Chapitre 4: L'exécution de l'innocence

Elle était éveillée depuis plusieurs heures déjà, ne parvenant pas à saisir la paix, qui s'enfuyait à chaque instant qu'elle la frôlait. Les minutes passaient, inexorables et lentes, aussi lourdes que les éléphants qu'elle avait minutieusement admiré dans son enfance. Les draps remuèrent à ses côtés, une longue silhouette se dessinait sous eux. Ser Thernand, repu des plaisirs de la chair, était tombé comme une mouche, et ronflait aussi paisible qu'un enfant. Mais au Royaume de la Nuit, les enfants apprenaient très vite à ne dormir que d'un œil.

Elle s'y était encore perdue, dans ses désirs sans limite qui la prenaient et l'emprisonnaient chaque fois que la coupe de trop était vide. Elle avait besoin de cette chaleur qui se répandait dans ses veines, de cette valeur sure. C'était la seule chose en laquelle elle croyait fermement : l'alcool et son apaisement euphorique de l'âme. Que lui restait-il sinon ? Un mari empereur duquel elle chaufferait la couche pour garder le contrôle de sa politique, ce chevalier à ses côtés qui l'aimait de tout son cœur, chose dont elle était incapable. Elle n'avait plus cru en l'amour depuis la trahison de son frère et la mort de sa tante, tous deux ayant brisés son corps en l'abandonnant aux griffes de son père auxquelles elle s'était habituée. Pour elle, ce sentiment n'était qu'une invention de toute pièce pour occuper l'ennui de la vie, façonner des arts et inventer le terme de paix. Qu'est ce que ça lui avait apporté à cette femme, cette normalité universelle, à part du chagrin, de la colère, qui l'avait conduite à une haine qu'elle savait infondée ? Pourtant, cette haine, Lucina la chérissait, l'entretenait avec soin. Rien d'autre n'était meilleur que de détester, mieux encore de détester sans connaître.

Pas besoin d'excuse, de mots idiots, juste de l'ignorance et de la douleur à infliger pour se procurer du plaisir, au-delà de cela une raison de vivre. Cette princesse, l'être le plus emblématique de la Nuit, le plus admiré, le plus détesté, le plus craint s'était construit sur cette haine destructrice, héritage de son grand-oncle Colza qui avait engagé la Grande Guerre. Voilà le prix de ceux qui ne trouvent pas leur place, l'espérance qui mène à la déception, la déception qui guide la colère, la colère, arme primordiale de la guerre. Lucina en connaissait les affres, elle ne les quitterait pour rien au monde. Personne ne voulait d'elle réellement, à part cet affreux personnage qu'elle appréciait, tous l'utilisaient. Alors elle prendrait le pouvoir, et tous n'auraient pas d'autres choix que de s'incliner au plus bas et d'obéir.

-Ne pense pas à tout cela beauté, surgit la voix pénétrante de Thernand, qui savait ce que ce regard pointé vers la colline de Bolmir fumante, anciennement le Seuil des Anciens Dieux, signifiait. Je t'aime, avec cela nous sommes capables de tout. Que ce soit réciproque je m'en moque, promet moi juste de ne pas te perdre toi-même, et de garder ton âme saine.

-Tu es naïf, le cingla-t-elle en rassemblant sa chevelure, ignorant ses caresses. Pourquoi crois-tu que ce quartier a été détruit ? Pourquoi crois-tu que nous préparons la guerre ? Pourquoi crois-tu que des gens se tuent au nom des dieux ? Parce que tant qu'il y aura des hommes heureux, il y en aura des malheureux, et ceux-ci inventeront une idée pour renverser cela qui n'hésiteront pas à se venger quand les malheureux seront au pouvoir.

-Tu es plus catégorique encore que mon père, marmonna-t-il en essayant de la retenir. Tu sais pertinemment que nous avons les moyens d'empêcher que ça se reproduise.

