16. Des plans

« Que sais-tu de lui ? ». Pourquoi Aïko m'avait-elle dit cela ? Était-elleinformée de quelque chose que j'ignorais au sujet de Kensei ?

Je faisais les cent pas dans le salon, une tasse de chocolat chaud à la main. Non, au final Aïko ne m'avait rien appris de plus que je ne savais déjà : l'arrestation de Fumito pour trafic de drogue, l'inaction du proviseur et tous les problèmes ayant trait à l'établissement en général.

J'étais certaine d'un paramètre : Kensei ne consommait pas de drogues. Les autres gars oui, peut-être. Lui, non. Les substances « illicites » ne le concernaient pas.

Je neutralisai mes pensées, posai ma tasse vide dans l'évier et fis énergiquement la vaisselle.

***

J'avais envie de changer d'air et Miyajima était toute indiquée pour le week-end. Située au large de Hiroshima, j'arrivai en ferry sur la petite île célèbre pour son point de vue : le torii* flottant du sanctuaire Itsukushima, qui, en dépit des marées, ne s'abîmait pas. Le torii se constituait de deux grands piliers rouges surplombés de deux linteaux horizontaux en forme d'arche.

Sous une chaleur écrasante, mon excursion solitaire me donna la sensation de survoler la ville au lieu d'essayer de m'imprégner de son histoire.

J'aimais voyager seule mais aujourd'hui, mon manque de compagnie me renvoyait en miroir à une cogitation anxiogène qui encombrait mon esprit.

Zone rurale et montagneuse, site du patrimoine mondial de l'UNESCO, l'île shintoïste maison des dieux et de quelques deux mille habitants, appliquait des règles spécifiques : il était défendu d'y couper des arbres, de retenir les animaux de circuler, d'y naître ou d'y mourir. La ville, dépourvue de feux de signalisation, préservait une nature luxuriante de parcs, de jardins de cerisiers et d'érables.

Suite à la visite du Pavillon aux mille tatamis et la Pagode à cinq étages, je m'assis dans un restaurant de fortune et dégustai des huîtres chaudes ainsi qu'un Momiji-manju, un gâteau à la feuille d'érable fourrée, la spécialité locale. J'accédai ensuite par téléphérique au Mont Misen entouré de forêts vierges. Sommet le plus élevé de Miyajima, il était considéré comme une montagne sacrée. Après y avoir exploré quelques sanctuaires et croisé des daims sauvages, je redescendis, la tête toujours pleine de questions que le calme du lieu ne m'aidait pas à résoudre.

« Faire attention ? » avait dit Aïko. Me comportais-je comme Shizue qui ne cessait de me rebattre les oreilles au sujet de Jotaro ? Je n'avais pourtant pas beaucoup parlé de Kensei à l'université et mes amis n'étaient pas intrusifs. De toute façon, je préférais garder notre relation pour moi. Comme si je l'enfermais dans un écrin que je n'ouvrais qu'une fois seule pour mieux m'en régaler. Je ne voulais pas que mon jugement soit troublé par les commentaires de Sven.

Au pied du Mont Misen, je tombai sur le temple Daisho-in construit au XIIe siècle par l'Empereur Toda. Perdue en plein cœur de la nature, je respirai la fraîcheur apportée par les arbres et déambulai à l'ombre parmi une demi-douzaine de pavillons et statues bouddhistes. Je sonnai la cloche, touchai les rouleaux de sutras censés porter chance, tournai le moulin à prières et me positionnai face aux mandalas dessinés dans le sable. Enfin, je partis me recueillir à l'intérieur d'une grotte faiblement éclairée dont le pèlerinage équivalait à celui de quelques quatre-vingt-huit temples réunis.

J'imaginais que Shizue se serait aussi fait houspiller en se laissant aller à ses fantasmes sur Jotaro mais il n'en avait rien été. Sven partait du principe qu'elle était Japonaise et qu'elle savait ce qu'elle faisait en s'amourachant de lui ! Non mais ! Le fait d'être une étrangère m'empêchait-il d'être lucide ? Aux yeux du métis, oui. Il se trompait.

La plupart du temps, je m'étonnai de mes fou-rires incontrôlés devant Kensei. N'étant pas bilingue en japonais, il m'arrivait en effet de commettre des erreurs dans l'utilisation de certains mots... Des erreurs que Kensei relevait et commentait après s'être esclaffé devant mon incrédulité.

Par respect pour le lieu saint et devant mes pensées tapageuses, je quittai la grotte et m'engageai sur le chemin menant au port maritime. Cette visite avait été trop courte. Je me promis de revenir découvrir les points panoramiques de randonnée, le Daiganji et ses magnifiques icônes bouddhiques, la Tour Tahoto se dressant au milieu des cerisiers, les musées, la plage et ses illuminations nocturnes. Une prochaine fois oui. Avec Kensei.

***

La fameuse rencontre entre les sportifs du lycée Kawasaki et les nintaïens s'annonça. Déterminée à rester sur mon piédestal aux yeux de Kensei, je m'inventai mille astuces pour être à la hauteur de l'évènement. Je devais à tout prix me rendre utile.

