Accord de Do (do, mi, sol)

    Milane a le trac. Elle se tient devant la grille de l'Institution, un des établissements les plus prestigieux du pays. Elle n'est pas là pour visiter, non, pas cette fois. L'année dernière, elle était venue accompagner son grand frère au concours d'entrée. Le souvenir s'est depuis teinté de mélancolie. Cela fait plusieurs mois qu'elle est revenue au lycée annoncer à tous la mort du grand Octave Eustachi. La vie reprend doucement son cours, et le printemps qui approche fait fleurir les bourgeons sur les arbres. Milane, elle, a eu du mal à s'en remettre. Au début, elle ne pouvait supporter les gens qui souriaient et riaient. Elle avait l'impression dans ces moments-là que tous oubliaient son frère. Mais elle est parvenue à comprendre que le flot impétueux de la vie ne peut être retenu, et que si grand soit l'obstacle, la rivière passe toujours au-dessus. Elle a été accompagnée par les gens les plus insolites qui soient. La populaire Donna, le sombre Lan, le hautain Farik... Tous les musiciens du groupe de l'Octave s'aident à surmonter la mort de leur modèle, de leur sauveur : Octave. Les liens se sont resserrés et quand Refaël s'est rendu compte qu'il ne pouvait pas accompagner Milane, il a demandé à Donna et Solange d'y aller à sa place.

Non, Milane n'est pas devant l'Institution pour visiter. Elle marche dans les pas de son grand frère et, à son tour, elle veut tenter d'intégrer l'école. C'était Refaël qui a eu l'idée en premier. Alors que la jeune fille se plaignait une fois encore de la facilité des cours, il s'est exclamé "Tu devrais aller à l'Institution !". Il s'est ensuite enthousiasmé, et l'a poussée à s'inscrire. Au début, elle a émis des réserves. L'Institution, c'était le rêve d'Octave, pas le sien ! Mais Refaël l'a petit à petit convaincue. Et maintenant, elle est devant la grille, à attendre.

Elle passerait le concours écrit, puis elle retrouverait Donna et Solange au restaurant avant de retourner dans l'établissement soutenir son oral. C'est la manière dont sa famille et ses amis lui ont présenté les choses. Mais pour Milane, c'est plus : elle passerait le concours écrit. Elle passerait le concours écrit. ELLE PASSERAIT LE CONCOURS ÉCRIT !!! Oui, pour la première fois de sa vie, Milane est stressée. Et elle n'aime pas ça.

Lorsqu'elle entre dans la salle d'examen et qu'elle voit les autres candidats, Milane comprend tout de suite le problème. Il y a un grand blond dans un coin, un petit roux rondouillard à l'air stressé, un brun décoiffé qui tente de se la jouer décontracté... La pièce est remplie de garçons. Et plus le temps passe, plus Milane angoisse : des membres de la gente masculine continuent d'affluer, mais aucune autre fille. Le premier à venir vers elle est le grand blond à l'air hautain. Il la toise.

— Tu t'es trompée de bâtiment, poupée ?

— Je suis ici pour le concours, comme vous, rétorque Milane d'une voix faible.

— Je ne sais pas si tu as bien compris, mais on va intégrer l'Institution. C'est pas un endroit pour les fillettes comme toi.

L'arrivée de l'examinateur (encore un homme...) sauve Milane, mais une fois devant sa copie, celle-ci se met à trembler. Elle sent sur sa nuque le regard narquois de son persécuteur. Les lettres se mélangent sur sa feuille, les mots se brouillent, les chiffres perdent leur sens. Une migraine commence à poindre sous la tête de la jeune candidate. Et tic, tac, les aiguilles de l'horloge avancent. Tic, tac. Équations, subjonctif présent, sulfate de cuivre anhydre, indice des prix à la consommation. Tic, tac. 6, f(x), cacochyme, phagocyte. Tic, tac.

Boum ! Enfin plutôt dring. La cloche sonne la fin du supplice de la jeune fille. Le surveillant de l'épreuve passe prendre sa copie, et elle tente de ravaler ses larmes. Sur quarante exercices, Milane en a effectués cinq. Et elle ne parvient même pas à se rappeler de ses réponses. Autour d'elle, les garçons comparent leurs résultats, devisent sur les méthodes... Elle capte la silhouette du démon qui s'approche d'elle. Alors Milane fait ce qu'elle sait faire le mieux : elle fuit. Elle jette son sac sur ses épaules et dévale les escaliers du bâtiment. Elle se dirige vers le café où l'attendent Donna et son amie.

Une fois arrivée, elle est aussi livide qu'un fantôme. Étonnées, les deux autres s'enquièrent du déroulement de l'épreuve. Et Milane fond en larmes. Ballottée par les sanglots, elle s'étouffe, elle ne peut pas parler. Sa tête la lance, et elle voit encore les questions maudites. PIB, Bartolomé de las Casas, égalité vectorielle. Tic, tac. Autour d'elle, Donna et Solange éloignent les curieux.

Au bout d'un quart d'heure, Milane se calme suffisamment pour pouvoir relater son expérience. Consternées, les deux autres échangent un regard puis Solange prend la parole.

— C'est complètement normal que tu aies paniqué, Milane. Ces idiots sexistes et machistes t'ont fait croire que tu n'étais pas à ta place, mais c'est faux ! Tu es la personne la plus intelligente que je connaisse, plus encore que Farik. Tu as une mémoire fabuleuse, un esprit d'analyse et de synthèse épatant, un calme désarçonnant. Ne laisse personne te convaincre du contraire. Ce garçon a voulu te faire perdre ses moyens, parce que son ego ne voulait pas se faire battre par une fille. Mais si quelqu'un peut le remettre à sa place, c'est bien toi, Milane !