Il y eut un long silence durant lequel, elle l'embrassa sauvagement et lui mordit la lèvre. Aussi vite, elle se retrouva devant le miroir en face de la porte, contemplant sa stature et ce reflet qui pour une fois la représentait telle qu'elle était : faible et avide.

-C'est en train d'arriver, qu'on le veuille ou non. Le sang appelle le sang, et les hommes doivent détruire la nature avant qu'elle ne nous détruise. Ne t'inquiète pas, quand je serai reine, je mettrai fin à ce cercle vicieux, je ne ferai pas les erreurs du passé. Nous dirigerons leur vie en leur faisant croire qu'ils ont le choix. Et surtout nous éloignerons tous ceux qui s'y opposent. Ainsi il n'y aura plus d'heureux, plus de malheureux, il n'y aura que le destin que nous leur aurons choisi.

-Tu es folle, se lassait-il en sortant des draps encombrants.

Elle claqua la porte derrière elle pour ne pas entendre la suite de cette phrase que ses oreilles ne supportaient plus. Tu deviens comme ton père. Être seule, voilà ce dont cette âme égarée dans des couloirs sombres avait besoin. Le répit ne lui serait pas offert avant sa mort, le poids de la royauté pesait sur ses épaules plus lourdes que des cadavres entassés, avec la même puanteur et cet aspect poisseux qui s'attache à votre image et finit par vous transformer en cette créature du pouvoir que les gens imaginent. Et cet être à la parure violette qui était soulevé par du vide, qui la suivait partout. La future maîtresse des lieux tendit la tête en direction des jardins masqués derrière les branches des arbres morts qui les envahissaient et projetaient sur les sculptures décharnées des ombres dignes des contes de fée de son enfance. Il y avait dans ces jardins, autrefois entretenus, une petite fille qui courrait entre les feuilles mortes, soulevant autour de ses cheveux cuivrés d'hallucinants ballets de couleurs craquantes et crépusculaires. Un autre enfant, un chérubin, la poursuivait pour récupérer son minuscule soldat de bois, les rires s'écrasant contre les carreaux glacés, teintés des nuances du gris du ciel. Les enfants étaient troubles au travers de ces vitres, les jardins étaient flous au travers de ses pensées, le monde était gris dans cette vie qu'elle menait depuis ce triste soir où toutes ses belles couleurs avaient disparu avec sa tante, où les nuages blancs avaient recouverts le ciel avant d'absorber la fumée qui surgissait de la ville et de la révolution. Elle plaça sa main sur cette surface transparente qui l'emprisonnait dans la réalité, prête à tout donner pour retrouver ses enfants dans ce décor vif. La vie, au-delà la cruauté des hommes, en avait décidé autrement.

Un jeune homme rachitique, aux allures d'épouvantail, s'était assis sur la fontaine, à la place de ce frère qu'elle avait tant chéri. Il ne restait de lui que cette apparence victime de cette exécution de l'innocence. Depuis qu'il l'avait trouvée dans ses plus tristes masques, le soir durant lequel on lui avait ordonné d'épouser un empereur aussi influençable que rustre, il la suivait partout, lui interdisant de prendre une gorgée de vin. Regan était redevenu son ombre, lui aussi avait souffert à sa manière, lui aussi avait tué au nom de valeurs de leur famille, lui aussi était coupable.

Lucina ne l'avait jamais oublié, elle devait prendre garde lors des escapades qui servaient à sa mission qu'il ne la suive pas.

Les maudits enfants Dernaz se retrouvèrent dans les bras l'un de l'autre sous la pluie peu de temps après. Le temps s'était arrêté pour eux, leur offrant un répit où ils enlevaient les marques de la cour et de la bien-pensante, son Visage Trouble s'écartant pour leur laisser l'intimité nécessaire. Ils étaient libres, définitivement libres, dans leur mémoire où ils se jetaient l'un sur l'autre pour se chatouiller, d'un amour fraternel de gamins impérieux à qui la vie n'a donné qu'eux seuls en tant que repère et une tante surpassée par les événements, essayant de leur apprendre le respect de la vie dans un monde où on la déformait et détruisait.

