23. Les dernières flammes.

- Eudora ? Reviens avec nous Eudora.

Une voix familière.

- Elle nous entend.

Une deuxième voix.

- Eudora ?

Kairos. Sanjana.

J'ouvris difficilement les yeux. L'esprit embrouillé, je peinais à me souvenir ce qui venait de se passer. Sanjana se pencha au-dessus de moi pour s'assurer que je n'avais rien. Une blessure encore fraiche lui barrait le visage. Je me redressai, confuse. Un regard autour de moi me ramena aux derniers évènements. Minos. Ange. Le néant. La Scaremountain. Contrairement à ce que j'avais cru, la Scaremountain n'avait pas entièrement disparu. A quelques mètres, là où devait se trouver autrefois une partie de la montagne, gisait un énorme cratère. En son centre, une spirale de néant tournoyait encore et ne semblait pas prête à partir. La Scaremountain n'avait pas totalement disparu, elle paraissait avoir été arrachée, une maigre partie subsistait encore dans la plaine. Il ne devait désormais avoir plus qu'une ou deux pièces encore existantes. Ce qui était autrefois la plus grande et la plus terrifiante montagne du royaume avait été réduit à néant. Il n'en restait que de maigres vestiges.

- Tu as perdu connaissance à la fin de l'attaque, m'apprit Kalidas.

A l'entente de sa voix, je me tournai brusquement vers lui. Je l'analysai de fond en comble, le cœur battant. Il allait bien. Il n'était pas blessé. Les images des piques le transperçant revinrent me hanter. J'en eus la nausée. Le drame qui venait de se jouer tournait en boucle dans mon esprit. Sans Ange, nous serions morts. Moi et Kalidas étions les deux seuls rescapés de l'attaque de la bête. Ange était morte. Hell avait été avalé par le néant, ainsi que les deux enfants, Minos et tous les alliés se trouvant dans le Cimetière.

- Je...

Ma voix me parut étrange, les mots s'étranglèrent dans ma gorge et je fus incapable de former la moindre phrase. Mon cœur battait la chamade. Ange était morte. Samaël n'avait jamais été aussi près de la victoire.

- Qu'est-ce qu'il s'est passé ? demanda Sanjana.

Elle luttait pour garder son calme, ses yeux étaient embués et elle peinait à rester immobile. C'est Kalidas qui lui répondit. Il lui expliqua l'attaque surprise de Minos, la mort de deux des alliés d'Evilash, le vol de pouvoir, la suppression de ses pouvoirs de race, l'intervention d'Ange qui lui avait coûté la vie, puis celle de Hell qui avait tout avalé sur son passage. Un long silence accueillie son récit. Ses interlocuteurs avaient pâli.

- Minos a désormais le pouvoir d'invincibilité d'Ange ?

La voix de Sanjana trahissait une panique croissante.

- Minos a bien disparu dans ce vortex ? voulu se rassurer Kairos. Il est pour le moment hors d'état de nuire ?

- Je n'en sais rien, admit Kalidas. Je ne suis pas sûr de l'avoir vu disparaître, tout est allé si vite. Il a peut-être eu le temps de se téléporter, peut-être pas. Dans tous les cas, nous ignorons ce qu'est réellement ce pouvoir du néant et s'il est possible de s'en échapper. Je doute qu'on doive prendre la disparition de Minos comme un état définitif.

- Je serais ravie que ce soit définitif pour lui, grinça Sanjana, mais qu'est-ce qu'on fait pour Hell et les autres ?

- Qu'est-ce que tu veux faire ? soupira Kairos. On ignore tout de ce pouvoir individuel. Le seul qui peut être en mesure de trouver une solution est son possesseur.

- Tu penses qu'il est vivant ? Que l'on peut vivre à l'intérieur de ce truc bizarre ?

- Je n'en ai aucune idée. Pour Hell, les petites, et tous les innocents prisonniers à l'intérieur, je l'espère. Mais d'un autre côté, si Minos est bien emprisonné là-dedans, je t'avoue que je préférerais que...

- Ne le dit pas ! s'énerva Sanjana.

Un éclair de colère et de tristesse traversa son regard.

- Co... comment avez-vous su qu'il se passait quelque chose ici ? réussis-je à articuler.

- Evilash l'a vu à travers toi et en a informé toutes les troupes. On a aussitôt tenté de revenir, mais les Darknils ont attaqué pour nous empêcher de venir en renfort. En plus, Minos avait créé un dôme autour de la montagne, impossible de vous rejoindre.

