10. Un pion imprévisible.
Des cris résonnaient dans tous les recoins. C'était la peur qui régnait en ces lieux. La mort. Les ténèbres.
Ange courut me rejoindre, elle venait d'être prévenue par Shaytan. Ses yeux étaient agrandis par l'horreur. Elle regardait autour d'elle, épouvantée. Les Obscuras se bousculaient, se piétinaient les uns les autres, hurlaient. Un brouillard noir, épais, envahissait les lieux, faisant disparaître les villageois, les engloutissant définitivement. Je tirai Ange à ma suite, m'écartant du brouillard ténébreux qui avalait le village à une vitesse ahurissante. Il ne fallait pas qu'il nous enveloppe. Il ne devait pas nous toucher. En aucun cas.
Ange lança un regard en arrière, apercevant un enfant se faire avaler par le brouillard d'un noir abyssale. Elle pâlit en le voyant disparaître. Je n'avais pas le temps de m'attarder là-dessus. L'heure était grave. Nous n'avions pas une minute à perdre. J'entraînai Ange dans une ruelle, la plus éloignée possible du brouillard. Soulagée, je vis qu'Ekaterini venait de nous rejoindre. Bien qu'aveugle, elle sentit notre présence et se dirigea vivement en notre direction.
- Je peux savoir ce que l'on fiche ici ? s'énerva-t-elle. C'est dangereux ! Je n'ai pas envie de finir comme ces autres Obscuras, avalée par ce brouillard. Question Darknil, j'ai déjà assez donné, je n'ai pas envie d'y retourner, merci bien.
Je soupirai. Je n'étais pas surprise par la mauvaise humeur d'Ekaterini, c'était même prévisible. Mais il allait falloir qu'elle passe outre, je n'allais pas perdre mon temps à écouter ses ressentiments.
- On n'est pas ici pour faire bronzette, tu t'en doutes bien, m'exaspérai-je, mais tu crois sérieusement que j'allais rester dans la Scaremountain, à me tourner les pouces, alors que les Darknils venaient enfin de sortir au grand jour après toutes ces années tapis dans l'ombre ? Le grand jour est arrivé Eka, l'avenir va être bien chaotique.
L'aveugle poussa un profond soupir, passant une main dans ses cheveux de soleil continuellement décoiffés. Elle n'était pas ravie par la situation et je ne pouvais pas blâmer sa mauvaise humeur, c'était entièrement justifiée.
- Qu'est-ce que tu comptes faire au juste ? finit-elle par demander. Je doute que te pointer ici, sous ta véritable apparence, soit d'une quelconque utilité.
- Agir sous ma forme cendrée, c'est signaler ma présence à Samaël, rétorquai-je, il ne s'attend pas à ce que je me balade dans les lieux en tant qu'Obscuras en chair et en os. Je passerai davantage inaperçue ainsi.
Ekaterini gonfla les joues avant d'exagérément expirer dans un soupir forcé.
- Je ne sais toujours pas pourquoi on se retrouve tous ici, fit-elle remarquer. J'aimerais de solides explications, je ne tiens pas à finir entre les griffes de ces stupides Darknils parce qu'il t'ait pris l'envie de te balader dans un village à feu et à sang.
J'arquai un sourcil.
- Je pense que tu te doutes parfaitement que je ne laisse rien au hasard. Il s'agit de la première attaque des Darknils, il y en aura d'autres, cela ne fait aucun doute. Tout ce qui importe pour le moment, c'est de comprendre, d'observer...
- D'observer ? répéta Ekaterini dans un étranglement. Et tu ne peux pas le faire depuis la Scaremountain, comme d'habitude ? Je n'ai aucune envie d'être ici, en plus, avant que tu ne nous appels, nous étions en mission importante, si tu te remémores bien. On perd du temps !
Quand Ekaterini s'y mettait, elle pouvait vraiment être agaçante...
- L'autre mission attendra, les Darknils sont plus importants, tranchai-je.
Ekaterini croisa les bras contre sa poitrine, visiblement pas de cet avis.
- Non, l'autre mission n'attendra pas, parce qu'on l'a trouvé figure-toi. Elle attend juste derrière cette ruelle.
J'affichai un regard surpris. Elles l'avaient trouvé ? Il s'agissait donc d'une fille ?
- Pourquoi ne pas avoir commencé par-là ? m'agaçai-je, amenez-la moi.
