IV.
— Donne-moi les patates, réclame Violet, la bouche pleine.
Narcissa lui tend distraitement le plat, les yeux rivés sur Malefoy et Rogue déjeunant au bout de la table des Serpentard. Leur discussion paraît intense, les deux sorciers ne mangent presque pas et s'interrompent régulièrement. Comment Malefoy peut parler autant... Elle ne l'a jamais entendu prononcer plus de quelques mots.
— Tu rêvasses ?
— Non, assure Narcissa à sa soeur. Dis, Violet, je me demandais... Quand tu sais que tu vas embrasser Avery (la rousse stoppe tout mouvement), tu te... prépares ?
Moins d'une heure après sa proposition scandaleuse, le talisman porte-bonheur de Kimberly a miraculeusement réapparu, sur le rebord d'une des cheminées du fond de la salle commune. A sa vue, Narcissa avait été emplie de triomphe, terreur et dégoût. D'ici peu, Lucius Malefoy viendrait réclamer son prix.
— Eh bien, je choisis bien mes vêtements déjà, c'est très important, développe Violet. Pas trop guindé pour permettre un petit peu d'exploration... Et le piège des boutons ! Une fois, j'avais mis une robe à noeud et boutons, Avery avait un mal d'hippogriffe à-
— Je voulais dire par rapport à ta personne, l'interrompt Narcissa.
Andromeda lève la tête de son livre.
— Oh oui ! Je jette des charmes pour que les boucles demeurent bien en place. Tu sais, avec mes cheveux, l'entretien est-
— Non, pour embrasser... (Et malgré le regard interrogateur d'Andromeda, Narcissa clarifie) Tes lèvres...
— Avant, répond Violet, j'appliquais un baume hydratant, mais Avery déteste la sensation. Il dit que ça rend ma bouche poisseuse... Maintenant, pour les sécheresses, j'achète les ingrédients séparément. Tu ne peux pas savoir le temps qu'il faut pour élaborer et mijoter son propre-
Et les siennes ? Sont-elles sèches ? Du bout du doigt, Narcissa teste la douceur de ses lèvres... À ce geste, Violet pousse un cri.
— Je veux son nom, s'excite la rousse.
Narcissa hésite brièvement. Après tout, profiter des conseils d'une femme expérimentée...
— Malefoy, révèle-t-elle presque indistinctement et la rousse hurle. Shhhhhhh, tais-toi, siffle Narcissa, furieuse alors que leurs voisins les dévisagent, alertés par le bruit.
Heureusement, le concerné ne remarque rien et discute toujours avec le minus aux cheveux gras
— Malefoy, reprend Violet plus bas en jaugeant le sorcier. Bonne prise... Riche, très riche... Je suppose qu'il a son charme... si on oublie sa taille, son nez... Et sa froideur !
— Je suis assez grande moi-même, rétorque Narcissa, bien qu'elle n'ait jamais réfléchi au charme (ou non) du Préfet-en-chef.
— Maman te force ? Demande très sérieusement Andromeda.
— Quoi ? (Sa surprise est réelle) Non !
Quand Cornelia a voulu savoir ce que Malefoy a exigé en échange de l'amulette, Narcissa a confirmé l'exactitude de son hypothèse, par crainte de renvoyer l'image d'une sorcière se jetant au cou des sorciers qui ne réclament rien. Mais Andromeda n'aimerait pas cette version de vol et de chantage...
— Le consentement est total, des deux côtés, affirme la blonde.
— Lucius Malefoy ? Répète Andromeda, incrédule.
Comme pour démontrer son propos, sa soeur pointe le susnommé qui, plus loin, a arrêté de discuter avec son acolyte et réprimande sévèrement une troisième année pour entorse au règlement – les pans d'une chemise s'échappent sauvagement d'une jupe à carreaux.
— Il me rappelle grand-père, hasarde-t-elle en haussant les épaules.
Violet éclate de rire pendant qu'Andromeda l'épingle de son regard scrutateur.
— Alors ça, Cissy, s'exclame la rousse, c'est ce que j'ai entendu de plus vicieux depuis longtemps !
*
Jeudi, Narcissa en a marre d'attendre après le bon vouloir de Malefoy et décide que cela aura lieu à la fête du vendredi soir des Serpentard.
*
Sa robe est un modèle à manches courtes. Des boutons en forme de papillons recouvrent la partie supérieure dans une élégante ligne droite et un noeud rouge souligne sa taille au-dessus de la jupe. Le motif – des petits fleurs roses – habille la blancheur du tissu. Satisfaite, Narcissa descend dans la salle commune.