J'étendais ma vision autour de moi pour constater que contrairement à l'idée que je m'étais faite, Sanjana et Kairos étaient loin d'être les seuls à être de retour. Malgré le nombre des troupes croissantes dans ce qui avait été autrefois la Scaremountain, un calme froid régnait. Evilash était debout, immobile, devant le corps sans vie d'Ange. Ekaterini était à genoux aux côtés de la Gorgone et avait posé une main sur le corps inerte comme si elle tentait de la réveiller. Ses traits étaient tirés et une grimace de démence barrait son visage. Shaytan, qui se tenait plus loin, était pâle, son unique œil était exorbité par l'horreur et la panique.

- Elle n'est pas morte, gronda Ekaterini d'une voix d'outre-tombe. Elle est fatiguée, elle fait juste une sieste. Bientôt, elle se réveillera et tout sera comme avant. Vous allez voir ! On a commencé à trois cette aventure, on restera à trois. On sera toujours trois.

L'aveugle éclata de rire et caressa tendrement les cheveux d'Ange. Evilash n'avait toujours pas bougé. Elle restait silencieuse, debout, sans prononcer le moindre mot, ni esquisser le moindre mouvement.

- Personne ne peut tuer Ange, continua Ekaterini d'une voix de plus en plus folle, elle est la plus forte d'entre nous. C'est notre pilier, le moteur de la résistance. Mais parfois, c'est fatiguant de porter le monde sur ses épaules, alors elle doit se reposer.

Ekaterini se mit à se balancer d'avant en arrière, encore et encore, inlassablement, répétant qu'Ange se réveillerait, qu'elle dormait, qu'elle était juste fatiguée.

- Ferme-là ! hurla Evilash.

Elle était sortie brutalement de son mutisme. Pivotant vers l'aveugle, elle l'incendia du regard.

- Elle ne se réveillera pas ! Jamais !

Ekaterini se mit à pleurer.

- Arrête de me crier dessus...

L'aveugle avait soudainement l'air d'un enfant pris dans les mailles de ses propres émotions. Ses joues étaient inondées de larmes.

- Elle... elle va se réveiller et jouer du piano... et...

- Elle est morte !

- Non !

Evilash serra les poings avec force. Elle pivota vers nous dans un élan de colère, ses yeux brulants d'une haine nouvelle. Son regard se porta d'abord sur moi avant de s'arrêter sur Kalidas. Je fus prise d'un horrible pressentiment.

- C'est vous !

- Nous ? marmonnai-je, redoutant déjà la suite.

- Vous l'avez tuée !

- Tu délires ! Tu sais très bien ce qu'il s'est passé, tu as tout vu à travers moi.

- C'est vous deux qui aurait dû mourir. Elle n'était même plus menacée ! Vous êtes tous les deux tellement faibles, tellement fragiles, incapables de vous battre, incapable de vous défendre tout seul !

- Il s'agissait de Minos ! S'il était si facile de se défendre contre lui, on n'aurait pas autant de soucis à se faire ! Tu sais très bien ce qu'il s'est passé pendant que tu n'étais pas là, tu sais très bien que j'ai essayé de l'arrêter, que j'ai essayé de les sauver de son emprise, elle comme Kalidas. J'ai donné tout ce que je pouvais !

- Ce n'est pas assez.

- Je n'aurais rien pu faire !

- T'aurais dû mourir à sa place.

Evilash s'avança un peu plus, le regard ardent, mélange de haine et de douleur.

- Ange a tenu à donner sa vie pour eux, marmonna Shaytan, c'est quelque chose qu'on devrait respecter.

La surprise me cloua sur place. Shaytan était-il vraiment en train de prendre ma défense face à Evilash ? L'intervention de Shaytan coupa Evilash dans sa lancé. Elle se figea et se tourna lentement vers l'Ogre.

- Je te demande pardon ?

Sa voix était aussi froide que de la glace.

- Ange savait très bien ce qu'elle faisait, répliqua Shaytan qui ne se démonta pas. Elle était intelligente et tournée vers les autres, elle a agi en connaissance de cause. Ce n'était pas un accident, c'était un sacrifice. S'en prendre à ceux pour qui elle a donné sa vie, c'est bafouer sa mémoire.

