• CHAPITRE TROIS •

La journée a été éprouvante. Après la dernière phrase de Sam Miller, je n'ai pas pu me sortir son visage de l'esprit. Les dossiers entassés sur mon bureau m'ont heureusement sauvé la mise et je me suis tout de suite mise au travail.

- Alors ? Raconte-moi tout ma belle, hurle Alda dans mes oreilles.

Je pousse un soupir et m'affale sur le canapé tout en lui tendant les bras.

- Exécrable. Des tas de feuilles de papiers étaient éparpillées sur le sol, ensuite des milliards de gouttes de sueurs dégoulinaient sur mon visage et je me suis faite engueuler et par mon père et par mon patron qui n'est d'ailleurs plus mon patron depuis quelques heures...

- Ralentis ! Je ne comprends pas du tout là, me coupe-t-elle dans un élan de surprise.

Je la fixe de mes gros yeux et ma meilleure amie comprend instantanément le signal. Ce qui est magique avec elle, est qu'elle me comprend au moindre regard. Elle sait que lorsque je parle trop vite, il ne faut pas chercher à davantage comprendre. Elle sort alors une dizaine de DVD et me laisse choisir le film sans rechigner.

Après quelques secondes de réflexion, nous nous apprêtions à regarder Coup de foudre à Notting Hill pour la énième fois lorsque mon téléphone se mit à sonner plus bruyamment que d'habitude. Ou peut-être n'était-ce qu'une impression.

- Bonjour Chloé, retentit une voix aux allures massacrantes.

Une voix que je reconnaîtrais parmi des milliers. Ce n'était pas qu'une impression. C'était une alerte.

- Bonjour papa.

- J'ai ouïe dire que tu n'avais pas manqué de te faire remarquer aujourd'hui. Je serai très bref : tiens-toi à carreaux. La ponctualité et l'efficacité sont les maîtres mots de la réussite. Si tu n'en es pas capable, abandonne donc tes études à l'ESMOD, qui me coûtent un bras soit dit en passant, et lance-toi dans quelque chose de plus... envisageable ? Bon, je dois te laisser. Au revoir, dit-il avant de raccrocher.

Je m'empare immédiatement d'un coussin et le plaque violemment sur mon visage afin d'étouffer mon hurlement. J'aurai beau faire tous les efforts du monde, j'aurai toujours l'impression de mener la mauvaise bataille. Même si je dois avouer que mon entrée fracassante aurait pu l'être réellement et ce de façon positive, si je n'avais pas été aussi négligente.

- Il ne te fait vraiment pas de cadeaux hein ?, murmure mon amie tout en enroulant une mèche de mes cheveux autour de ses doigts. N'y prête pas attention, tu sais bien comment il est.

- Je le sais. Mais je ne peux pas m'empêcher de me dire que ce qu'il a aujourd'hui, il ne l'avait pas hier. Il a reçu tout cela grâce à la famille de ma mère, il ne s'est pas construit tout seul. C'est si égoïste de sa part... À croire que c'est de ma faute si maman n'est plus là.

Les larmes me montent à présent aux yeux. La même rengaine recommence tous les ans, le jour de son anniversaire. Je fais les choses de travers, j'ai la tête ailleurs et mon géniteur vient toujours en rajouter une couche. Nous l'avons perdu il y a de cela dix ans et, lorsque j'étais petite, j'ai toujours pensé que j'y étais pour quelques chose. La famille unie que j'avais connu n'était plus, mon père devenait de plus en plus froid et distant. Je me suis alors réfugiée dans ce que ma mère aimait : le dessin et l'écriture. La première occupation avait donné lieu à mon projet d'avenir, celui de prendre la tête de l'entreprise tout comme elle. La seconde me permettait simplement de m'évader. L'écriture ouvre un chemin que la vie ne nous offre pas toujours. Mes tiroirs sont d'ailleurs emplis de cahiers griffonnés de tout et n'importe quoi mais surtout de dialogues imaginés avec elle. J'ai toujours comblé le vide de cette façon et cela m'a forgé un caractère que je n'aurais pas forcément eu autrement. Cela pourrait sembler curieux mais je n'en ai jamais réellement voulu à mon père. J'ai toujours compris ce qu'il ressentait. Ce qui demeurait en revanche un mystère, était son comportement envers moi. Je me suis toujours pliée en quatre pour réussir sans son aide et je n'ai jamais été félicitée pour cela.