— Merci, renifle celle-ci. Mais j'ai complètement raté l'écrit, donc de toute façon je vais être refusée.

— L'oral compte plus que l'écrit, intervient Donna. Si tu les éblouis, tu as encore une chance. Et tu vas carrément les aveugler, championne !

Entre ses larmes, Milane esquisse un sourire. Heureusement que ses amies sont là ! Elle va montrer qu'une "poupée" peut tout déchirer !

Les examinateurs des oraux de l'examen d'entrée de l'Institution s'ennuient. C'est la énième présentation de la démocratie française qu'ils entendent, et certains considèrent qu'il vaut mieux être sourd que de la subir une fois de plus. De toute façon, ils prêtent moins d'attention aux candidats qu'à leurs cafés. Plus qu'un exposé avant d'être libérés...

Le candidat qui pousse la porte les réveille de leur léthargie. D'ailleurs, ce n'est pas un candidat, mais bien une candidate. Elle n'a pas de costard-cravate, mais une belle robe arc-en-ciel. Et plus important encore : cette candidate, si différente des autres, sourit. Elle sourit ! Ses yeux, à peine rougis, pétillent de malice. Elle semble, contrairement aux autres automates qui ont défilé toute la journée, vivante.

— Bonjour ! Je m'appelle Milane Eustachi, et ma présentation porte sur les vertus thérapeutiques de la musique.

Pour une fois, le jury écoute l'exposé en entier, et pose des questions sur le contenu de la présentation, sans se contenter des interrogations habituelles. Alors que Milane s'apprête à partir, un des hommes de l'assemblée l'interpelle.

— Madame Eustachi ? J'ai regardé vos résultats de la matinée, et il me semble qu'il y a eu un problème. Vos réponses ne reflètent en rien le niveau inscrit sur votre dossier et la vivacité d'esprit dont vous avez fait preuve durant votre oral. Puis-je savoir ce qui s'est passé ?

Une ombre passe dans les yeux de la candidate.

— J'ai été... distraite ce matin. Je dois avouer que le manque de diversité des candidats m'a désarçonnée et m'a fait me poser des questions sur ma légitimité à prétendre intégrer l'Institution.

— Je comprends, assure l'homme. Afin de vous rassurer, madame, je dois avouer que j'ai été très intéressé par votre présentation et que vous avoir comme élève serait un bonheur.

— Merci beaucoup, monsieur, chuchote Milane avec un sourire ému aux lèvres.

Donna et Solange félicitent Milane lorsqu'elle sort de l'établissement et leur relate la promesse implicite du professeur. Refaël et Farik aussi, de même que Siam et Lan. Et lorsque la lettre officielle arrive, Milane saute au plafond.

Le lendemain, alors que Milane déambule dans les couloirs de son lycée, elle réalise que c'est sûrement la dernière fois. Elle va faire sa rentrée dans l'établissement prestigieux. Elle est un peu triste de ne plus croiser ses amis, mais elle se promet de continuer à venir aux répétitions. Elle ne quittera pas l'Octave !

— Excuse-moi, tu es bien Milane ?

La jeune fille qui l'a tirée de ses réflexions porte une enveloppe dans les mains.

— Oui, pourquoi ?

— Je suis nouvelle dans ce lycée, et j'ai trouvé dans le casier qui m'a été attribué des lettres. L'une d'entre elles t'est adressée.

Après avoir tendu le papier, la nouvelle disparaît. La main de Milane tremble alors qu'elle retourne l'enveloppe. Sur celle-ci s'étalent les lettres de son nom. C'est son écriture.

MILANE

En retenant son souffle, elle sort la lettre.

Salut sis' !

Alors, tu te pensais débarrassée de moi ? Désolé de te décevoir, mais je ne te laisserai jamais vraiment. Bon, si tu es en possession de cette feuille, c'est que je suis... ça fait vraiment trop bizarre à écrire. Je vais m'abstenir, d'accord ? Tu dois te demander : qu'est-ce qu'il me veut encore, ce vieux Octave ? Tout d'abord, je veux te dire que tu es la meilleure sœur que l'on puisse avoir. Je ne te dirai pas de ne pas changer, parce que tout le monde change, mais tu es très bien comme tu es ! Après, tu es en train de te dire : quel ringard, mon frère ! Ecrire une lettre, sérieux ! Là, j'ai une justification : normalement, tu ne devrais pas avoir reçu ma lettre tout de suite. Ils ont quand même dû mettre un bout de temps à offrir mon magnifique casier à un nouveau. À l'heure où j'écris, je ne sais pas du tout comment tu te sens. Peut-être est-ce que tu es effondrée ? Ou alors tu as réussi à te relever ? Mais voici mon message, Milane : la vie continue, même sans moi. Alors sèche tes larmes, et souris. Vis, aime, danse, chante. Ne porte pas ma mort (ça y est, je l'ai dit) comme un fardeau. Déploie tes ailes, mon ange. Tu es la plus forte, sis' ! On se revoit le plus tard possible !

Ton frère adoré.

PS : ne m'oublie pas non plus, s'il te plaît...

Milane serre la lettre contre son cœur, pour la protéger des larmes qui dévalent ses joues.

— Promis, Octave. Promis.

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