13. Un lieu secret

Au moment de la pause, je me levai de la chaise pliante de l'amphithéâtre de l'université qui me martyrisait la colonne et filai dans le couloir. J'avisai avec envie et curiosité la mystérieuse étiquette de thé glacé à l'abricot et glissai prestement des yens dans le distributeur.

La boisson était en rupture de stock. Piteuse, je récupérai mes pièces et retournai dans l'amphithéâtre avant la reprise du cours sur les particularités du délai de priorité en matière de dépôt de brevets.

Soudain, surgit l'étudiant de droit à qui j'avais été contrainte de donner mon numéro quelques semaines plus tôt.

Je me décalai contre le mur pour lui laisser le passage. En toute saison, ce Narcisse se pavanait pour attirer l'attention. Il vivait dans un huit mètres carrés, avait deux crédits sur le dos et malgré cela, il se pavanait en Vuitton. Les dettes devaient avoir été contractées auprès de sociétés d'emprunts n'entretenant pas de relations avec les banques et qui lui promettaient de lui coller des yakuzas aux fesses s'il ne pouvait les rembourser. Être endetté au Japon n'était vraiment pas recommandé. Mais dans sa logique, il était plus facile de mettre une fille dans son lit de love hotel vêtu de vêtements de marques plutôt qu'en jean bon marché.

Avant d'avoir dit un mot, il me tendit une canette : un thé glacé à l'abricot ! Vu ce que devait être mon expression, celle de l'étudiant me laissa comprendre que c'était son jour de gloire.

Il était plus malin que je ne l'avais imaginé.

« Toujours aussi grincheuse ? demanda-t-il.

Je marmonnai quelque chose d'incompréhensible et fis mine de vouloir rentrer dans l'amphithéâtre pour regagner ma place.

— Allez, prends ! Je l'ai acheté tout à l'heure mais ça ne me dit rien. Si tu ne le bois pas, il va se réchauffer et ne sera plus bon.

Je l'observai pour déceler le piège mais ses yeux étaient tout à fait amicaux. Je le remerciai et sortis de la monnaie.

— Je te l'offre.

Je répondis que je ne pouvais pas accepter.

— Hé ! Considère que tu m'en débarrasses. Je n'aime pas gaspiller.

Ma gorge était desséchée. Vaincue par la nécessité, je le fixai encore une fois et inclinai la tête.

— Merci.

— Pas de quoi... Dis, ça te dérangerait que je m'assieds à côté de toi ? Mon voisin est soûlant ».

Il me sourit de toutes ses dents et l'envie me prit de les lui mettre en morceaux.

***

Dans l'après-midi, ce fut une véritable embuscade que me tendit Kensei. Il avait compris que j'avais pris soin de l'éviter depuis qu'il m'avait posé un lapin.

A l'heure de quitter le secrétariat de Nintaï, je le trouvai derrière la porte, planté comme un i, les muscles en alerte, le regard à l'affût. Avant d'avoir eu le temps de la refermer, il la bloqua de son pied tandis que je continuai à pousser la porte en sens inverse.

Soudain, Kensei donna un grand coup dedans, m'obligeant à lâcher la poignée. Je me retrouvai acculée contre le mur du secrétariat, entre la porte et la maudite plante verte. Kensei avança, le dos droit et les épaules carrées. Il balaya la pièce d'un œil fier, l'air tout à fait à l'aise, comme si on l'avait invité à entrer.

Je tentai de m'échapper mais encore une fois, il anticipa ma réaction. Il referma la porte, se jeta sur moi à la manière d'un rugbyman et me plaqua au sol. Je me débattis et il finit par m'immobiliser sur le dos. Le sang me monta à la tête.

« Mais tu es complètement frappé ! éructai-je en cherchant mon souffle.

— A la bouderie les grands moyens ! Tu refuses de répondre à mes messages ou de me voir ! C'est de ta faute si tu me pousses aux dernières extrémités !

— Ça t'étonne, peut-être ?

Kensei me retourna comme une crêpe et se retrouva à califourchon sur moi. J'eus la bouffée de chaleur de ma vie. Pourvu qu'à ce moment, personne n'entre dans le secrétariat !

Il gronda :

— Pour te faire lever les yeux sur moi, il aurait fallu que j'entre dans le secrétariat avec ma tête sous le bras ! ».

J'allai répliquer mais il colla sa bouche contre la mienne en me ramassant les mains sur le ventre. Sa technique fonctionna du feu de Dieu. Il descendit jusqu'à mon cou, mes épaules et s'arrêta : j'étais figée telle un masque de kabuki.*

« Reste donc un peu tranquille ! Qu'est-ce qu'il ne faut pas faire pour que tu m'écoutes ! ».

Je lui lançai un regard lourd de reproches mais qui avait perdu de son énergie. Kensei me releva précautionneusement en me maintenant serrée contre lui.

Il avait la méthode parfaite pour m'empêcher de réfléchir.

« J'ai un truc à me faire pardonner, souffla-t-il.

— Si tu continues comme ça, il te manquera bientôt des dents ! sifflai-je. Mais est-ce qu'il t'en reste au moins ?