-Comment vas-tu ? Lui souffla-t-il chaleureusement, en se détachant de son étreinte, observant les alentours pour vérifier s'ils étaient bien seuls.

-Mieux, dit-elle en se soustrayant à son regard, une larme aux coins de ses yeux de braise. La préparation du Tournoi me prend tout mon temps. Trop d'invités à accueillir, trop de paperasse inutile, la ville est électrique depuis votre intervention. J'ai quand même réussi à retrouver de l'aplomb, j'ai été faire de l'équitation hier avec Talia... Elle était bizarre.

-C'est la seule chose qui compte, que tu retrouves ta forme, la rassura-t-il en remettant sa chevelure en ordre et promenant ses mains sur son dos pour détendre les nerfs qui restaient bloqués. Talia est la personne qui a toute ta confiance, tu sais tout d'elle...

Elle se leva soudainement, comme si elle avait aperçu un danger entre les arbres. Ce n'était qu'un corbeau qui s'était posé sur une branche, pas des yeux violacés. Son frère la fit se rasseoir délicatement en chantonnant une berceuse que leur mère de substitution leur servait le soir pour dormir. Toutes les notes étaient fausses, la mélodie l'apaisait tout de même, tel l'alcool les sons réchauffaient son corps qui s'affaissa, sa tête lourde tombant sur une épaule frêle de Regan.

-Elle a critiqué père, elle a critiqué ce que la Garde a fait, se remémora-t-elle. Elle en était presque à défendre ces écailleux. Si elle se met à contester l'autorité...

-Lucina, coupa court son frère, ta confidente l'a vue de ses propres yeux. Je regrette ce que j'ai fait, ils n'étaient pas responsables de la maladie. Talia est en colère car l'origine de l'état de son père n'a pas été punie et que des innocents ont payé à sa place. Tu dois garder confiance en moi, sœur, ne perds pas tes amis. Un Dernaz ne trahit jamais un Dernaz.

-Je ne comprends pas ce qui vous attriste, se refroidit l'aînée en se redressant. Les décisions de père sont faites pour préserver la paix et le bien être du peuple. Quand je lui ai rendu sa bague, elle était terrifiée...

-Ne lui en veux pas, dit-il plus calmement. La situation est complexe, si père m'ordonne j'exécute. Talia fera de même, le peuple fera de même. Ce qui n'empêche qu'il ne plaît guère de massacrer des innocents sans preuve plus édifiante.

La tension était revenue, ils étaient redevenus des adultes, confrontant leurs opinions. Lucina ne doutait pas une seule fois du monarque qui régnait certes d'une main de fer, mais qui préservait la vie depuis deux décennies. Du moins lorsqu'elle était saoule. Les lekaros méritaient de mourir pour ce qu'ils avaient fait, on ne pouvait plus permettre qu'ils s'en prennent de nouveau aux hommes, que la Nature les assujettisse encore. Est-ce moi ou les restes de vin qui parlent ?

-Ils ne se seraient pas gênés, eux, à notre place, s'exclama-t-elle, de la hargne pure se libérant par ses paroles. Nous nous devons de ne pas compatir, de faire appliquer les règles, ils n'ont plus leur place ici.

Regan posa un doigt sur les lèvres et l'embrassa sur le front, sans animosité, tendrement. Le silence était une délivrance, une échappatoire, loin des accusations et des tueries.

-Il n'est point légitime de détruire un être vivant, reprit Regan en brisant la glace. Tu le sais aussi bien que moi, nous avons souffert de cela, pourquoi l'infliger aux autres ? Je partageais ta détresse, ton désir de vengeance. Oublie tout cela. Avec moi, avec nous, apprends à redevenir cette enfant, je t'en conjure. Je ne peux pas te sauver si tu mets toujours des barrières.