Ekaterini haussa les épaules d'un geste désinvolte. Ange nous arrêta d'un geste de la main et secoua la tête. Je fronçai les sourcils.
- Attend, me souffla-t-elle, avant qu'on ne t'amène l'Obscuras, tu dois savoir plusieurs choses.
Je contemplai Ange, interdite. Je lui avais demandé, à elle et Ekaterini, de trouver la personne qui avait réussi à blesser Eudora avec ses cendres. Et visiblement, cette personne attendait au bout de la ruelle.
- Il s'agit d'une enfant, m'apprit alors Ange, elle ne doit pas avoir plus de six ans. Elle ne parle pas beaucoup, elle est effrayée et presque sauvage. Vas-y en douceur avec elle.
J'acquiesçai et me dirigeai vers le bout de la rue, suivis de près par mes deux acolytes. Je découvris alors une petite fille, recroquevillée sur elle-même. Elle nous regardait avec des yeux écarquillés, terrorisée.
La petite avait des oreilles de lièvre gris noir, le visage naturellement recouvert de suie et des yeux emplis de constellations. C'était bien l'une de ma race. Une des rares rescapées.
Je m'accroupis face à elle, lui souriant pour la mettre un peu plus en confiance. Sous la peur, la petite risquait de paniquer et d'activer son pouvoir de cendres. La présence d'Ange m'était donc bénéfique. Elle seule pouvait neutraliser le pouvoir des Obscuras.
- Salut, lui lançai-je, comment t'appelles-tu ?
La fille lièvre se recroquevilla sur elle-même, apeurée. Elle avait comme sous race celle de l'Animalis, il n'y avait aucun doute là-dessus. Normalement, un Obscuras ne pouvait pas avoir comme sous-race l'Animalis, c'était une race dominante, mais notre race était spéciale à bien des égards.
Ange s'accroupit à mon côté, envoyant un regard bienveillant à la petite. Il était clair que pour rassurer quelqu'un et le mettre en confiance, Ange était beaucoup plus douée que moi dans ce domaine.
- Tu n'as pas à avoir peur, la rassura la Gorgone d'une voix douce, on ne te fera aucun mal. Je te l'ai dit, on est là pour t'aider. Tu es en sécurité désormais.
La petite ne détachait désormais plus ses yeux d'Ange. Le lièvre s'accrochait aux manches de son pull avec anxiété. Elle semblait avoir davantage peur de nous que du chaos nous entourant dû à l'attaque des Darknils. C'était un fait déroutant.
- Où l'avez-vous trouvé ? demandai-je à Ange.
- Elle errait seule dans les bois, m'apprit-elle, on aurait dit un petit animal sauvage.
Je haussai un sourcil, reportant mon attention sur l'enfant. Qu'est-ce qu'une petite de son âge faisait, seule, dans les bois ? C'était étrange. Comment avait-elle pu survivre ?
- Comment t'appelles-tu ? lui redemandai-je.
La petite agita ses grandes oreilles de lièvre et se colla un peu plus contre le mur derrière elle. Ce n'était pas gagné...
- Tu n'as pas à avoir peur de nous, tenta une nouvelle fois Ange, qu'importe ce que tu as vécu auparavant, c'est fini. Tu es en sécurité avec nous, c'est promis.
La petite continuait de nous détailler tour à tour, sans un mot.
- Regarde ses yeux, souffla Ange en me désignant, ce sont les mêmes que les tiens. Vous êtes de la même race. On est là pour te venir en aide. Mais il faut que tu acceptes de nous parler, nous avons quelques questions à te poser.
L'enfant pencha la tête sur le côté, ses yeux de nouveau posés sur Ange. Elle semblait lui faire davantage confiance qu'à nous, et je ne pouvais que la comprendre. Ange possédait une douceur peu commune.
Doucement, la petite leva son bras devant elle, elle pointa lentement Ange de son petit doigt, puis l'aveugle, puis moi. Je fronçai les sourcils, ne comprenant pas à quoi elle jouait.
- Je m'appelle Ange, lui répondit alors la Gorgone, à côté de moi, c'est Eudora. Et elle, Ekaterini.
La petite pencha la tête sur le côté, puis pointa une nouvelle fois Ekaterini de son doigt avant d'amener sa main vers son propre visage et de pointer ses yeux tour à tour.
- Oui, Ekaterini est aveugle, acquiesça Ange, ses yeux étaient autrefois semblables aux tiens et ceux d'Eudora.
