Chapitre 3
Je marche difficilement, les jambes tremblantes, encore coupées par ce sentiment d'humiliation. Tout ce que je ressens, je ne peux l'exprimer, je ne peux me l'avouer. Je suis incapable de parler de tout ça. Ça fait mal, ça me touche beaucoup trop, je ne sais pas du tout comment réagir face à cette situation. Si je ne fais rien, si rien ne change, ma famille continuera de souffrir. Pourtant, je reste laxiste. C'est peut-être en partie car je l'aime pour le lien qui nous unit, après tout c'est mon père, mais c'est surtout qu'il me terrifie. J'en ai la boule au ventre, jusqu'à m'écœurer. Je vis avec cette peur permanente, cette détresse désespérée qui me ronge les sangs. Juste la vision de cet être me suffit à m'emplir de terreur, de panique. Je veux juste en pleurer, juste pouvoir fuir.
Ce monstre m'a détruite. Plus rien ne m'anime réellement. Ça sonne peut-être faux quand je dis ce genre de choses, comme si... j'exagérais, que je me faisais passer pour la victime, que... je m'apitoyais sur mon sort, alors qu'il y a pire ailleurs, c'est ce que beaucoup me diront. Mais, si je souris, si je ris, c'est que je joue bien mon rôle. Si personne ne remarque que mes mains tremblent, c'est parce que je les fourre dans mes poches. Si on ne voit pas que je suis si maigre, c'est parce que je porte des collants et des pulls sous mes vêtements. J'ai perdu douze kilos depuis qu'il a commencé tout ça. Ça va faire deux ans. Je pesais cinquante-deux kilos, je n'en fais plus que quarante. À dix-sept ans.
J'ai ce désir oppressant de crier en permanence. Presque une obsession. Ne plus jamais être impuissante. Ne plus jamais me taire. Pourtant, je donnerai tout pour que personne ne se rende un jour compte de la situation. Parce que... parce que je...
Je me pince l'arête du nez et me mords les lèvres, les larmes perlant mes yeux outremers. Un nouveau haut-le-cœur me prend et je plaque ma main contre ma bouche. Mes jambes se mettent tant à trembler que j'ai du mal à tenir debout. Je me laisse tomber à terre presque sans le sentir et me recroqueville sur moi-même, repliant mes jambes contre mon torse, m'enserrant de mes bras. Cette sensation d'étouffer m'assène à nouveau, et ses mains se referment sur moi. Je ressens son contact sur ma peau, ses lèvres rugueuses répugnantes, ses caresses à en faire vomir plus d'un. Ses baisers, ses gémissements, ses désirs malsains. Tout en lui m'écœure. J'ai peur, j'ai mal, je voudrais crier. Crier face à ses actes, m'enfuir face à ce monstre. Mes membres tremblent sans contrôle, mes pensées se figent et la panique me gagne. Je chasse grossièrement les larmes qui me montent aux yeux du revers de ma main, les écrase de la manche de mon pull. Je sens mon mascara couler, s'étaler sur ma peau sous mes gestes disgracieux. Ma respiration s'affole de plus en plus, j'étouffe, et le contact avec mon corps s'étiole peu à peu. Je vois mes mains, mes bras, mes jambes trembler sans que je ne le sente. Je me vois perdre le contrôle, mes pleurs s'enchaîner les uns après les autres. Je n'arrive pas à me calmer, à maîtriser ces flots de sanglots, à réfléchir. J'ai les sens en alerte, j'ai la sensation d'être en danger, il faut que je fuis, loin, que tout ça s'arrête. Il faut que je me relève, que je pars en courant, car il me tient. Je sens sa main refermée sur mon cou tel un étau, je ne respire plus. Sa langue glisse sur ma peau, mais je n'arrive pas à m'enfuir. Ces sensations sont collées à ma peau comme de lettre indélébile.
Je masque mon visage de ma main, j'ai honte. Je me mords les lèvres, renifle péniblement. Est-ce qu'on me voit ? Je m'en fiche pertinemment. De toute façon, ils doivent me prendre pour une demeurée, une fille qui se dit être une victime, qui s'apitoie sur son sort, afin d'attirer l'attention d'autrui. J'ai très bien conscience de ce que les gens pensent de ma situation. Pensent de ma personne. Il n'y a qu'à voir tous ces chiffres... qui s'en préoccupe ? Nombreuses minutes de panique, puis je renverse ma tête en arrière et prends une grande bouffée d'air, comme si j'émergeai après avoir sombrer dans un océan.