-Je ne peux pas, frère, se renfrogna cette femme blessée dans son orgueil. Je n'ai demandé à personne de l'aide. Je suis ce que ces gens qui ont fait coulé le sang de mon pays m'ont forcée à devenir. Le passé existe, je n'ai pas ton âme, je n'oublie pas. Les Dernaz n'oublient pas. Je dois m'occuper de Bella.

Les bruits de ses pas résonnèrent dans les oreilles sourdes de ce faux-frère dont elle avait si cruellement besoin pour continuer. Elle ne pouvait pas accepter ses propos, c'était une homme-lézard qui avait assassiné sa tante.

-Quand te reverrais-je ? Demanda-t-il à cette âme perdue dans des couloirs sombres, qui disparut sans réponse.

Je n'ai besoin de personne, je réussirai seule la mission que l'on m'a confiée. Un an, douze mois, elle ne savait plus depuis combien de jours elle se levait avec cette unique pensée : où était le quatrième élément ? Elle avait fait fouiller les cimetières, perquisitionner toutes les habitations, voyagé dans la campagne la plus reculée pour espérer en trouver une trace. Toutes ses recherches l'avaient menée au point de départ. C'était à ce moment là qu'elle avait commencé à boire à s'en rendre malade, après que Hugernaz lui ai ordonné de retrouver ce satané sceptre de bois de chêne aux pouvoirs incomparables. Elle avait parcouru les bibliothèques autorisées durant des heures pour en apprendre plus sur son apparence, pour découvrir qui était le dernier possesseur de cet objet, rien. Toutes les informations sur ce mystique instrument de la Nature semblaient s'être volatilisées. Elle n'avait eu pour l'épauler que Talia, et son optimisme à toute épreuve. Ses soupçons sur sa loyauté envers les Dernaz l'avait décidée à ne plus rien lui confier tant qu'ils ne seraient pas écartés. Thernand avait parcouru tous les pays dans lesquels il avait posé les pieds en quête de renseignement.

La seule chose qu'il avait appris, de la bouche de son père, était qu'à Folcstorm il avait pour mission d'en retrouver un aussi. Son dernier espoir était cette princesse elfe qui ne devrait plus tarder à franchir les portes de la ville, qui amènerait dans son sillage le reste de la famille Orchenxiar. Comme elle l'avait prévue, ils tombaient dans son piège sans freiner et s'emmêleraient dans ses filets sous peu. Elle se retourna vivement, des bruits de pas l'avaient interpellée. Catherine lui maintint fermement le poignet vers le bas.

- Votre père patiente à Sous la Citadelle, place de la Coucorde, une exécution publique de la plus haute importance va avoir lieu, décréta-t-elle impassible. Votre présence est plus que nécessaire, ainsi que celle de Regan. Votre époux n'attend qu'aux portes de la Citadelle.

Sous les yeux ternes insistants de ce qui lui servait publiquement d'être maternel, elle se dirigea vers l'endroit indiqué sans un regard en arrière, ne pouvant supporter plus longtemps ce visage où trônait comme une étincelle de fierté.

- Viendrez-vous, reine de mes jours ? Insista Jumir en baisant leur bague d'épousailles, tandis qu'elle se dégageait du carrosse, son garde muet couvrant ses arrières.

-Je saurai de votre partie de chasse si l'occasion se présentait, conclut-elle en cachant son dédain en un sourire d'acteur antique. Les devoirs de la royauté me retiennent.

Pareil à un enfant boudeur, le tyran des Simsare baissa son crâne chauve. Bras-dessus bras-dessous, ils s'élevèrent tant bien que mal sur l'estrade où trônait déjà son père et sa cour de courtisans, surplombant une foule avide de sang qui encerclait l'échafaud. Elle eut tôt fait de se dégager de son empereur encombrant et son général pour se glisser parmi ses amies, Elisia et Fiona impatientes que la pièce commence, avec comme héros un ser Thernand la hache à la main, prêt à ôter la vie. Talia était en retrait, enlevant et replaçant sa bague nerveusement. Fiona leur raconta l'arrivée de la délégation Islienne la veille et de leurs manières outrancières et décadentes. En entendant le récit des danses auxquelles la jeune femme, pieuse à l'excès, les deux amies plus proches se jetèrent un coup d'œil amusé, ce remémorant cette soirée sur cette place où elles avaient fini à moitié nue.