- Pourquoi ? finit par lâcher l'enfant d'une voix à peine audible avant de désigner les orbites vide de l'aveugle.
Cette dernière, jusqu'ici en retrait, s'avança à nos côtés et s'accroupit à son tour face au lièvre.
- Tu veux savoir pourquoi je n'ai plus du tout de yeux ? demanda l'aveugle d'une voix brusque qui fit sursauter la petite.
Le lièvre acquiesça avant de s'acculer un peu plus contre le mur, effrayée parce que dégageait Ekaterini. Ange lui traduit son oui, étant donné que l'aveugle ne pouvait voir l'acquiescement de la petite.
- Parce qu'on me les a retirés avec une pelle à tarte alors que j'étais consciente, ricana-t-elle.
Je soupirai bruyamment. La petite avait les yeux agrandis d'horreur.
- Tu étais obligée de lui dire une chose pareille ? m'exaspérai-je.
- Tu voulais que je mente ? grinça l'aveugle.
- Tu aurais pu t'arrêter au fait qu'on te les avait retirés, raillai-je.
Ekaterini ricana.
- Je préfère la version longue, se défendit-elle.
- Vous avez fini toutes les deux ? s'exaspéra Ange. On n'est pas là pour que vous vous chamaillez.
Je levai les yeux au ciel avant de reporter mon attention sur la petite, toujours aussi terrorisée. Elle avait les mains tremblantes cachées sous ses manches longues qu'elle ne cessait de tirer, les genoux repliés contre son torse, ses cheveux lui tombant devant une partie du visage. Sa posture me rappelait celle de Massa lorsque je l'avais trouvée. Mon cœur se serra à cette pensée.
Il fallait qu'on vienne en aide à cette petite. Elle ne pouvait pas continuer d'errer dans les bois. Elle était à la merci des Darknils et c'était une chance qu'elle ne se soit pas déjà fait remarquer et attrapée.
- Comment tu t'appelles ? lui redemanda Ange d'une voix douce.
La petite cacha son visage derrière ses bras comme pour se protéger de nos regards. Ekaterini étouffa un bâillement.
- Ji... Jihane, finit par articuler faiblement la petite.
- Jihane, que faisais-tu seule dans les bois ? la questionna Ange.
Le lièvre ne la quittait plus du regard, rassurée par sa présence.
- Je... j'y... j'av...
- Je, ji, jo, ju, ja... tu ne sais pas parler correctement ? s'impatienta Ekaterini, on n'a pas que ça à faire.
La petite eut un sursaut et se ratatina sur elle-même, encore plus effrayée qu'un peu plus tôt.
- Eka, tu veux bien nous attendre au bout de la ruelle, intervins-je, on n'en a pas pour longtemps.
L'aveugle poussa un grognement de mécontentement.
- Tu veux me tenir à l'écart ? s'énerva-t-elle. Je vais me faire chier à vous attendre à rien faire.
- T'avais qu'à y penser avant de parler sans réfléchir et de terroriser la petite encore plus qu'elle l'est déjà. Tu nous fais perdre notre temps, Eka.
- Moi ? Je nous fais perdre du temps ? J'espère que tu plaisantes ! s'emporta l'aveugle. C'est toi avec tes plans farfelus qui nous fais perdre le plus de temps. C'est complétement inutile de se retrouver ici. Alors ne va pas insinuer de telles choses !
- Eka, c'est un ordre ! m'emportai-je à mon tour. Je ne suis pas là pour t'écouter râler à longueur de journée alors si tu ne veux pas que je t'arrache la langue avec une pelle à tarte, t'as intérêt à obéir.
Le visage de l'aveugle vira au rouge sous la colère.
- T'as de la chance que c'est toi, Evi, parce que si quelqu'un d'autre m'avait sortie un truc pareil, mais je l'aurais trucidé ! lâcha-t-elle d'une voix glaciale. Les conditions de ma cécité ne sont pas des faits que tu peux ressortir lors de tes petites crises de colère !
- Si mes propos te déplaisent, tu n'as qu'à te tirer d'ici ! raillai-je.
L'aveugle se redressa lentement et s'éloigna de nous, s'engageant dans la ruelle et se laissant guider par sa main glissant le long du mur. Ange la regarda partir en se mordillant la lèvre.
- Tu devras t'excuser, me fit-elle remarquer.
- Je ne vois pas pourquoi, rétorquai-je
Ange me lança un regard courroucé.
