jamais pareil.
— En attendant, ça fait dix minutes que j'entends ton ventre gargouiller.
Il ralentit encore le pas et pressa ma main :
— Au fait, ne te formalise pas du comportement de mes parents. Ils n'ont pas l'habitude de côtoyer des étrangers donc tiens-toi prête. Ils te dévisageront peut-être mais ce ne sera pas méchant.
— Est-ce qu'ils sont fâchés que ta copine soit une étrangère ?
— Ils se sont faits à cette idée ».
A présent, j'étais emplie d'appréhensions. Kensei se tut, esquissa un drôle de sourire et allongea le pas.
Il avait donc souhaité marcher lentement pour ralentir l'inévitable.
Une trentaine de mètres plus loin, nous nous parvînmes à l'entrée du restaurant familial entouré de canisses. Les roseaux à la fois souples et résistants avaient été peints en rouge pour être assortis avec la devanture de l'établissement. Mon estomac se tordit : j'allai rencontrer ses parents, circonstance qui au Japon ne survenait que lorsque la personne présentait celle qu'il souhaitait épouser. Encore une fois, Kensei faisait œuvre d'exception.
« Pa, 'man ! Je suis rentré ! Lucie est là aussi. Vous seriez sympas de ne pas l'assommer avec toutes vos questions, s'empressa d'ajouter Kensei d'une voix grinçante.
— Tu as déjà répondu à bon nombre d'entre elles... Il n'y a bien qu'une étrangère pour accepter de tenir la main à un gaillard comme toi ! » tonna un homme affairé, les sourcils froncés, le regard rivé à sa tâche.
Quand il me vit arriver derrière son fils, l'homme au charisme indubitable m'offrit un sourire avenant, qui chassa instantanément mes angoisses. Les cheveux courts retenus par un bandeau de cuisinier, les joues émaciées, le front haut et les traits fiers, il possédait exactement la même stature et les mêmes expressions que Kensei. Sous cette apparence, on devinait un homme costaud et direct dans les relations humaines. Chose étonnante, sa peau semblait simplement posée sur son visage. En l'étirant un peu, on aurait pu la lui détacher. Son fils n'avait pas hérité de ce côté-là : c'était lui qui arrachait les peaux.
Pendant que son mari était occupé à préparer des aliments, son épouse, bien plus petite et dodue que lui, servait les clients, les bras chargés de vaisselle. Très jolie, les cheveux coupés au niveau du menton, elle possédait des yeux particulièrement grands pour une Japonaise, d'autant qu'il y dansait une tendresse infinie, la même dont avait échu Kensei dans ses meilleurs moments.
Celui-ci effectua les présentations, fit taire sa mère qui rayonnait de bonhommie et qui ne cessait plus de me poser des questions. Par politesse, je continuais pourtant à discuter avec elle, tandis qu'elle nous faisait asseoir à une table sur le côté, à l'écart des autres clients...
Merci de votre lecture ! ~*
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