La lumière vert-bleutée des vitraux du lac et les globes de cristal retenant dans les airs des bougies fluorescentes réduisent, comme tous les vendredis soirs, l'atmosphère à un apéritif clandestin. Narcissa rejoint ses amies près de la grande table où les boissons sont servies en cherchant le Préfet-en-chef du regard. Installé dans un canapé de cuir noir, un bras étendu sur le sommet du siège, celui-ci bavarde (encore) avec un sorcier qu'elle n'arrive pas à identifier à cette distance – la pièce étant relativement sombre.
— Ce que tu es belle, s'enthousiasme Kimberly.
Sans réagir au compliment de son amie, irritée par la musique – le dernier groupe à la mode pollue les ondes sonores – et les élèves qui accaparent l'espace et l'empêchent ainsi de voir et être vue, Narcissa avale cul sec un gobelet de Whisky Pur-Feu et s'élance dans la foule.
La brûlure de l'alcool lui consume assez l'esprit pour qu'elle ait le courage de s'asseoir nonchalamment à côté de Lucius Malefoy sur le canapé. Immédiatement, la conversation s'arrête, et le grand blond se redresse et la dévisage, l'expression illisible.
— J'espère que je n'interromps rien, sourit-elle modestement.
Avery et Mulciber – elle n'avait pas vu ce dernier de loin et, pour cause, le troisième année ne dépassait pas la hauteur du fauteuil – paraissent surpris par son apparition.
— Narcissa, susurre finalement Avery après quelques secondes de stupéfaction, quel plaisir... J'ignorais que tu fréquentais Malefoy. Vous êtes amis ?
— Pas que je sache, affirme-t-elle en même temps que le Préfet-en-chef articule un circonspect "Pas vraiment".
— Cela ressemble à une histoire intéressante...
— Pas vraiment, répète Malefoy en fusillant du regard Mulciber après sa remarque.
La tension irradie littéralement de ses yeux froids. Et si l'indice glacial ne suffit pas, la crispation de sa mâchoire et les avant-bras contractés sous les ténèbres de sa robe de velours guident les observateurs dans la même direction. Narcissa prend le temps de laisser traîner ses yeux sur tous les éléments que sa vision peut attraper dans l'obscurité : sa carrure, ses cheveux retenus par un chignon flou – ce qui accentue les angles masculins de sa physionomie, la pâleur de sa carnation qui brille presque à la lueur des bougies... Brusquement, on tire sur son poignet et Malefoy aboie :
— Suivez-moi.
Fébrile, la blonde se soumet à l'ordre sans discuter. Malefoy les éloigne ostensiblement des festivités en empruntant un couloir qui mène dans les dortoirs. Sur le chemin, toutes ses appréhensions refont surface. Embrasser ne doit pas être une si mauvaise expérience si tous les sorciers et sorcières l'accomplissent depuis la nuit des temps... Si ? Mais... S'il s'apercevait qu'elle est grosse ? Ou qu'elle se révèle nulle ?
Narcissa ne remarque pas de suite que Malefoy s'est arrêté avant destination dans un recoin à l'humidité visqueuse qui n'offre pas la moindre intimité. On entend même encore la musique, assourdie par la distance, dans cette cavité de pierres au-dessous d'un vitrail où les ombres des créatures du lac assombrissent la faible luminosité.
Les conseils de Cornelia, Violet et Andromeda résonnent dans sa tête : laisse-lui l'initiative, n'ouvre pas grand la bouche, couvre tes dents, avale ta salive, ne fourre pas ta langue, n'oublie pas de respirer, mais Narcissa se demande si, au moment crucial, elle devra se hisser sur la pointe des pieds ou si Malefoy s'abaissera pour l'atteindre.
Comme celui-ci ne bouge pas, Narcissa déclare dans un chuchotement étouffé qui masque raisonnablement les trémolos de sa voix :
— Je vous remercie pour le talisman...
Elle n'arrive pas à distinguer son expression, mais il n'avance pas. Existe-t-il un code universel dont on aurait oublié de la prévenir tant il paraît évident ? Une phrase ou un geste pour... enclencher le processus ?
— Je crains qu'il y ait méprise, dit-il enfin. Si j'ai rendu cet objet, c'est par compassion pour votre amie, pas pour obtenir... vos faveurs. Excusez-moi (et, pour une fois, Lucius Malefoy a l'air sincèrement désolé), vous êtes une Lady très...
Les mots ne lui viennent pas...
— ... adéquate, mais je n'ai ni le temps ni l'envie de batifoler en vain et si je me suis montré indulgent à votre égard en considération de votre...(soupirs) comportement, cette indulgence ne s'étend certainement pas à une potentielle épouse. Votre force de caractère – aussi charmante soit-elle – constitue un frein à toute appréciation de ma part.