-Contente que vous ayez retrouvé le sourire Lu, la chambra Talia qui se détendait peu à peu. Je suis navrée pour hier, je n'aurai pas du aller aussi loin.

-Tutoie moi, espèce d'idiote, se renfrogna la concernée en mimant le mécontentement. Je suis plutôt à cran en ce moment, mais je soutiens que père a eu raison.

Sa compagne soupira en jetant un regard empli de haine à toute la troupe en extase qui encombrait l'entourage du souverain.

-Mon père pense que tu as raison, je soutiens que ce ne sont pas eux les fautifs. Lucina lui lança un regard d'acier. N'en parlons plus. Il est guéri, il va pouvoir reprendre la place qui lui incombe et empêcher que Hugernaz ne se laisse influencer par d'autres. On m'a chuchoté que tu n'avais pas passé la nuit seule, et avec un bourreau en plus.

Lucina lui donna un coup de coude dans le corset, ce qui amusa beaucoup la blonde, dont le rire attira tous les regards, tout particulièrement celui désapprobateur de Catherine. Le silence de la princesse apporta la réponse à sa compère, plus hilare encore. Il y eut soudain des huées, les habitants se ruant à la suite des coupables. Ils apparurent au milieu des visages défigurés par les insultes et la haine pure déversée, leurs écailles pleines de cicatrices, droits et fiers, malgré la nudité et les hurlements qui les humiliaient. Lucina aurait voulu qu'ils pleurent, qu'ils souffrent, qu'ils soient moches. Il n'en était rien, ce couple de lekaros avançait main dans la main sans faiblir sous les coups et les projectiles des spectateurs.

Les nobles autour d'elle, dans leurs plus beaux atours, avec leurs éventails et leur poudre plein le visage, se mirent à rire et à jurer à leur tour. Bien que la colère ait envahi les veines de Lucina, elle ne savait que penser de cette mise en scène absurde et grossière. Elle ne connaissait rien de ces êtres raides, rien de leur histoire, pourtant elle tentait de les détester comme tous ses autres autour d'elle qui les huait. Puis, comme à l'ordinaire, elle demeura indifférente, fixant l'autre côté de cette place qui avait été autrefois un havre pour la musique, les marionnettes et les jongleurs. Ils n'étaient rien d'autre pour elle que des représentants de cette espèce qui avait signé la fin de son bonheur, ce qui en faisait des insectes, indigne d'intérêt, qui méritait de mourir. Hugernaz recouvrit toutes les autres voix et instaura le silence.

-Nous voilà réunis en ce jour pour l'exécution de deux accusés hommes-lézard, déclara-t-il méprisant. Premier crime : être resté à l'intérieur de Sous la Citadelle en outrepassant le décret numéro 6543.

Ce premier argument semblait déjà satisfaire tout ce peuple qui attendait que tout ce sang coule. Certains, trop faible pour le voir, avait détourné le regard. Regan faisait parti de cela. La jeune femme ne comprenait pas cette soif de sang de toute cette assemblée contagieuse et en proie au malheur. Peut-être cela apaisait-il leur existence douloureuse ? Ou peut-être son père avait-il réussi le pari de propager son intolérance et sa haine dont elle était consciemment, et sans résistance, atteinte ?

-Deuxième accusation : vol à l'étalage d'un commerçant humain. Défense devant le tribunal : seule volonté de survivre. Défense bien évidemment rejetée, les hommes ne peuvent pas soulager toute la misère du monde.