- Je suis habituée à vos violentes prises de bec, mais là, tu y as été fort, me sermonna-t-elle, une fois que l'on sera rentrée, tu ferais mieux d'aller t'excuser auprès d'elle.
- Ce n'est pas à toi de me dire ce que je devrais faire, m'irritai-je. Je ne m'excuse jamais, tu devrais pourtant le savoir.
- Avec moi, tu t'excuses, fit-elle alors remarquer.
Je lui lançai un regard.
- Toi, ce n'est pas pareil, et tu le sais parfaitement.
- Eka n'est pas n'importe qui non plus, se buta Ange, elle ne méritait pas ce que tu viens de lui sortir. Toi, mieux que personne, peux comprendre l'effet que cela fait d'évoquer de la sorte les horreurs du passé.
Sa phrase eut l'effet d'un coup de poing dans l'estomac. Mais je me contentai de hausser les épaules.
- Nous n'avons pas de temps à perdre, lui rappelai-je.
- En rentrant, tu iras t'excuser ? insista Ange.
Je soupirai.
- Si tu y tiens.
- Promis ?
- Promis.
Je reportai mon attention sur la petite, agacée qu'Ange ait encore eu gain de cause. Le lièvre nous contemplait silencieusement, ayant écouté tout l'échange. Notre dispute n'allait pas aider à gagner sa confiance...
Mais étonnement, la petite sembla moins craintive. La dispute avait semblé lui donner un meilleur aperçu de qui on était et effacer un peu de sa crainte.
Subitement, l'enfant pointa son doigt en ma direction.
- Tu es née comme moi ? demanda-t-elle de sa petite voix à peine audible.
J'acquiesçai lentement, surprise que ce soit elle qui ait repris en première la parole.
- Tous ceux de notre race sont nés de la même façon, lui appris-je.
La petite pencha la tête sur le côté, me détaillant de ses yeux astraux.
- Pourquoi étais-tu seule dans les bois ? lui demandai-je, reprenant la question d'Ange.
- J'y vis.
- Toute seule ? Sans maison ? m'étonnai-je.
La petite acquiesça. Elle n'avait pas de parents, c'était évident. Mais je ne comprenais pas comment elle avait pu survivre seule dans les bois à un si jeune âge.
- Quel âge as-tu ? l'interrogeai-je de nouveau.
Jihane brandit sa main devant elle et montra ses cinq doigts.
- Cinq ans, m'effarai-je.
- Bientôt six, chuchota-t-elle.
Elle avait beau physiquement faire son âge, dans ses yeux brillaient une lueur plus adulte. Elle semblait trop mûre pour un âge aussi jeune.
- Et tu vis seule dans les bois depuis combien de temps ? lui demanda Ange.
Jihane afficha un air pensif et finit par hausser les épaules.
- Beaucoup de temps, se contenta-t-elle de répondre, ne pouvant visiblement pas être précise sur la question.
- Tu es partie vivre dans les bois dès ta naissance ? la questionnai-je.
La petite secoua vivement la tête.
- Où vivais-tu, avant ? lui demandai-je alors. Tu étais seule ?
La petite secoua une nouvelle fois le visage.
- Il y avait un couple.
- Tu vivais avec un couple ?
La petite acquiesça.
- Ils m'ont adoptée.
- Où sont-ils maintenant ?
La petite se recroquevilla sur elle-même, le regard subitement agrandi.
- Morts.
Je me figeai, Ange cligna vivement des yeux.
- Que leur est-il arrivé ? l'interrogeai-je.
- Evi ! lâcha Ange qui ne voulait visiblement pas forcer la petite à parler d'un événement aussi tragique.
Mais il fallait que l'on sache.
- Les cendres, répondit alors le lièvre en se ratatinant un peu plus sur elle-même.
Elle était désormais terrorisée. Mais pas par nous, par elle-même. Elle regardait ses mains avec horreur, les yeux embués de larmes, tremblante. Un frisson me parcourut lorsque je compris les mots qu'elle venait de lâcher. Lorsque je devinais ce qui avait dû se passer.
- Ton pouvoir s'est déclenché d'un coup et tu n'as pas su le contrôler, tu as tout ravagé autour de toi ?
La petite poussa un hoquet et acquiesça.
- J'ai mis la cabane en cendres, se mit-elle à pleurer, et j'ai tué papa et maman.