Je respire profondément, de plus en plus lentement et calme ma respiration beaucoup trop saccadée, mon rythme cardiaque agité, comme me l'a si bien appris mon docteur. Mes membres tremblent encore beaucoup trop et je peine à reprendre le contrôle sur mon corps. Cela me prend du temps, comme à chaque fois mais j'y parviens au bout de nombreuses minutes.
- Tout va bien, mademoiselle ?
Je rouvre les yeux. Le soleil est éclatant, mais ses rayons m'agressent, le ciel pourtant d'un bleu azur me parait terne, gris. Je préférerais qu'il pleuve, je préfère la pluie, elle convient mieux à mon état d'âme. Ça me fait moins mal de sourire dans ces moments-là. Lorsque l'eau tombe sur moi, coule sur mes membres comme je coule dans ce gouffre infini. Mes yeux voilés de larmes ne paraissent humides qu'à cause de ces averses, personne ne peut se douter de ce qui m'anime au fond de moi. Il arrive parfois que je me permette de laisser quelques pleurs percer le barrage de mes pupilles, au pied d'un réverbère ou assise au creux des racines d'un des arbres du parc. Je ne le fais que rarement, je ne veux pas réaliser complètement ce qui se passe. Je suis peut-être constamment dans le déni, mais la vérité m'achèverait pour de bon.
Une dame est penchée au-dessus de moi. Elle est vraiment très belle, d'une quarantaine d'années peut-être, les traits bien dessinés et une cascade de boucles définies tombant dans son dos. Elle me dévisage de ses yeux de chat, l'air soucieux. Je lui esquisse un faible sourire et, à la vue de ses sourcils se fronçant, je compris rapidement que ce devait ressembler à une grimace affreusement forcée, sûrement déchirée par les larmes restantes perlées au creux de mes orbes outremers.
- Oui, ne vous en faites, tout va très bien.
- Vous êtes sûre ? insiste la dame. Vous ne voulez pas que j'appelle vos parents, vous êtes encore mineure, non ? Peut-être faudrait-il prévenir quelqu'un ?
- Non, ce ne sera pas la peine. C'est gentil de votre part de vous inquiéter, mais ce genre de choses m'arrive souvent, je suis habituée. Et puis, ça va beaucoup mieux, ne vous en faites pas. Pas besoin de déranger qui que ce soit pour si peu...
Je n'osai imaginer la punition que m'affligerait mon père s'il apprenait que j'avais encore "fait ma victime auprès des passants". Rien que d'y penser me faisait me parcourir de frissons. À la vue de mon malaise, son corps se crispe davantage.
- Vous êtes sûre de vous ?
- Oui.
Ma réponse fut trop rapide, trop sèche, elle trahissait mon empressement. Je veux qu'elle parte, qu'elle me laisse seule. Je ne veux ni de sa pitié ni de quoi que ce soit d'autre qu'elle puisse ressentir envers mon égard.
- S'il vous plaît, je reprends d'un ton que je veux calme, plus doux. Passez votre chemin, je vais très bien merci.
Je sais très bien maquiller le son de ma voix sous le velours du mensonge, la transformant presque. Je la gratifie d'un sourire sans joie, afin de lui faire comprendre que tout va bien et qu'elle peut repartir. Elle me dévisage quelques instants, les yeux plissés. Mais elle finit par céder et me laisse enfin tranquille. De toute façon qu'est-ce que ça peut bien lui faire que je chiale ?
Je me relève machinalement, titubant piètrement. J'époussette mes vêtements, avant de sortir un miroir de mon sac que je jetai aussitôt à terre, en y voyant dans la glace le reflet d'un visage défait, massacré par du maquillage coulé, étalé grossièrement sur la peau. Je pousse un petit cri d'irritation, agacée. Je ramasse les débris de verre et les abandonne dans la poubelle la plus proche. Des passants me lancent des regards étranges, certains jugeurs, d'autres compatissants. Ce sont ces derniers qui me froissent le plus. J'enrage et fiche le camp d'un pas vif, pressé.