Des ricanements fusèrent ainsi que du pain rassis, des fruits pourris, des crachats, des bouteilles de vin sur la peau endommagée des faux coupables déjà la tête emprisonnée entre les planches de bois. Ils ne bougeaient pas, les yeux dans les yeux, ils attendaient, sans que rien ne les touche. Ils étaient des murailles de pierre que la hache s'apprêtait à abattre, qui avait toujours défendu leur vie.

-Sanction, s'écria son père plus fort encore, les oiseaux de tout le quartier s'envolant loin sur le ciel grisâtre.

Tous le reprirent en cœur : la mort. Lucina se surprit à le répéter, ainsi que ses amies naïves devant la mine déconfite et effarée de la fille du général. Thernand souleva l'arme fatale et avant de la laisser tomber lui adressa un regard interrogatif. Ce regard qu'il échangea avec celle qui partageait sa couche plus tôt la fit rougir. Elle se tut, honteuse. Elle hocha la tête, ce qui était juste devait être fait. Au moment fatidique pour le premier lekaros qui n'avait pas prononcé un bruit, ses yeux se détachèrent de la scène pour retrouver la peur dans ceux de sa plus proche confidente.

Talia eut un mouvement de recul, la hache dut s'y reprendre pour détacher les morceaux de chair restant attachés au cou. Ses yeux dirent à son amie : ce devait être fait. Ils se retrouvèrent alors face aux pleurs de la seconde lekaros qui implorait qu'on la tue, déplorée par cette tête qui roulait sur le sol, y déversant une traînée écarlate que certains qualifièrent plus tard de « salissure nécessaire ». Regan s'était échappé pour vomir. La Dernaz ne parvenait plus à supporter tous les quolibets qui parvenaient à ses oreilles, la mort s'emparant de ces victimes de l'injustice qu'elle acceptait passivement, le sang se répandant sur le torse de son amant, amusant le peuple. Ses yeux se fermèrent, son esprit cherchant une paix. Lucina se serait écroulée sur le sol si son Visage Trouble n'était pas accouru pour la soutenir.

-Ce qui est juste devait être fait ; se répétait-elle tout haut pour excuser son comportement devant Talia et se convaincre, du moins essayer. Nous le savons toutes les deux, ils étaient coupables.

-Tu n'approuves pas cela. Dis moi que tu n'es pas d'accord, l'implora la blonde de sa haute stature avec dégoût.

La princesse ne répondit pas, elle ne savait pas quoi répondre. Le reste du monde avait disparu. Il ne restait qu'elle, les cadavres frais picorés par les oiseaux, brûlés par la foule et sa complice éternelle qui la regardait comme une étrangère. C'était les lois de son père, celles qui régissaient sa vie, celles auxquelles on devait se plier pour la survie. Un Dernaz ne trahit jamais un Dernaz. Pourtant, elle n'avait pas envie d'être complice d'un tel meurtre, d'une telle cruauté. Les enfants lekaros qui lui souriaient dans un passé éteint survinrent, un passé où elle les avait acceptés, où elle avait appris à oublier.

-La Lu que je connais n'aurait pas approuvé, elle se serait rebellée, lui cracha sa juge en tournant le dos. Elle sait ce qui est digne des hommes et ce qui ne l'est pas.

Il y eut un long silence autour d'elles. Alors que la place était un capharnaüm à rendre sourd, que tous les bousculaient pour retourner à leur vie, elles étaient figées en cet instant glacial.

-Je ne suis pas sûre que tu sois cette Lu là, celle qui combattait paisiblement. Ils ont réussi à la transformer avec ses souvenirs, depuis un an, ils les lui ressassent. Quand la Lu que je connais reviendra, qu'elle me prévienne.

-Elle n'existe pas, grogna Lucina en se faisant menaçante, sachant pertinemment que tout ceci était vrai. Ils le méritent, c'est toi qui es trop aveugle et trop égoïste pour t'en apercevoir. Je suis là pour sauver mon peuple, pour l'aider à survivre, je ne peux pas me poser ce genre de question.