- Tu vivais dans les bois, dans une petite cabane, avec eux ? compris-je.
Le petit lièvre acquiesça. Eudora était arrivée sur les lieux alors que la petite venait de tout détruire accidentellement...
- Ce n'étais pas de ta faute, lui appris-je alors, les cendres ont leur volonté propre et tu ignorais de quoi tu étais capable. Les deux ne font pas bon ménage.
- J'ai tué papa et maman, répéta la petite.
Je soupirai. Je ne savais pas rassurer les enfants.
- Je sais, mais tu n'y es pour rien. Sache que désormais, tu n'es plus seule. Tu vas venir avec nous, on prendre soin de toi.
Jihane secoua vivement la tête, les yeux écarquillés d'effrois.
- Non, gémit-elle, je vais encore tout détruire. Je vais encore tout tuer.
Elle avait peur... C'était logique. Elle craignait reproduire l'accident qu'elle avait causé avec sa famille adoptive.
- Tu ne détruiras plus rien, intervint Ange, on va t'apprendre à dompter ton pouvoir et tout se passera bien. Puis, tu sais, je suis immunisée contre les pouvoirs de tout le monde et je peux partager cette capacité à ceux de mon entourage. Tu ne risques pas de nous blesser.
La fille lièvre regarda Ange avec de grands yeux, mais sembla un peu apaisée. Je me redressai.
- Bien, lâchai-je, il faut qu'on se bouge. Le brouillard des Darknils ne va pas tarder à envahir la ruelle, il serait suicidaire de rester sur place.
Ange se redressa à son tour et intima à la petite de faire de même. Jihane obtempéra et se cacha derrière la Gorgone, regardant autour d'elle d'un air craintif.
On rejoignit Ekaterini qui attendait au bout de la ruelle, silencieuse.
- Tu veux toujours évaluer la manœuvre des Darknils ? me demanda Ange, essayant de camoufler sa nervosité de se retrouver aussi proche du danger.
Je savais qu'elle n'était pas nerveuse et inquiète pour sa propre vie, mais pour la nôtre. Ange ne risquait pas grand-chose, elle était celle possédant toutes les qualités requises pour échapper d'un tel chaos.
- Je veux comprendre comment ils s'y prennent, expliquai-je. Il est évident que les Obscuras qui disparaissent définitivement sous le brouillard ne se font pas tuer, mais emporter. Les Darknils les amènent dans leur antre et être sur le terrain est le meilleur moyen de découvrir l'endroit où ils se terrent.
Ange acquiesça. Je m'avançai dans une nouvelle ruelle, suivis des trois Obscuras. On s'éloigna du brouillard et on prit de la hauteur, empruntant une échelle pour observer les lieux depuis le toit d'un bâtiment. Jihane restait collée à Ange, effrayée par le chaos qui continuait de se déchaîner autour de nous. Je savais qu'il aurait été préférable de l'emmener en sécurité dans la Scaremountain, mais je ne pouvais pas renvoyer ni Ange, ni Ekaterini l'y conduire. J'avais besoin d'elles ici.
Le brouillard noir continuait de progresser dans la ville, avalant tout autour de lui. Des Obscuras suffoquaient lorsque la brume s'insinuait dans leur gorge avant de tomber raide mort, étouffés par le brouillard âcre. D'autres disparaissaient sous les vapes de brouillards et ne réapparaissaient plus. J'étais convaincue que ces derniers étaient enlevés, emmenés dans l'antre de Samaël.
Comme moi, il y a sept ans.
Mais l'antre dans lequel j'avais été emmenée n'existait plus. Détruit en cendres. Les Darknils avaient fait logis ailleurs et à l'époque, j'avais été trop faible pour les traquer. Trop inexpérimentée.
- Eka, qu'est-ce que tu sens ? lui demandai-je, voyant des Obscuras se faire engloutir par la vague noire.
Nous ne pouvions pas voir ce qui se passait dans les ténèbres du brouillard, mais Ekaterini le pouvait. Elle était peut-être aveugle, mais grâce à son pouvoir individuel, elle pouvait voir des choses qui échappaient aux voyants. Elle ne les voyait pas vraiment, mais les ressentait.
- Je sens que je me fais grave chiée, lâcha-t-elle d'une voix irritée.
Je soupirai, comprenant qu'elle allait de nouveau faire des siennes.
- Ce n'est pas le moment Eka, il y a urgence au cas où tu ne t'en étais pas rendue compte.
