Etrangers
David Bowie descendit du taxi et traversa la rue d'un pas classe et assuré. Fut un temps où il pouvait se déplacer comme bon lui semblait, mais cette époque était révolue. Désormais, il avait une image à entretenir.
Par ailleurs, il était toujours sidéré de voir que la plupart des Anglais le reconnaissaient même sans son costume, à sa coiffure ou ses yeux vairons. Il l'avait voulue, cette célébrité, et il en profitait à fond. Il s'efforçait aussi de la maintenir. Il ne voulait pas être un hit de passage, il voulait marquer l'histoire. Mais il supposait que tous les musiciens - tous les artistes en général - pensaient de cette manière. Sauf que pour lui, ce serait la vérité.
Pourtant, même quand l'on était l'une des stars les plus adulées du Royaume-Uni, il restait des choses moins amusantes qui devaient être faites.
Terry était assis dans le canapé, il semblait tendu. Sûrement pas autant que son frère, mais David le cachait mieux. Ce fut le chanteur qui mit fin à un silence qui finissait par devenir pesant :
- Comment tu vas ? demanda-t-il.
- Bien, bien. J'ai écouté ta musique.
- Ah ? Cool.
David ne savait pas quoi dire. Toute cette histoires, ces longs mois à jouer Ziggy Stardust s'étaient déroulés comme un mirage, comme s'il se trouvait dans un univers parallèle. Et aujourd'hui, le rêve prenait fin, et il fallait retourner à la réalité. À tous les aspects de la réalité. Pourtant, cette vie semblait étrange à David, comme si elle sonnait creux. Avait-il toujours éprouvé cela ? Éprouvait-on tous toujours cette sensation ? Comme si l'on était perdu dans une sorte de pièce de théâtre, dont chaque objet, chaque être vivant était un acteur. Petit, David Bowie se plaisait à imaginer que sa vie n'était qu'un songe, que rien n'était réel, et qu'un jour, il se réveillerait. Si cette histoire était vraie, alors Ziggy Stardust avait été son réveil. Et voilà qu'il semblait replonger dans son coma. Cela n'avait rien à voir avec Terry. Depuis quelques temps, Ziggy Stardust semblait doucement perdre de son intensité, de son éclat. L'inspiration était une chose à la fois constante et éphémère. Heureusement, il n'en était pas encore tombé à court. Il avait des dizaines, des centaines, des milliers d'idée. Et cette impression d'être entré dans un univers qu'il avait toujours pu observer, imaginer, sans jamais y pénétrer auparavant.
La voix de son frère, basse et brisée, le ramena sur Terre.
- Pourquoi tu fais ça ? Ziggy Stardust, pourquoi tu l'as créé ?
- Pour la pub. La propagande.
- C'est de l'art.
- L'art est la plus puissante des propagandes.
- Il ne te protégera pas, tu sais ?
- De quoi ?
Terry tapota sa tempe.
- Ton personnage ne te protégera pas de ça.
David eut un demi-sourire cynique.
- Qu'en sais-tu ?
- Je le sais. Mais ne t'inquiètes pas. Si tu avais du être malade, tu le serais déjà depuis longtemps.
- Je ne m'inquiète plus pour ça.
- Menteur.
David ne chercha pas à démentir.
- De toute façon, poursuivit Terry, on ne peut pas y faire grand-chose.
Il avait un air fataliste qui ne manqua pas de faire réagir son frère.
- N'abandonne pas.
Il avait failli ajouter "je te l'interdis", mais qui était-il pour lui imposer sa lutte ? Il avait tendance à être trop sûr, à sous-estimer les difficultés qu'il rencontrait lui-même. D'autres auraient eu tendance à dire qu'il s'agissait de la faille de l'optimiste, le défaut d'un (presque) parfait calculateur. David trouvait au contraire très logique l'arrogance de l'artiste, elle lui permettait de viser haut, une hauteur que le commun des mortels avait même peur d'imaginer.
- Ce serait plus facile, murmura Terry.
- Quoi ?
- Abandonner.
- Non. Non. Si tu abandonnes, c'est la fin.
- Qu'en sais-tu ? Je vais te dire une chose, Frangin, au fond, ce ne sont pas les voix qui me font souffrir. J'ai mal parce que je m'accroche, je m'accroche à la réalité.
- C'est ce que tu dois faire. Tu délires.
- Qu'est-ce que tu en sais ??
Il commençait à s'énerver.
- Ne me donne pas de leçon, d'accord ?!
- Je ne te...
- Qu'est-ce que tu fais, toi, lorsque tu montes sur scène habillé comme un clown, tu sais ce que tu fais ? Tu abandonnes. Tu abandonnes cette réalité parce que tu sais que tu n'y appartiens pas, pas plus que moi. Ziggy Stardust n'est que la face idéale et illusoire d'une imagination qui nous possède tous les deux. Au fond, je suis peut-être un génie aussi.
David Bowie garda le silence, se contenta d'observer longuement son frère d'un regard impénétrable. Terry s'était calmé, et quand il reprit, sa voix n'était guère plus haute qu'un murmure :
- J'appartiens pas à ce monde, David, et toi non plus. Mais tu le gères mieux que moi, ça, c'est sûr.
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