CHAPITRE III - 2 : Boire la tasse

J'ai mal partout, au réveil. J'entends des bruits de conversation dans la chambre à côté, celle d'Abel. C'est son jour d'appel, il me semble, mais quand à savoir qui il peut appeler... Il m'avait dit ne jamais se servir de cet appel. Personne à appeler, pas de proches. Ça m'a toujours semblé terriblement triste, mais il ne semblait pas vraiment en être préoccupé.

Je soupire, cherchant mes lunettes sur la table basse, préférant ne pas rester aveugle trop longtemps, même si le soleil commence à peine à se lever. Mi-mai, huh... Déjà plus d'un mois et demi dans cet endroit.

C'est étrange, quand j'y pense, je n'ai pas l'impression que le temps ait bougé si vite. En temps normal, je serai en train de préparer mes examens, espérant désespérément que je ne vais pas finir comme une idiote avec des notes en dessous de ce dont je suis capable. Je serai en train de m'inquiéter des disparitions des élèves de la promotion de deux-mille vingt-trois, où comme souvent, ils seront ceux qui disparaîtront le plus cette année.

Je parlerai en ligne avec mes amis en France et ceux qui ont quitté Hope's Peak. Je ferai à manger, après m'être épuisée à coder quelque chose que le prof a demandé qu'on rende dès le lendemain.

J'ai envie de rêver de cette vie normale à en mourir, mais je suis sur un lit dans un bâtiment qui tombe en morceaux, en vie pour le moment. Je ne sais pas qui peut m'en vouloir, qui peut désirer me tuer, si j'aurai même la force de l'en empêcher.

C'est déprimant, toute cette histoire.

Le sol est froid, quand je me lève enfin de mon lit. Je n'arriverai pas à me rendormir, alors à quoi bon végéter dans les draps ? Autant marcher un peu autour, même si je connais par cœur l'emplacement de chaque salle de cette ruine à présent.

Toutes les portes sont fermées. Monokuma se tient devant celle d'Abel, comme toujours pendant un appel. Il me salue silencieusement, et je lui rends son salut, même si je ne pense pas qu'il puisse manquer à quel point je suis crispée.

Les Monokuma ont toujours été décrit de manières très différentes, par leurs victimes. Mais de tous les témoignages que j'ai pu voir et lire, aucun ne mentionnait cette humanité glaçante qui brille dans les yeux de l'Ultime Observateur. Cette douleur qu'il ne cherche pas à cacher, et que je tente d'éviter par tous les moyens.

Je n'aime pas regarder les gens dans les yeux, mais l'œil unique de notre Monokuma aspire mon attention et me fige.

Je quitte vite l'étage, ignorant les choses inhabituelles. D'habitude, Morgan et Isla seraient réveillées. Sam ferait du bruit dans sa salle de bain. Certaines portes seraient ouvertes, par négligence ou confiance.

Le soleil est voilé, aujourd'hui, sa lumière ne m'aveuglant pas alors que je descends les marches de l'escalier. C'est à peine si j'ose regarder vers le salon, l'image encore trop vive. Je n'aurai pas dû y aller par moi même, mais je l'ai fait.

Est-ce que tous les « protagonistes » ressentent ça ? Je hais ce terme, qui devrait être réservé aux personnages de fiction et non pas à des humains comme Reina Satou, Neia Goto ou Wen Xiang Monogatari. Ce sont des humains qui ont simplement eu le malheur de mener des enquêtes, rien de plus.

Les humains ne devraient pas être traités comme des envoyés divins ou des martyrs. Pas des gens qui ne dépassent jamais vingt-cinq ans au moment des faits. Ils ne sont que ça, des humains.

Je passe par la salle à manger, pour entrer dans la cuisine.

Les salles sont vides, comme souvent à cette heure. L'absence de fenêtres me force à allumer l'interrupteur à côté de la porte et vérifier que personne n'a oublié de ranger les preuves d'un petit repas nocturne.

Les quelques miettes de pain sur un plan de travail et une poêle qui sent encore la saucisse sont les seules témoins, et je les nettoie rapidement avant de prendre de quoi manger moi-même. Le reste du groupe ne devrait pas tarder à venir aussi, et chacun fait son propre repas ici. Question d'habitudes, je suppose.

Je repars au moment où Ife arrive, et si elle a l'air surprise de me voir elle me sourit quand même, et me demande comment je vais. Je réponds rapidement, et la laisse à son repas, la prévenant du contenu qui était dans la poêle que j'ai rapidement rincé.

Le soleil a fini par gagner un peu de terrain sur les nuages, je peux voir Abel dans la cour, entre les ruches. Même si une abeille l'a piqué, il a directement pris le relais, après la mort de Mélissa, sans que personne ne lui demande quoi que ce soit.

Je me demande s'il se sent coupable, s'il a l'impression que c'est en partie à cause de lui, ce qu'il s'est passé il y a plus d'un mois. S'il pense, d'une manière ou d'une autre, qu'il aurait pu essayer d'empêcher cette abeille de trouver l'Ultime Fantôme. Mais même si je ne peux pas lui en vouloir de penser ainsi, il est bien injuste envers lui-même. Ce n'était qu'un accident. Qu'une erreur dont nul n'est plus responsable qu'un autre.

Même Mélissa.

Est-ce que ça veut dire que Génésis le méritait, d'avoir sa tête qui vole ? Non, non ce n'est pas ce que je veux dire. Au... Au final, personne ne mérite quoi que ce soit de ce genre. Personne ne mérite de mourir. Pas comme ça.

Fantôme ne méritait pas de mourir seul à cause d'une allergie qu'il ne connaissait même pas.

Mélissa ne méritait pas de mourir d'un accident, des aiguillons de créatures faites pour ressembler à celles qu'elle aimait tant.

Isla ne méritait pas de mourir dans la nuit, au détour d'un couloir.

Sam ne méritait pas de mourir d'une manière aussi similaire, des mains d'un ami.

Génésis ne méritait pas de mourir rongé par la culpabilité et la douleur, ses yeux s'éteignant après que ses cheveux soient tombés au sol.

Quiconque mourra ensuite ne le méritera pas plus qu'eux.

Je suis tirée de mes pensées par Eleanor, ses cheveux longs en pétard, rose et blanc désorganisés dans cette tignasse plus grande qu'elle. Elle ne me demande pas comment je vais, sans doute se doute-t-elle de la réponse.

Elle n'a pas mangé, apparemment. « Pas l'estomac à ça », dit-elle, mais je sais que ce n'est qu'une demi vérité. Elle m'emmène vers sa chambre, une manière comme une autre de se séparer de l'anxiété du reste du groupe. Je ne sais pas pourquoi mon anxiété est plus supportable à ses yeux, mais je ne vais pas me plaindre. Mieux vaut ça que finir seule.

Autant que possible, je dois rester avec la tête au dessus de l'eau trouble de cette Tuerie, accepter ce qui me fait et fera boire la tasse, pleurer et me donnera envie d'abandonner. Je ne peux pas me le permettre.

Tant que j'ai un espoir de sortir. Même si ce n'est pas un espoir en lequel je crois beaucoup.


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