- Tu veux quoi ? Que je parle pour t'informer de ce qu'il se passe autour de nous ? Mais faudrait savoir Evi, je pensais que tu voulais que je la ferme.
Bien sûr... L'aveugle était vexée depuis notre petit accrochage, elle l'avait mal pris et avait décidé de me le faire payer... Elle n'avait aucune notion d'urgence.
- Désolée Eka, tu me connais, tu sais que je suis du genre à m'emporter, m'excusai-je, suivant les conseils d'Ange.
L'aveugle se mit à rire.
- Voyez-vous ça, la grande Evilash a pris l'initiative de s'excuser, se moqua-t-elle. J'aurais bien été tentée de refuser ta repentance, mais c'est tellement exceptionnel de ta part que je vais te laisser une chance.
J'inspirai lentement, refusant de réagir aux provocations de l'aveugle.
- Qu'est-ce que tu sens ? lui redemandai-je.
L'aveugle poussa un grondement et croisa les bras, elle focalisa son attention sur le brouillard autour de nous et fronça le nez.
- Chouette, il semblerait que tu ais raison, remarqua-t-elle. Ceux se faisant happer par le brouillard disparaissent d'un coup de la circulation. Mais je ressens encore leur souffle de vie, ils ne se font pas tuer.
- Ils gagnent donc un séjour auprès de Samaël, traduisis-je.
Ekaterini poussa un rire.
- Ils n'en ressortiront pas vivants.
Elle avait raison, ils étaient foutus.
- Pourquoi pas ? On en est bien ressortie indemne nous ? lui fis-je tout de même remarquer.
L'aveugle poussa un grognement moqueur.
- Samaël ne fera pas deux fois la même erreur, siffla-t-elle. Il te connaissait, il ne s'est pas assez méfié et n'a pas pris assez de précaution. Franchement, ne pas mettre de réducteur à l'un de notre race ? Complétement stupide.
Samaël avait fait l'erreur de se montrer imprudent et je savais qu'il ne reproduirait plus cette erreur. Il me connaissait et savait également que mon père avait inhibé mes pouvoirs et n'était donc pas sur ses gardes. Mais l'influence de mon père s'était estompée au fil du temps et mon désespoir avait fait éclater ce pouvoir alors que Samaël pensait cela impossible.
J'avais réussi à m'enfuir, emportant Ekaterini avec moi. Nous avions été les pions imprévisibles de son grand échiquier. Les pions indomptables. Et visiblement, le nombre de pions imprévisibles avait doublé au fil du temps. J'avais construit une armée. Jihane était apparue, un autre être de notre race, sans que personne ne l'ait encore repéré. Il y avait Rose, qui cachait au fond d'elle un secret que les Darknils redoutaient de voir éclater au grand jour. Et Eudora était apparue dans le royaume.
Je clignai vivement des yeux à la mention d'Eudora tandis que des flashs continuaient de faire irruption dans mon esprit, me tenant au courant de tout ce qu'elle faisait actuellement. Je voyais tout ce qu'elle voyait. J'entendais tout ce qu'elle entendait. Ce n'était pas le cas au début, et parfois, il y avait quelques ratés et des informations m'échappaient, mais le lien devenait de plus en plus net.
- Qu'est-ce qu'il y a ? me demanda Ange en voyant ma mine pensive.
Je haussai les épaules.
- Je focalisais mon attention sur les agissements d'Eudora, lui appris-je.
Ange haussa un sourcil.
- Elle est toujours au château de la reine ? demanda-t-elle.
Ekaterini sembla s'étouffer à l'entente de cette phrase.
- Pardon ? s'étrangla-t-elle. Qu'est-ce que cette gourde fait au château ?
Je soupirai.
- Elle s'est mise en tête de libérer ses petits copains retenus captifs par la reine, expliquai-je, affligée par le comportement de mon double.
Elle n'avait même pas échafaudé de réel plan et s'était contentée de foncer tête baissée, mettant Sanjana et Maève en danger. Elle était complétement irresponsable.
Ekaterini éclata de rire.
- Elle est suicidaire cette gamine, se moqua-t-elle, elle ne réchappera pas de ce château intact.
Je fis une grimace. Eudora pouvait se révéler parfois surprenante.
- Détrompes-toi, la contredis-je, non seulement elle a tout ravagé autour d'elle, mais en plus, elle et ses camarades, sont bel et bien en train de se tirer.