Celle à qui elle adressait toute sa confiance, celle en qui elle avait toujours cru, celle qui à un autre âge lui avait ouvert les yeux sur le monde avait disparu dans ce mélange d'étoffe, d'écharpe et de toutes ses coutures qui montrent autant le faste de leur porteur que leur petitesse d'esprit. A l'instant où elle avait prononcé ces mots assassins, elle les avait regrettés. A quoi servait son rang si il ne pouvait pas réparer ce qui comptait tant pour elle. Une immense main, munie de doigts tordus et tâchés du liquide écarlate qu'ils avaient fait s'écouler sur le parvis se tendirent en sa direction.

-Ce n'est rien, beauté, l'apaisa Thernand en écartant son Visage Trouble. On n'avait pas le choix, on ne l'a jamais eu. Tu as raison, c'est la vie qui en a décidé ainsi. Tu dois résister, comme Elclusia...

Il y avait une ligne d'argent autour d'eux, une ligne qui les protégeait de la corruption qui envahissait l'air. Le chevalier l'avait tracé pour qu'elle ne s'écroule pas, pour que la violence ne l'affecte plus.

-Ramène moi à la Citadelle, je t'en conjure, lui supplia-t-elle, son maquillage s'étalant sous ses flots de larmes. Je ne peux plus les voir, je ne veux plus jamais voir cela. Promets-moi que tu ne le feras plus, promets-le...

Il enserra sa taille de son bras de fer et l'éloigna de l'estrade, cachant son identité à la foule. Ils échappèrent aux fureurs qu'avaient provoquées l'exécution, aux rires et à l'odeur de la culpabilité. Elle se propageait dans les rues à sa poursuite, emplissant ses sens avec tous ses bras invisibles qui lui resserraient la gorge, ses pas vacillant sous ce poids qui s'agrippait à son dos.

-Talia ne se rend pas compte, c'est la seule solution, sanglotait-elle dans les bras de son sauveur, traversant les rues crasseuses telles les ombres au crépuscule.

Ce doute s'était de nouveau insinué en elle, ce doute que la boisson dissipait, qui l'amenait à la conclusion qu'elle était un monstre, que son frère et son amie disaient la vérité. Elle était l'héritière de tout cela, elle n'avait pas le droit de douter, elle n'avait pas le droit de pleurer, pas le droit de trembler, de tomber. Toutes ces actions si anodines et humaines lui étaient interdites. Ils se posèrent dans une impasse isolée, déserte des bruits frémissants de cette ville aux parfums de cadavres et de pots de chambre pleins. Thernand essuya son visage avec un mouchoir à la salubrité douteuse, elle en avait cure, il lui fallait ces caresses que le destin lui avait enlevé, cette tendresse qui ne demandait rien en retour. Ils restèrent dans cette position un moment, sans se quitter des yeux qui éclairaient cet espace suffoquant. Les volets aux peintures écaillées étaient clos, tout était mort, une porte rouillée claquait dans les vents de l'automne. Les cendres redescendaient des cheminées de brique qui les regardaient de haut.

Le lieu ressemblait en tout point à son amant, toiture dégoulinante et sombre, les carreaux vitreux renvoyant l'éclat des soirs d'orage, les portes défoncées déchirant les devantures qui tenaient à peine debout.

-Je suis une créature abominable, j'ai eu envie de les injurier, de tordre leur cou, de les voir crier. Qu'est ce qu'on a fait de moi ? Ils me regardaient tous comme si j'étais un exemple à suivre, avec ce mélange de dégoût et d'admiration malsaine.

-Beauté, ne te préoccupe pas d'eux, susurra-t-il aux creux de ses oreilles. Je sais que tu n'es pas ce qu'ils veulent te faire croire, ne désespère pas. Je sais que c'est difficile, mais avec ton courage, tu vas surmonter les épreuves qui se présentent. Ce que tu es réellement, je le vois là au fond de tes yeux, dans ton corps entier. Montre leur que l'on n'est pas obligé d'être un tyran démoniaque pour régner avec autorité, qu'on n'est pas obligé de massacrer pour amener la paix.