L'idée me vint. Je convoquai le comité des élèves organisateur de la rencontre sportive et leur proposai de peindre des calligraphies en guise de banderoles. Dans l'excitation générale, le projet fut approuvé à l'unanimité et de son côté, Shizue m'offrit son aide.

Je n'étais pas prédestinée à la peinture de calligraphies mais je savais que Kensei les appréciait. Trouver grâce à ses yeux me stimulait : je devais être pour lui comme la huitième merveille du monde. Cela passait par devenir une bonne calligraphe et Shizue était bien décidée à m'aider. Elle profitait également de l'occasion pour glaner des informations sur Jotaro. La rencontre sportive était prévue pour samedi et nous passâmes chaque soir de la semaine dans la salle de notre club à calligraphier une vingtaine de banderoles.

Il existait trois styles de base de shodô, la voie de l'écriture : le Kaisho qu'apprenaient les débutants, le Gyosho qui adoptait un style davantage script semi-cursif et enfin le Sosho, que j'espérais un jour pouvoir réaliser. Shizue m'avait appris le procédé de préparation de l'encre obtenue à partir de charbon de bois et présentée sous forme de bâtonnets qui devaient être frottés avec de l'eau sur une pierre à encre, jusqu'à ce que la consistance souhaitée soit atteinte.

Il fallait ensuite choisir son pinceau en bambou parmi une sélection, selon sa courbe, son épaisseur et son poil. Pour finir, Shizue m'avait enseigné la différence de qualité entre les papiers afin de tester leur souplesse et leur capacité d'absorption.

« Tu n'oublieras pas de dire à Jotaro que j'ai participé, hein ? insista Shizue en étirant ses yeux de chatte gourmande.

— C'est donc pour ça que tu t'es autant appliquée... Ne fais pas cette tête-là, je plaisantais ! Bon, qu'est-ce tu lui trouves ?

— Son nez est cabossé et il a mis un pansement dessus. Ça lui donne des airs de Schwarzenegger.

Je reposai mon pinceau pour rire aux éclats.

— Vraiment ? Celui de Tennoji l'est aussi ! Son pansement à lui est énorme ! On voit encore la trace de ses points de suture.

Elle baissa le menton en s'empourprant.

— Jotaro porte le sien avec plus de classe ».

Son attraction pour lui m'échappait.

Je l'avais mise en garde contre la nature de Jotaro, dont Minoru m'avait raconté l'histoire. A l'instar d'un certain nombre de brutes de Nintaï, son père le considérait comme un fainéant, une grande gueule et une honte pour ses parents. Sa mère voyait en lui un adolescent perdu et agressif qui n'utilisait que la violence pour s'exprimer en remplacement des mots. C'était la version officielle. Courageusement, Jotaro avait tenté de parler à ses proches, de crever l'abcès et de vider son cœur. Devant l'incompréhension familiale, il s'était renfermé sur lui-même et avait grandi dans la logique du poing. Sur ce, Shizue avait opposé que Kensei ne reflétait pas non plus l'image que l'on pouvait se faire d'un Prince Charmant. Tant pis.

***

Une fois de plus, la rencontre sportive avait lieu sur le terrain du lycée Kawasaki et une fois de plus, tout Nintaï était sur les charbons ardents, comme s'il s'agissait de l'évènement du siècle aux jeux du cirque romain. En soi, ce n'était pas une mauvaise chose : les étudiants se sentaient impliqués sur tous les rendez-vous nécessitant un esprit de coopération.

Chaque club de sport nintaïen s'était entrainé d'arrache-pied, redoublant d'effort et d'énergie dans leurs entrainements. Les épreuves étaient imposées et tous les étudiants étaient tenus de concourir par équipe à au moins l'une d'entre elles. Je songeais qu'il était bizarre qu'un lycée mixte rencontre un lycée masculin : à qui allaient se mesurer les lycéennes de Kawasaki ? La réponse me fut donnée par Ryôta : une confrontation parallèle aurait lieu entre ces dernières et les lycéennes d'Hinata.

Les étudiants de quatrièmes et de cinquièmes années en formation de Nintaï n'étant plus des lycéens, ils ne participeraient pas à la compétition. Néanmoins, ils y assisteraient pour le plaisir et les présidents de clubs y étaient respectablement invités.

« Tu viendras nous encourager ce coup-ci ? Je me suis inscrit à des tas d'épreuves ! m'avait déclamé Minoru les yeux pétillants.

— Si je n'ai pas trop de travail oui. J'aimerais voir la façon dont tu dépenses toute cette énergie.

— Compte sur moi, Clé-à-molette ! Tu ne vas pas être déçue ! ».



*torii: Portail traditionnel signifiant littéralement « là où sont les oiseaux ».

Merci de votre lecture ! ~*

Cette semaine, je voulais vous emmener en excursion prendre un petit bol d'air... Vendredi prochain, vous assisterez à la rencontre sportive entre les deux établissements ! 💪

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