Il les dévoila aussitôt, comme si j'allai réellement me livrer à une inspection de sa dentition.

— Je suis un président de club, se justifia-t-il. Si mes cadets ont un problème, il est de mon devoir de les défendre, dans n'importe quelle situation.

— Même si c'est à l'extérieur de Nintaï ?

— Oui. C'est mon rôle, insista-t-il.

— Tu m'as donné des sueurs froides ! J'ai cru qu'il t'était arrivé quelque chose !

Kensei ménagea une courte pause. Son regard fit l'aller-retour entre mon œil gauche et le droit.

— Je devais être là. En mars dernier, que tu débarques dans ton poste, certains membres ont provoqué des bagarres et causé des dégâts dans le club de mécanique, jusqu'à le menacer de disparition. C'est pour ça que le proviseur avait mon club dans le collimateur ! Il soupira : En tant que président et pour le préserver, j'ai viré quelques membres. Depuis la rentrée, je les soupçonnais de vouloir s'en prendre aux autres pour se venger.

Je ne me laissai pas attendrir.

— Et les rendez-vous que tu as prévu, qu'est-ce qu'ils deviennent ? Relégués au second rang dans l'ordre de tes priorités ? De tes promesses ?

— Pas de mon honneur.

— L'honneur, tu peux te le...

Kensei mit un doigt devant ma bouche et abaissa son visage à hauteur du mien.

— Chut ! Pas de grossièretés ! C'est vilain pour une fille.

— Tu es gonflé ! Je dis ce que je veux ! pestai-je, le menton tourné vers la porte.

L'honneur... De retour au Japon, les Japonais ayant survécus au naufrage du Titanic avait été qualifiés de lâches pour ne pas être morts avec les autres passagers.

— Inutile de dire à quel point je suis désolé.

— Oh que si, tu peux ! J'ai attendu trois heures ! Espèce de... De...!

L'embarras visible sur son visage semblait sincère.

— Desserre les dents, tu veux bien ? J'suis désolé. T'es contente ?

Ses yeux sans fond étaient si honnêtes que je me résolus à lâcher prise. Je capitulai, laissant mes bras retomber, les lèvres en suspens.

— Je vais te conduire à moto dans mon lieu secret... Si t'es d'accord, bien sûr, ajouta-t-il. Je ne voudrais pas me rendre coupable de kidnapping... ».

***

Dans un vrombissement de moteur, nous nous arrêtâmes devant un garage ouvert, au cœur du vieux quartier où j'avais déjà vu Kensei ramasser des pièces de véhicules à la décharge. Le motard bloqua la Suzuki avec la cale, retira son casque, le mien et m'aida à descendre de l'engin.

« Voilà le garage. C'est mon deuxième chez-moi, exposa Kensei en englobant l'espace de ses bras. Il y a tout pour m'éclater. J'y passe mon temps libre ».

Le garage était grand et semblait provenir d'un autre âge. Des motos et quelques voitures étaient alignées, aussi bien à l'intérieur que dans la rue, garées sur des emplacements dont les lignes de démarcations avaient été effacées avec l'usure du temps. Les murs usés étaient tapissés d'outils et un immense établi croulait sous la ferraille, les pièces détachées et les vis. Quelques pneus étaient empilés dans les coins. Un bureau avec une caisse trônait dans un renfoncement de la pièce qui se clôturait par une devanture métallique coulissante. Un vieux morceau de rock'n'roll passait en fond.

« Tout ce matériel est à ta disposition ? Ça a l'air d'être un vieux garage mais un garage professionnel, tout de même !

J'observais, impressionnée, les outils et les pièces entreposés partout, du sol au plafond en passant par les murs. Kensei n'était décidément pas n'importe qui : il était un homo habilis mecanicus.

— Ici, je suis peinard, déclara Kensei. On ne vient pas m'embêter. Je file un coup de main au Vieux de temps à autre. En échange, il me laisse la clé.

— Le Vieux ? répétai-je en haussant un sourcil.

— Ouais, c'est lui qui m'a aidé à remonter la pente... C'est comme ça qu'il se fait appeler. Pas la peine que tu connaisses son nom. Il est de toute façon trop chiant à prononcer ».

Kensei m'expliqua encore à quel point le garage était pour lui source de tranquillité et de plaisir. C'était le seul endroit à sa connaissance où il n'avait pas l'impression que le monde était sens dessus dessous.

Je l'imaginais sans difficulté travailler dans ce lieu. Kensei irradiait de chaleur humaine et ce rayonnement attirait les gens. Reconnu comme leader et meneur agressif, il était néanmoins prompt à commander et transmettre. Il utilisait ses dons à la réalisation d'objectifs autant collectifs que personnels.

Kensei ouvrit son blouson en cuir dans lequel il cuisait. Il secoua ses mèches décolorées et posa les casques sur la Suzuki : « Attends, il doit être là. Hé ! Le Vieux ! » cria-t-il à l'intérieur.


*Kabuki : Forme épique du théâtre traditionnel japonais.

Merci de votre lecture et bonnes fêtes de fin d'année ! ~* 🎊⭐

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