Elle sourit tristement, lui non plus ne comprenait pas que ce n'était pas qu'une image. Qu'elle était devenue ce que Hugernaz attendait d'elle. Un chien boiteux débarqua dans la rue, s'enfuyant dans leur direction. Son dos courbé de panique était couvert de plaies suppurantes, une de ses oreilles rabattues saignaient abondamment. A sa suite, un enfant misérable débarqua en lui lançant des pierres, suivi d'une petite bande hilare. Lucina se leva, le caillou destiné à l'animal envahi par les puces ricocha dans sa chevelure. Ce fut un éclair qui traversa la ruelle. Plus lumineuse que le soleil, une lame vint se poser sur la gorge du naïf gamin, tous les autres déguerpissant devant les menaces du garde à l'identité inconnu toujours à ses côtés. La victime de cette agression futile s'était recroquevillée en geignant dans un trou plein d'eau putride.

-Quel est ton nom, morveux ? Lui dit calmement le princier personnage, en appuyant la lame.

-Henry, m'dame. S'xcusez moi, je l'ferais plus, je l'ferais plus...

- Tais-toi insolent, hurla Thernand à son encontre en ramassant la bête blessée. Tu parles à sa Majesté Lucina Dernaz, tu lui dois respect et obéissance.

-Tu as compris petit, se glaça-t-elle, obéissance. Connais-tu dame Talia ? Il répondit de frayeur par l'affirmative. Tu vas payer de frapper des innocents, tu vas la suivre et me prévenir du moindre de ces faits et gestes. Tu en rendras compte au vice-commandant.

Henry recula en tremblant, sa tête continuant de faire des va et viens en signe d'acquiescement.

-Si tel n'est pas le cas, je te retrouverai personnellement, et le chien te fera te souvenir. Personne ne doit savoir, sinon je te tuerais d'une manière plus douloureuse que ton imagination ne peut envisager.

Il déguerpit sous le regard du Garde Doré qui ne signifiait qu'une chose : pourquoi ? Était ce besoin irrationnel de se prouver qu'il existait une once de compassion et d'humanité en elle ? Elle s'était reconnue dans ce chien boiteux que tous frappaient, craignant son apparence, le blessant en le sachant vulnérable. Lui aussi, il avait manqué d'amour et d'embrassades chaleureuses, lui aussi, il avait grandi dans la compréhension et l'abandon rigide. Une parcelle de son esprit encore préservée avait réagi à la vue de cet enfant qui se permettait d'être un bourreau sans le savoir, pareille à elle face aux lekaros. Elle arracha l'animal des bras de son amant, calmant sa peur en caressant son pelage collé par le sang séché et la boue, sous l'œil réprobateur de Thernand qui ne comprenait toujours pas.

-C'est ma manière de m'excuser, se défendit-elle sèchement pendant qu'il passait sa langue râpeuse sur ses joues. Puis, il faut surveiller mon amie, je compte sur toi pour lever toute une armée d'espions. Je veux connaître tout ce que disent mes proches à mon propos. Je dois identifier ceux sur qui je peux compter.

Elle déposa délicatement compagnon neuf dans les bras violets de son garde, puis déposa un baiser sur les lèvres de son sauveur. Il resta impassible, muet par la soudaineté de sa requête irréfléchie, or il ne contestait jamais. Il avait cet air entendu de celui qui a prouvé qu'il y avait encore du bon en Lucina.

-Je retourne là-bas, Bella doit m'attendre, se reprit-elle en se détachant de lui. Préviens-moi si tu apprends quoi que ce soit. Je t'apprécie, ce qui peut-être signifie pour toi je t'aime...

Tu vas m'être bien utile, homme du Nord. Elle s'échappa dans sous la Citadelle, le laissant rejoindre béat ses occupations à la Garde Dorée.



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