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Je claque la porte de ma maison dans mon dos. Je pousse un cri exaspéré, colérique. Je balance mon sac d'une main ferme et file droit à la salle de bain. J'hurle à nouveau en faisant face à mon reflet. Ce regard fou de rage me fixe dans le blanc des yeux. Je ne peux supporter mon visage une seconde de plus. Mon impuissance me rend malade. Je m'insupporte moi-même, toute cette honte, cette humiliation... je suis ridicule. Cette peur maladive et cette faiblesse qui me pèsent. Je voudrais crier, crier, crier jusqu'à m'arracher la voix, jusqu'à n'en plus pouvoir. Pourtant en suis-je réellement capable ? Aurai-je vraiment le courage de lui dire tout ce que j'ai sur le coeur, tout ce qui m'empoisonne à force de le garder au fond de moi, de l'ignorer en permanence ? Jamais. Je ne pourrai jamais le faire. Et pour quelle raison ? La peur. Toujours elle.
Je ne cesse de trembler. De peur, de tristesse, de douleur. En permanence. Je masque au mieux ces frissonnements qui me parcourent et ravale cette boule encrée dans ma gorge. Mais malgré tous mes efforts plus que vains, elle y a élue domicile, et depuis bien longtemps. Ce n'est pas maintenant que j'arriverai à la faire partir. J'ai cette impression qu'une main s'enfonce de plus en plus dans ma gorge, me compressant les boyaux, jusqu'à atteindre mon estomac et l'enserrer nuit et jour. Cette main avide ne me quitte plus depuis deux ans. Cette sensation d'étouffer en permanence et toute cette saleté sur ma peau non plus. Je trouve le temps particulièrement long et pourtant j'ai cette impression que mes journées passent au ralentis, comme si le temps s'était arrêté en moi. Je vois les gens s'agiter, rire, sourire, s'exclamer et se divertir, comme si je n'étais qu'une spectatrice, qu'un mur de verre s'était dressé entre eux et moi. Même lorsque je leur parle j'ai l'impression d'être à des kilomètres d'eux, d'être partie depuis bien longtemps, de n'être pas là, avec eux. Me forcer à sourire et à rire, bien que cela soit devenu une habitude, me parait de plus en plus difficile, presque un exploit lorsque j'y parviens. Je ne sais si je cache bien ma détresse derrière ce faux-sourire, l'essentiel c'est qu'on ne me pose pas de questions. Jamais. Ce sentiment de décalage devient de plus en plus difficile à combler, je dois faire de nombreux efforts pour suivre ne serait-ce qu'une conversation. J'ai la sensation d'être sous l'eau, de n'entendre leurs voix et leurs rires que tenus et lointains. Plus le temps passe, plus je coule encore plus profondément dans cet océan de ténèbres. J'y ai froid, je me sens seule. Et tellement mal.
Je jette un nouveau coup d'œil en direction du miroir. Mon teint vitreux et mes yeux éteints me font face. À nouveau, je suis prise de tremblements me submergeant. Mes yeux s'envahissent de larmes et je me recroqueville sur moi-même, en proie à une nouvelle crise profonde. J'ai peur, j'ai mal. Le carrelage est froid, si froid, et humide à cause de mes larmes. Cette salle de bain ne me rappelle que des mauvais souvenirs glaçants, datant de pas plus tard que l'autre jour, où il m'a forcé à... à prendre une douche... avec lui.
Rien que de penser à lui fait raviver en mon corps des sueurs froides. Cet étouffoir, son odeur immonde, acerbe, euthanasiant mes poumons, ses mains sur mon corps. Les sensations, les émotions reviennent. Et en première ligne : la peur et le dégoût. Ses gestes à la fois sensuels et brutaux, avides et violents, désireux et répulsifs se remémorent sur ma peau, me parcourent en une seconde. Je peux le sentir, dans mon nez, mes poumons, sur ma chair. Ses caresses malsaines, ses baisers, son souffle empestant le tabac et l'alcool. Ses mains enserrant mon cou, se refermant sur ma mâchoire comme un étau, son corps plaqué contre le mien, pesant tellement sur moi que je ne pouvais me débattre. Ses lèvres contre les miennes.
Je me jette en direction de la cuvette des toilettes et lâche ma bile dans un ultime relent de dégoût. Il n'y a que lui qui peut m'infliger de tels sentiments. Qui peut avoir une telle emprise sur moi. Le pire est qu'il a pleinement conscience de tous mes pleurs, toutes les crises, tous ces vomissements et, à vrai dire, soit ça l'amuse, soit ça l'agace, tout dépend de son humeur.
