Octave
La mort d'Octave a secoué le lycée entier. Choc, incompréhension, stupeur. Les premières semaines de son absence, personne n'était inquiet : il avait déjà disparu une fois, et puis il était revenu sans rien dire. Le premier signal d'alarme, ce fut lorsque les élèves se rendirent compte que sa sœur n'était pas là non plus. Milane Eustachi n'avait jamais, jamais manqué le lycée. Ils ont alors été demandé à Refaël et Farik, mais ce fut juste pour apprendre que Milane ne répondait plus aux messages. Même chose pour Donna ou Solange, qui ne parvenaient plus à joindre le principal intéressé.
Tout le monde se souviendra du jour où Milane est revenue dans l'établissement. C'était un beau jour d'automne, un de ces beaux jours qui font aimer cette saison ingrate. Le pollen tourbillonnait dans l'air, le monde se parait de couleurs chaudes, de brun et d'orangé. Les pas des élèves faisaient crisser le tapis de feuilles mortes recouvrant l'allée. Il faisait frais, mais pas assez pour sortir les manteaux hivernaux. Les chrysanthèmes offraient leurs pétales multicolores au regard des jeunes étudiants, qui se dépêchaient de rejoindre leurs amis. Seuls deux adolescents ne bougeaient pas. Refaël et Farik avaient chacun reçu un message laconique de Milane les prévenant de son retour. Ils l'attendaient devant la grille.
Lorsqu'elle parut, ils surent tout de suite que quelque chose n'allait pas. Elle avait son pull jaune des mauvais jours, et ses cheveux étaient tirés en une queue de cheval. Milane ne faisait ça que lorsqu'elle devait affronter une difficulté. Elle marqua un temps d'hésitation, puis rejoignit ses deux amis. Dire que quelques semaines auparavant elle n'avait personne, et là, deux jeunes gens l'attendaient en prenant le risque d'être en retard ! Au début, elle resta silencieuse. Refaël voulut parler, mais un coup de coude sagement placé du subtile Farik lui coupa le souffle. Ce fut donc Milane qui rompit le silence, les yeux brillants. Elle leur raconta l'horreur des semaines précédentes, les regards affolés des médecins, la maigreur de son frère, les bips des machines puis le silence. Elle ne pleura pas : elle avait déjà épuisé toutes les larmes de son corps. En revanche, Refaël fondit en sanglots et une petite goutte solitaire traça son chemin doucement le long de la joue de Farik, accrochant un rayon du soleil et réfractant une lumière dorée.
Une fois le premier instant d'émotion passé, les deux garçons entourèrent leur amie toute la matinée, empêchant les autres élèves de l'aborder. Ils eurent une petite confrontation avec Siam, qui estimait que c'était égoïste de leur part de ne pas dire au reste de la promotion la raison de l'absence des Eustachi. Une réflexion sèche de leur professeur mit fin à la dispute.
Le statu quo demeura jusqu'au midi. Tous les élèves du lycée furent alors rassemblés dans l'amphithéâtre, et la directrice adjointe monta sur l'estrade avec son micro. Elle décrivit le cancer d'Octave, le traitement de l'année précédente, la rechute. Au total, l'intervention dura cinq minutes. Donna resta deux minutes de plus sans voix, indignée, avant d'exploser. Octave avait été une personne fantastique, complexe, aux innombrables qualités, il avait eu une vie, des rêves, des espoirs, balayés par la maladie. Et la directrice adjointe comptait fermer le dossier après un pauvre discours de trois phrases ? À côté d'elle, Solange lui attrapa le bras et lui enjoignit de se taire. Ce n'était pas en provoquant un scandale qu'elle allait changer les choses. Donna fulmina, mais se tut.
Lan, dans son coin, était abasourdi. Il avait enfin trouvé quelqu'un qui le comprenait, qui se souciait de lui, et la Nature le lui a enlevé. La vie est si fragile... Il commençait à se glisser dans un recoin sombre pour que ses camarades ne voient pas ses larmes, lorsqu'une jeune fille blonde lui retint le bras, une feuille de carnet dans la main.
— C'est bien toi, Lan Hoang ? fit-elle en déchiffrant une ligne d'écriture sur sa feuille.
Lan acquiesça, la tête cachée par sa grande capuche noire.
