Jour 8 : Fragile
Je suis assis sur cette chaise depuis quarante-six ans et surveille cette couronne de verre depuis autant de temps. Embauché dans ce musée durant mes études, j'ai été attribué à cette salle pour surveiller les visiteurs, alors que j'étais encore jeune et pimpant. Je n'ai jamais changé de poste.
Autant dire que j'en ai passé des heures à contempler cette pièce maîtresse du lieu : une couronne de trente-cinq centimètres de haut et trente centimètres de diamètre, entièrement soufflé dans du verre de si haute qualité qu'il nous semble contempler du diamant lorsqu'elle est éclairée par une lumière vive. Les formes sont un peu gothiques : il paraît même - tant son ouvrage était d'une grande précision - que la pointe principale sur son avant a percé jusqu'à sang le doigt d'un des historiens travaillant dessus lorsqu'elle a été découverte dans la cave d'une église de campagne du Nord de la France.
Un drôle d'endroit, vraiment. J'y suis déjà allé plusieurs fois, me demandant à chaque fois quel avait pu bien être le destin de cette couronne.
Personne ne sait la dater. Elle avait l'air d'être enfermée dans cette cave depuis plusieurs dizaines de générations, mais la poussière enlevée, elle avait cet éclat, cette beauté, cette finesse et cette puissance des plus grands chef-d'œuvre de cette Terre.
Même ce test chimique pour avoir une approximation de la date n'avait pas été concluant. Cette couronne est un vrai mystère.
Assis sur ma chaise, dans mon coin je regarde les visiteurs, peu nombreux aujourd'hui, flânant autour de la vitrine de plexiglas placée au centre, contenant la curiosité. Personne ne s'intéresse jamais aux autres vitrines de la pièce. Même moi, je ne suis pas au point sur l'histoire de celles-ci.
Les souvenirs de la pire période de ma carrière me reviennent.
C'était il y a une dizaine d'années, et cela en faisait une bonne trentaine que cette salle était mon territoire, déjà.
Une fois, j'avais passé une nuit exécrable. En arrivant au boulot, j'étais sur les nerfs. Sans que cela m'aide, un groupe scolaire venait faire une visite.
Voire cette couronne, fragile, mais avec sa protection en plexiglas, m'avait un peu calmé.
Deux gamins du fond du groupe, qui n'écoutaient pas le guide, s'étaient mis en tête de coller le premier leur chewing-gum dans le dos de l'autre. Ils se tortillaient, se bousculaient et s'approchaient dangereusement de la couronne. Je les ai remis à leur place. Oralement. Deux fois.
Puis, encore après, ils s'agitaient vraiment beaucoup trop, et tout s'est comme passé au ralenti. Un mouvement trop près de cette couronne et je suis parti au quart de tour. J'ai sauté sur le jeune le plus énervé et l'ai chopé par le col. Avec l'élan on est tombés au sol. Le choc lui ayant coupé le souffle il n'a pas crié, mais j'ai bien vu dans ses yeux qu'il l'aurait fait, le cas échéant.
Le silence s'était brusquement imposé. Je soufflais bruyamment, considérablement énervé de cette jeunesse de plus en plus stupide. De moins en moins respectueuse.
J'ai un peu oublié la cohue qui a suivi. Toujours est-il que la sécurité a du me séparer du jeune, ou je l'aurais cogné. Et alors que je défroissais mes vêtements pour me donner une contenance, le deuxième jeune m'a regardé droit dans les yeux et a violement collé son chewing-gum au plexiglas, seule barrière entre l'air libre et la fragile couronne.
C'en était trop. J'étais devenu rouge de rage. L'alarme s'était mise à hurler, stridente. Et les membres de la sécurité ont dû me maintenir les bras dans le dos pour que je ne fasse pas de mal à l'autre jeune. Ces derniers m'ont rapidement fait sortir alors que la dernière phrase que je leur adressais donnait un truc du genre : « Cette beauté ! Elle est si... Fragile ! Comment osez-vous ?! »
Les larmes m'étaient venues.
Avec le recul je ne comprends pas pourquoi ma réaction avait été si violente. J'ai été suspendu un moment mais la patronne a été compréhensive quant à exceptionnalité de la situation. Je lui ai promis de ne plus jamais prendre ça autant à cœur, et elle m'a assuré que les élèves avaient été punis.
J'ai fini par reprendre mon poste, et je ne sais pas ce que j'aurais fait dans le cas contraire : ce job c'est toute ma vie.
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