Je calme à nouveau mon rythme cardiaque sans pour autant cesser mes pleurs. Je respire très fort, prise d'un hoquet de sanglots. Je me recroqueville de plus en plus et lâche un hurlement déchirant. Je recommence, mettant tout ce que je peux dans mon cri. Je suis pitoyable à me lamenter ainsi. Mon nez coule, un filet de vomi coule à la commissure de mes lèvres, je pleure sans retenu. Je suis pire que ce gosse qui nous fait entendre son meilleur caprice au milieu du magasin. Je m'arrache la voix dans mes hurlements emprunts de chagrin et de sanglots depuis trop longtemps étouffés. Je fais pitié certes, mais je m'en fout.
Tout ce que je veux...
C'est en finir.
Je calme à nouveau ma respiration et souffle bruyamment. Je renverse ma tête en arrière et fixe le plafond. Je le connais trop bien. Un gris pâle, livide. Celui de ma chambre est hâve, presque immaculée. Celui de sa chambre beaucoup trop jaunâtre, comme sale, véreux. Celui du salon un gris foncé, sombre et à moitié délavé. Je les connais tous trop bien. Je pourrais décrire chacune de leur imperfection, chacune anomalie du plâtre, ou simplement de la peinture, de la couleur. Je connais ça beaucoup trop bien. C'est un monologue que je me répète infiniment, le temps qu'il finisse... qu'il fasse... pour chacune des pièces il y a un texte que je connais trop bien. Je connais tout, tout beaucoup trop. C'est presque une obsession pour moi de savoir ces écrits par coeur. À force de me les répéter, c'est presque un calvaire de les réentendre se réciter dans ma tête. Je n'ai pas besoin de me les remémorer, je connais tout. Tout beaucoup trop bien.
" Un gris pâle, blême comme s'il était malade. Livide, vitreux. D'une peinture beaucoup trop mal étalée à certains endroits, notamment près de la lampe et aux quatre coins de la pièce. Le plâtre me parait toujours incertain, comme s'il manquait de céder à tout instant. Il est légèrement remonté au coin gauche, en haut, où trône une splendide toile d'araignée de la taille de la paume de ma main. Cependant, je n'en ai jamais vu l'auteure. Elle est si bien dessinée que j'y vois presque les détails des fils. C'est un chef d'œuvre croulant sous la poussière depuis des années. Il y a une mouche ou un moustique, une bestiole écrasée tout à droite. Et puis un petit trou en bas à gauche, comme si un petit morceau de plâtre avait lâché. Je n'ai jamais su ce qui s'était passé, et à vrai dire, je m'en fiche pas mal. La lumière projetée par la lampe n'atteint pas tous les recoins de ce plafond malade. Ses rayons démontrent par ailleurs les imperfections qui le recouvrent. Il y en a pleins, ici et là. Lorsqu'elle est allumée, cette lampe met mis à nu cet être souffrant. C'est pour cela que je préfère la garder éteinte lorsque je pénètre dans cette pièce, et de toute façon, qu'importe l'éclairage, la luminosité m'agresse beaucoup trop les yeux. Il y fait toujours un froid glacial alors je maintiens l'idée de laisser le chauffage. Je me fais souvent punir pour ça, mais ce n'est pas grave. Une fois de plus, une fois de moins... L'odeur y est souvent âcre, presque irrespirable. Les volets de la fenêtre sont toujours fermés, il fait très sombre ici. Mais ça me permet de mieux fermer les yeux, c'est beaucoup plus simple. Le carrelage qui recouvre les murs est blanc avec des petites fleurs bleues. Des bleuets je crois. Je m'en fiche, j'ai toujours préféré les myosotis et les gentianes. Et puis, ils n'ont pas fière allure, ils piquent du nez et sont beaucoup trop difformes, à croire qu'ils sont malades eux-aussi. Je trouve ce carrelage, particulièrement moche. Éteint. Et vide. "
Mes tentatives vaines pour me calmer ne servent à rien, elles sont insignifiantes, beaucoup trop anodines, j'en ai conscience depuis longtemps alors je ne sais pas pourquoi je m'acharne.
L'air atmosphérique est étouffant, j'étouffe. Je me précipite vers la petite lucarne et l'ouvre en grand. Mais j'ai beau respirer de grandes goulées, je manque toujours autant d'oxygène, ma tête me tourne. Je me précipite dans mon jardin, non sans tituber et manquer de tomber à maintes reprises au passage. Je veux sortir, sortir de cette maison. J'ouvre la porte d'entrée en grand et me jette au dehors. Le soleil m'agresse toujours autant, j'en ai les yeux qui piquent.
Oui, après tout, c'est juste à cause de la luminosité.
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