CHAPITRE III - 25 : Une fine ligne
L'air est électrique, aujourd'hui. Je ne suis pas sûre de ce qui a causé cette tension, on est en plein repas et tout était déjà prêt à exploser quand je suis arrivée. Une fourchette qui tombe par terre pourrait mettre le feu aux poudres, démarrer une dispute.
J'essaie de me concentrer sur le repas, du riz au curry. Mais même là, je ne sens que trop bien les regards agacés et méfiants autour de moi même s'ils ont tendance à ne pas se poser sur moi. Un détail qui me permet de ne pas sombrer dans la tension, de me tenir un peu au dessus de l'eau.
La main d'Eleanor vient trouver la mienne sous la table, et je devine rien qu'à la manière dont elle serre ma main qu'elle aussi ressent cette tension et qu'elle ne lui plaît pas plus qu'à elle. J'essaie de me concentrer là-dessus, sur le poids de sa main dans la mienne, une chose un peu rassurante et chaude alors que le reste de la pièce continue de perdre en degrés.
Finalement, le premier à faire du bruit est Ismaïl quand il se lève de sa chaise. Les pieds frottent contre le bois du parquet et tout le monde grince un peu.
« Je vais dans ma chambre. Ife, viens me voir si t'as besoin de moi, ok ?
– Quoi, tu nous abandonnes déjà Ismaïl ? » j'entends le rire un peu douloureux de Kozma alors que Abel ou Achroma lui écrase le pied l'air de rien. « Tu pars planifier le prochain meurtre ? Je peux t'aider ?
– Si c'était le cas je t'aurais déjà planté un couteau dans l'œil, Kozma.
– Oh, le gauche ou le droit ? » il se lève à son tour, dépassant de presque une tête Ismaïl même sans ses talons. On dirait presque deux animaux sur le point de s'attaquer, deux chats qui se battent pour un territoire. « Tu pourrais même faire les deux, avec un peu de chance, et en profiter pour me poignarder dans le dos. Mais maintenant que tout le monde t'as entendu, ça n'aura pas la même saveur...
– Ismaïl, ne l'amuse pas à te répondre...
– Quoi Ife, tu es pas d'accord avec lui ? Tu préfères peut-être un truc plus léger, tu me diras... Me pousser de la plateforme au-dessus du jardin, peut-être ? Oh, ou m'empoisonner dans mon sommeil ! » il rigole alors que Ife semble se retenir de vomir et que Văn Kim la prend dans ses bras.
« Ferme un peu ta gueule, Kozma, c'est drôle que pour toi tes conneries.
– Oh, je suis certain que d'autres ici me trouvent très drôle, au contraire. Mais toi, alors, Văn Kim ? On sait tous les deux que t'as pas les nerfs pour tuer quelqu'un, à moins que... »
Une main frappe la table et la mienne est ramenée en hauteur alors que Eleanor lance un regard noir à Kozma, si bien que j'ai l'impression que si je ne l'en empêchait pas elle aurait sauté sur la table pour lui arracher les cheveux.
Le silence revient pour quelques secondes. Kozma a toujours son grand sourire aux lèvres, l'air de se féliciter d'avoir brisé la tension au sommet du vase. Mais c'est ce qu'il recherche, pas vrai, cette tension, cette animosité. Même moi je peux le voir, sur son sourire décoré d'un rouge à lèvres pâle.
« T'es un con. Tu veux te tuer, vas-y. Mais nous embarque pas là dedans.
– Oh, non, un suicide c'est... Pas assez extraordinaire, Eleanor. » il rigole de nouveau. « Quel genre d'Organisateur meurt d'un suicide ? Pas un qui mérite qu'on se souvienne de lui. » ses yeux se plissent un peu, son sourire se fait presque carnassier. « Et je ne suis pas celui qui tient la main de la Protagoniste qui attire des problèmes.
– Arrête de parler des gens comme si on était des personnages de roman et rien d'autre.
– Pourquoi pas ? Ne vit-on pas un scénario ? Comme les participants de l'Enfer Aquatique ? Du bal des Pantins ? Des Abysses du Désespoir ? Tous ces jeux sont des scénarios bien préparés. Ou tu préfères peut-être celui de l'Art de Créer l'Espoir, Héloïse ?
– Ça suffit. » Achroma se lève à son tour, ses yeux de glace se figeant dans ceux dépareillés de Kozma. Une conversation silencieuse a lieu entre eux, sourire léger et expression grave.
Je n'ai jamais vu Achroma aussi en colère. Mais je ne peux pas la blâmer.
Kozma sait où il doit taper pour faire mal, je ne peux pas lui enlever. Mais je ne veux pas lui donner la satisfaction de réagir, même quand Eleanor serre ma main. Elle doit bien être confuse, elle qui ne savait rien des Tueries en arrivant là. Un privilège ou une malédiction, va savoir.
On dirait que le combat silencieux se finit avec une défaite de Kozma car il roule ses yeux, insistant bien comme si cela était important à ce que l'on comprenne tous qu'il ne s'en inquiète pas réellement. Il nous fait à tous une révérence, prenant une assiette de pâtisseries et quittant la salle à manger.
Le silence règne quelques secondes de plus avant que Ismaïl ne tombe sur sa chaise en soupirant, passant une main sur son visage et laissant Émile courir lui faire un câlin.
« Désolé.
– C'est lui qui t'as cherché, t'inquiète pas mec. » Văn Kim soupire, gardant Ife sur ses genoux. « J'ai pas été beaucoup mieux.
– C'est à croire qu'il essaie de se faire tuer. » Ringo soupire, récupérant les assiettes vides sur la table.
« Pour un soi-disant « Organisateur » ça serait bête, nan ? » Émile penche la tête sur le côté « Ils sont pas censés rester en vie, pour que le jeu continue ?
– Si, et c'est pour ça que je le comprends pas, ce gars. Il veut « s'amuser » mais en même temps il essaie d'attirer les foudres de tout le monde.
– Il suffit de ne pas lui donner l'attention qu'il veut, dans ce cas. » Achroma soupire et se rassoit, son assiette toujours à moitié pleine. Je m'occupe de la vaisselle ce soir, tu peux aller te reposer Ismaïl.
– ... Merci. »
Il nous sourit et quitte à son tour le réfectoire, suivi de Ringo et Ife qui ont également fini leurs assiettes pour ce soir. Je me propose pour aider Achroma, et cela n'a pas l'air de la déranger.
La fin du repas est plus détendue, alors que tout le monde part peu à peu. Il faut croire que juste la présence de Kozma est assez pour nous mettre encore plus mal, alors que tant de gens disent ne pas être tant touchés que ça par le mobile.
Je ne peux pas m'empêcher de craindre le pire.
Comme prévu, Achroma et moi sommes les dernières et nous nous attelons en silence à la vaisselle. Mais je ne peux pas m'empêcher de parler, après de longues minutes.
« Comment ça se fait que tu ais confronté Kozma comme ça ? C'est rare que tu t'énerves. Même par rapport à... Tout ça.
– Je... Suppose que c'en était trop pour moi. » elle sèche l'assiette posée dans ses mains, un mouvement simple et presque mécanique. « Il cherche à tous nous mettre contre lui, grand bien lui fasse. Mais... Mais je ne veux pas l'entendre parler ainsi de gens que j'aimais comme il l'a fait. »
Je hoche la tête et continue de nettoyer. Le nombre de personnes de sa promotion dans cette Tuerie, celle de l'Artiste, c'était aussi des camarades de classe et des amis, pour elle. Plus encore que pour moi.
Le silence reprend son trône, bien plus léger quand ce n'est que nous.
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