- Je vais aller travailler sur mon projet au Cosy, au coin de la rue, tu m'accompagnes ?, demandé-je à Alda d'une petite voix.

- Bien-sûr ! C'est moi qui invite !, s'exclame-t-elle avec son entrain habituel.

Une fois dehors, l'air frais parcours timidement mes joues. Il faut dire que je n'ai pas fait fort niveau style ce soir. Une énorme écharpe en laine entoure le bas de mon visage tandis que mes cheveux tentent courageusement de s'échapper de mon chignon décoiffé. Cela me fait du bien.

J'observe la lune pointer le bout de son nez derrière le sommet des immeubles hausmaniens. Quelques fenêtres sont éclairées, résonnant comme une lueur d'espoir face à l'immense ciel obscure. Cette image me fait irrémédiablement sourire. L'âme de poète que détenait ma mère demeure toujours en moi. Peut-être que j'analyse parfois les petits détails de la vie de façon trop profonde mais c'est une manière comme une autre de me rappeler qu'elle fera toujours partie de moi.

Le son de la cloche fixée à la porte retenti lorsque nous entrons. Une table près de la fenêtre et située à côté du chauffage semble nous appeler amoureusement.

- Tu disais travailler sur un projet... Je n'étais pas au courant. Que peux-tu bien avoir en tête, mademoiselle Jones ?, demande ma voisine toute excitée.

- J'aimerais proposer une nouvelle ligne de vêtements pour l'entreprise... Quelque chose d'assez chic afin de rester fidèle à la maison, tout en étant assez décontracté dans un but marketing : accueillir plus de jeunes. Bien que ce soit une marque de luxe, j'ai pensé que nous pourrions nous ouvrir davantage en créant une collection à prix bon marché.

Alda s'apprête à répondre tout un affichant un air surpris lorsqu'un homme âgé d'une vingtaine d'années s'approche de moi.

- Je serais vous, je ne parlerais pas d'approche décontractée dans un but marketing. J'enlèverais le « dans un but marketing ». On ne crée pas pour vendre mais on crée par passion. Et cela se ressent lors d'une présentation, croyez-moi, m'interrompt-il comme s'il faisait partie de la conversation.

Je l'observe un instant d'un air ahuris, la bouche entrouverte. Non mais j'hallucine. C'est ma journée ou quoi ? Qui est-il pour m'expliquer mon processus de création ! Je m'apprête à rétorquer amèrement lorsqu'il continue :

- Je suis désolé, je ne voulais pas paraître impoli. Je m'appelle Matt, enchanté, complète-t-il d'un ton enjôleur tout en me tendant la main.

Son sourire en coin me semble familier. Je ne m'attarde cependant pas plus dessus et le détaille de haut en bas comme pour lui dire de s'en aller. Alda nous observe d'un air amusé et prétend recevoir un appel afin de sortir tout en m'adressant un clin d'œil.

Bon... Je ne pense pas avoir réellement le choix. Je ne suis pas si impolie après tout. Me présenter ne risque pas d'empirer ma journée.

- Enchantée, je m'appelle Chloé. Si je ne m'abuse, Matt, je ne pense pas vous avoir demandé votre avis.

Il se met à rire franchement en prenant la place de mon amie. J'ai l'impression que je vais exploser d'une minute à l'autre. C'est quoi ce cirque ?

- Je sais qui vous êtes. Nous travaillons ensemble. Je vous ai vu aujourd'hui lorsque vous vous êtes installée à votre bureau.

Je tombe des nues. Aussi grande que Paris puisse être, il a fallu que je tombe sur un collègue de travail dans le petit café du coin afin de me rappeler mon épouvantable journée !

- On pourrait peut-être se tutoyer ? On risque de se revoir pas mal de fois donc je pense que ce pourrait être l'occasion de...

Je fais les yeux ronds tout en me levant délicatement de ma chaise. Étant encore bouleversée par cette rude journée et ne sachant que répondre, je m'extirpe simplement à l'extérieur où je retrouve Alda qui n'en a évidemment pas loupé une miette en nous épiant à la fenêtre tout en rigolant à s'en tordre le ventre. Pour couronner le tout, j'adresse un ridicule geste de la main à cette rencontre pour le moins inopinée et pars à grandes enjambées.

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