L'aveugle en resta béat.
- Attends la petite lâche et incompétente a réussi cet exploit ? Comment ?
Je levai les yeux au ciel à l'entente de cette appellation.
- Il semblerait qu'elle peut entrer en symbiose avec la Banshee pour doubler la puissance de son pouvoir.
J'eus affaire à des paires de yeux stupéfaits.
- Euh... répète-moi ça, ricana l'aveugle, c'est complétement absurde. Impossible. Personne ne peut entrer en symbiose avec une autre personne de la sorte.
- C'est pourtant bel et bien le cas, remarquai-je, elles peuvent même s'échanger leur pouvoir. Je ne sais pas comment c'est possible, mais je compte bien le découvrir. D'autant plus que Zara ne semble pas pouvoir contrer et se défendre face à leurs deux pouvoirs combinés.
- Elles ont vaincu Zara ? s'étonna Ange.
- Non, fort heureusement, elles ne l'ont pas tuée. Mais elles auraient pu si l'envie y avait été.
Si Zara mourait, j'avais conscience que Samaël ne se préoccuperait pas de lui trouver une remplaçante à la tête du royaume. Il ferait lui-même régner sa loi par la force, prenant le pouvoir dans notre monde. Et sans réel roi en possession des Artefacts, il serait impossible de les contrer. Mais grâce à Eudora, les Artefacts étaient de retour. Il fallait attendre le bon moment pour remettre un Sang Royaux sur le trône. Grâce aux Artefacts, tout pouvait être remis sur le droit chemin.
Mais ce, seulement si on s'y prenait avec finesse.
Personne ne devait savoir que les Artefacts étaient de retour.
- Ils ont donc réussi à s'enfuir, reprit Ekaterini, c'est qu'elle est plus douée qu'il n'y paraît.
- Ce n'est pas grâce à Eudora que la fuite a été possible, Rose a débarqué et sauvé la mise de tous.
L'aveugle ne fut pas étonnée par cette nouvelle. Elle souffla bruyamment, agacée.
- Rose va finir par se faire tuer, elle est beaucoup trop dans le collimateur, s'énerva-t-elle. On n'aurait jamais dû la libérer.
Je ne répondis rien, focalisant mon attention sur le brouillard.
- Et qu'est-ce qu'elle compte faire désormais cette autre Eudora là ? reprit Ekaterini.
Je retins un rire amusé. C'était étonnant la haine qu'éprouvait l'aveugle à l'égard de mon autre version alors même que j'étais l'une des personnes comptant le plus à ses yeux.
- Tu sais qu'au fond, Eudora, c'est Evilash, c'est moi sous une autre forme ? fis-je remarquer, attendant sa réaction.
Elle ne tarda pas à arriver. Ekaterini éclata de rire.
- Toi t'es peut-être Evilash, mais elle c'est Evi-lâche, railla-t-elle en séparant bien le mot en deux. Ce n'est pas toi, c'est une pâle copie ridicule.
Je levai les yeux au ciel avant d'intimer à mes acolytes de me suivre et de passer sur un autre toit de bâtiment, suivant la course du brouillard. C'était un carnage. Le village était rasé. Très peu d'Obscuras parvenaient à s'échapper. Les vagues de brouillard ne faisaient que s'amplifier, surgissant de nulle part.
- Evi, attention ! cria Ange.
Elle accourut à mon côté et je vis alors une vague de brouillard s'abattre en notre direction. Ange leva les mains et le brouillard dut nous contourner sans parvenir à nous toucher.
Nous avions été repérées.
Je m'avançai vers le brouillard, plissant les yeux. A l'intérieur, je vis briller deux gros diamants.
***
NDA : Me revoilà en ce dimanche avec un point de vue Evilash ! Vous en avez pensé quoi ?
Je poste beaucoup plus ces temps-ci (deux chapitres par semaine) mai j'ai aussi beaucoup plus de temps ! 😱 Du coup il est probable que ce rythme persiste encore un peu !
Et ce chapitre, parlons-en !
- L'amitié Evilash/Ekaterini, vous la trouvez comment ? Un mot pour la définir ?
- Jihane, la petite de la même race qu'Eudora, vous en pensez quoi ? Vous pensiez qu'il s'agissait d'une enfant ?
- Le brouillard qui engloutit toute une ville, inquiétant non ? 😏
Brefouille, je vous dis à bientôt ! Kissy kissy 💙
#Nakijo.
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