— J'ai quelque chose à te dire, à toi et d'autres. Tu peux me retrouver à la salle 206, à la récréation de cet après-midi ?
Surpris, Lan hocha la tête. Il ne connaissait pas cette jeune fille, et n'avait aucun ami au lycée, maintenant qu'Octave... Non ! Ne pas y penser !
Si Lan avait été plus concentré, il aurait pu reconnaître les traits fins du défunt dans ceux de Milane, mais il ne la regarda pas vraiment et elle passa son chemin, se demandant ce qui avait pu attirer Octave chez ce petit asiatique un peu bizarre.
Sur l'heure de midi donc, en salle 206, un spectateur pourrait voir un tableau étonnant. Donna, assise sur le grand piano, regarde son téléphone en essayant de cacher qu'elle est intriguée par l'objectif du rendez-vous. Solange caresse les jolies flûtes de la salle de musique, en jetant des regards agacés vers Milane qui fouille dans un gros classeur rouge. À côté de celle-ci, Refaël rend les coups d'œil assassins. Appuyé sur un mur, les bras croisés, Farik tente de faire croire qu'il se fiche de l'importance du moment, tentative rendue difficile par sa proximité avec ses deux amis. Siam, en tailleur sur le sol, boude toujours les deux garçons pour leur autoritarisme de la matinée. La dernière personne de la pièce se fond presque dans l'ombre. Avec son large sweat noir, Lan se détache difficilement de l'immense armoire qui occupe tout un pan de la salle.
Après un moment de tension, Milane finit par sortir la feuille qu'elle cherchait, se racle la gorge et prend la parole.
— Si on est réunis ici aujourd'hui, c'est parce que chacun d'entre nous a eu un lien particulier avec Octave.
Sa voix se brise légèrement sur ce dernier mot, mais elle continue sans paraître s'en rendre compte.
— Je suis sa sœur. Certains d'entre vous sont ses amis de toujours, d'autres ne le connaissaient pas il y a un mois. Mais il a aidé chacun et chacune d'entre nous à faire face à un écueil dans notre vie.
— Octave était malade, reprend-t-elle après une pause. Il a été hospitalisé l'année dernière, mais les médecins lui avaient annoncé qu'ils ne parvenaient pas à combattre le cancer. Il pouvait ressortir de l'hôpital, mais il n'avait plus longtemps à... Bref, murmure-t-elle. Octave était une personne extraordinaire. Il ne voulait pas quitter le monde sans laisser une trace. Il a enquêté pendant des mois, décortiqué les forums de psychologie, il a dédié le peu de temps qui lui restait à créer une œuvre posthume. Nous.
Elle balaye la petite assemblée du regard, sans ciller.
— Sept adolescents qu'il a tirés du désespoir. Sept musiciens auxquels il a rendu l'espoir. Une octave.
Elle fixe Donna, sa chevelure de princesse, son masque désormais fissuré.
— Do.
Elle effleure Refaël du regard. Le jeune homme la dévore du regard, il paraît épanoui.
— Ré.
Sur l'estrade de la salle, Milane rayonne. Elle n'est plus enchaînée par la timidité.
— Mi.
Elle jette un coup d'œil à Farik, dont l'air hautain a disparu.
— Fa.
Solange accroche son regard. Elle ne vit plus dans l'ombre de son amie, et ose afficher ses goûts, comme le proclame son t-shirt "Guns N' Roses".
— Sol.
Elle dévisage Lan. Un prospectus dépasse de sa poche. "TCA, et comment les combattre".
— La.
Elle sourit à Siam. Celui-ci arbore fièrement une coupe courte, soulignant son aspect androgyne. Il est adossé à son sac arc-en-ciel.
— Si.
Dans leurs yeux, des larmes. Et derrière les larmes, un espoir. Un fragment d'Octave qui subsiste dans le lien entre ces adolescents. Certains sont amis, d'autres plus, d'autres moins. Deux font partie de la même famille, d'autres ne se connaissent pas. Il y a des populaires, et des invisibles. Des malades, des oiseaux libérés, des pages vierges, des masques brisés. Tous différents, tous humains. Unis par Octave.
Une pianiste, un batteur, une chanteuse, un violoniste, une flûtiste, un guitariste, un clarinettiste.
Un groupe.
Une Octave.
Un souvenir.
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