Shaytan ne prenait pas ma défense, il prenait celle d'Ange. Je le regardai sous un nouveau jour. Jamais jusqu'ici je ne m'étais rendue compte qu'il tenait autant à la Gorgone, mais désormais, c'était flagrant. Malgré la peur que lui avait toujours provoqué Evilash, il gardait la tête haute, prêt à défendre les intérêts de celle désormais partie à jamais. Les derniers mots d'Ange avant de rendre l'âme me revinrent comme un écho à l'intervention de Shaytan. Ses derniers mots avaient été destinés à Evilash, parce que la Gorgone savait comment elle réagirait à sa disparition. Elle avait voulu apaiser les choses, et Shaytan prenait désormais la relève, tentant de défendre l'intérêt de son amie. Evilash semblait prise dans une tempête intérieure. Elle poussa un cri de rage et partie avec colère dans ce qui restait de la montagne. Lorsqu'elle eut disparu, quelque chose parut se briser à l'intérieur de moi. Comme si une barrière venait de s'effondrer. Des émotions en dépotoirs volèrent dans mon corps sans que je ne parvienne à y faire du tri. Des ressentis parasites m'emplirent la tête à m'en donner le tournis. Il ne me fallut que quelques minutes pour faire le rapprochement avec ce qui était en train de se passer. Il s'agissait de mon lien avec Evilash. Le drame qui venait de se jouer avait débloqué un peu plus le rapprochement entre nos deux êtres. Désormais je pouvais ressentir ses émotions comme si elles étaient miennes. C'était une douleur qui me cueillit avec violence et avec laquelle je ne pouvais lutter. J'aurais pu tenter de rejeter le processus, je n'aurais pu y échapper. Le plus douloureux dans tout cela était que je comprenais chaque émotion qui me traversait. Je compatissais avec elle. J'avais donné tant d'énergie à repousser et à détester celle qui était à mon image que l'idée même de pouvoir comprendre le fil de ses émotions et d'y trouver un sens me répugnait.

Une tempête éclata dans ma tête. Une douleur fulgurante me transperça le cœur. C'était comme si la vie prenait fin, comme si tout ce qui rendait le monde beau s'éteignait à jamais. Comme si tout perdait son sens. Pourquoi se battre si c'était pour finir par tout perdre malgré tout ? Combien de douleur et de départ fallait-il encore subir avant de trouver la paix ? La paix était-elle encore possible lorsque notre cœur était autant abîmé ? Puis, à quoi bon ? Il n'avait jamais été question de pure vengeance, mais d'un élan de survie. Eradiquer la menace pour pouvoir réapprendre à vivre, à l'abris de ceux qui avaient autrefois tout détruit. Et dans cette tourmente qui durait depuis des années, depuis toujours, on pouvait trouver un refuge, un chez soi. Une personne pouvait devenir notre maison. Mais tout était parti en fumé. Un soutien, une présence, une âme sœur, le remède de tous les maux... Il n'existait désormais plus rien qui en valait réellement la peine. Comment vouloir encore sauver son futur, si la personne avec qui tu voulais plus que tout le construire s'était envolée à jamais ? Il n'avait jamais été question de vengeance pure, mais d'un espoir fou, d'un espoir qui demeurait toujours au fond des entrailles. L'espoir de pouvoir un jour vivre enfin réellement. Un espoir vivant au fond de l'être comme une flamme ardente. Mais les dernières flammes venaient de s'éteindre. Cet espoir venait de mourir. Alors peut-être que désormais, la vengeance pure était tout ce qui restait. Peut-être que tout ce qui restait à faire était de supprimer tout ce qui avait contribué à ce dénouement. Il n'existait plus aucun but, aucun objectif concret... alors peut-être était-ce vers ce chemin qu'il fallait se tourner...

La douleur était insupportable. Elle en devenait physique. Comment pouvait-on encore respirer, remuer, tenir debout, vivre, avec des émotions aussi ravageuses ? Un cri de rage sembla résonner au fond de mes entrailles. Je vis à travers mes émotions Evilash hurler et saccager l'une des dernières pièces de la montagne qui persistait encore. Le piano qui résidait toujours dans un coin de la pièce paraissait être devenu le pire ennemi qui n'ait jamais existé. Un souvenir bien trop douloureux. Un objet qui faisait bien trop mal à regarder. Evilash y mit le feu. Comme si ce n'était pas suffisant, qu'elle n'en était pas satisfaite, Evilash s'attela bientôt à brûler tout ce qui restait de la montagne. Les derniers vestiges de l'abris flambèrent, emportant les souvenirs des jours passés en son cœur avec lui. Evilash revint vers Ange et sous les cris hystériques d'Ekaterini, elle prit la Gorgone et partit avec elle dans les flammes. Elle la déposa délicatement dans le feu et recula. Ekaterini s'effondra en voyant le corps sans vie disparaître dans la fumée et les flammes. Evilash, elle, resta stoïque, le visage rivé vers ce qu'elle avait causé. Son cœur se scella. Un sentiment vorace prit possession d'elle, un sentiment si particulier qu'il était difficile à saisir et a comprendre, mais ce sentiment nouveau, brute, me terrifia sur place.

***

NDA : Coucou ! Je suis de retour avec la suite ! C'est pas un chapitre très joyeux ni particulièrement long, mais il reste quand même important. J'espère qu'il vous aura plu !

On se retrouve la semaine prochaine ! Kissy kissy 🤍 #Nakijo.

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