Toutes sortes de pensées, de souvenirs, de projets s'accumulent (Rusard, son insolence, l'amulette, Cornelia, sa chambre, sa proposition, son triomphe, son inquiétude, les conseils de ses amies, sa robe, les nombreux baisers imaginés) et Narcissa suffoque sous le poids de l'humiliation.
Le soulagement à l'idée qu'il ne puisse pas lire son expression dans la pénombre est dérisoire comparé à la vague de honte qui l'écrase. Elle tente tout de même :
— Pardonn-
Narcissa recule, recule, recule jusqu'à sentir une porte. Dans son dos, sa main cherche le loquet et l'active pour disparaître.
*
Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute, Pute.
La même insulte, la même écriture, d'un trait de plus en plus saccadé, recouvre le mur entier. L'humidité noirâtre des lettres est presque méconnaissable et il n'y a plus de place pour aucune inscription.
Cornelia jubile : "Ce n'est pas moi, finalement... Je n'ai embrassé personne depuis la dernière fois !"
*
Plus tard, dans un rayon de la bibliothèque, Cornelia n'en revient toujours pas :
— Ce n'est pas moi ! Tout ce stress et cette escapade dans les couloirs pour... rien ! Quelle erreur, glousse-t-elle en reposant un livre.
— Pas ta seule erreur, résonne un murmure glacé.
Même si son attitude cavalière dans le couloir de Rusard et celui de potions – précurseure du rejet humiliant de Malefoy – n'est en rien la faute de Cornelia, Narcissa ressent à son égard une amertume persistante. Peut-être parce qu'avec les certitudes de sa camarade, Narcissa s'est sentie... plus audacieuse, presque encouragée. En tout cas, plus question de se cacher. Malefoy la croisera dans la Grande Salle, la salle commune et la bibliothèque.
— Je ne comprends toujours pas pourquoi il a gardé cet affreux collier s'il n'avait pas l'intention de s'en servir, répond Cornelia. Son geste défie toute logique !
Ses yeux, étirés comme le regard profond des chats, expriment un réel ébahissement. Le samedi matin, dans un lit à baldaquin, ces mêmes yeux la jaugeaient alors que Narcissa relatait l'épisode de la veille, les mots de Malefoy, adéquate, indulgence, frein à toute appréciation, la posture de Malefoy, froide, rigide, le regard de Malefoy, désolé, sincère, sa fuite, son humiliation... Pas tout, quand même. Narcissa ne lui a pas raconté les larmes dans le placard, la poussière, la respiration sifflante, l'attente, pour éviter de le recroiser, l'humiliation qui refuse de partir. Qui ne la laisse pas oublier. Malefoy n'aurait-il pas pu l'embrasser, pour les faire échapper à l'embarras pour les dizaines d'années à venir ? Un petit baiser d'écolier qui ne laisse aucun souvenir perceptible, presque rien. Pas cette scène dégradante qui écrase Narcissa par son inadéquation, sa laideur et ses rondeurs.
— Il ne l'avait peut-être pas gardé.
— Le sort le pointait très clairement, affirme Cornelia en remontant l'allée.
Narcissa hausse les épaules. Le pire, dans toute cette situation, est qu'elle ne peut même pas partager ses sentiments avec sa grande soeur. Celle-ci l'avait prévenue, à sa manière, au déjeuner. Malefoy ne s'intéresse pas aux filles dans ton genre. Et Narcissa lui avait assuré le consentement du Préfet-en-chef... Qu'existe-t-il de plus épouvantable ? Être la soeur de Bellatrix et Andromeda Black, deux sorcières brillantes, deux brunes à la beauté fatale, emprisonnant le coeur de tous les hommes alors qu'on est soi-même la petite dernière, le modèle en dessous. Comment pourrait-elle comprendre qu'aucun sorcier ne l'aborde jamais, ne lui demande jamais une plume, l'heure ou un rendez-vous. Qu'elle avait dû s'offrir pour un baiser et que la proposition a été déclinée. Andromeda serait tour à tour horrifiée de son comportement, mortifiant et sans fierté, et soulagée de l'attitude raisonnable de Malefoy. Et alors, comment lui expliquer que, dans certaines circonstances, la politesse est une insulte ?
— Peu importe, élude Narcissa en s'asseyant à leur table.
Par habitude, elle jette un oeil circulaire aux alentours et remarque le petit rat, seul sur son pupitre, en train de griffonner un parchemin à un rythme infernal.
— On pourrait essayer de découvrir l'histoire derrière ces insultes, non ?
— Pourquoi pas...
— Ce serait génial de savoir avant tout le monde !
À vrai dire, l'histoire derrière les insultes du mur ne l'intéresse plus autant, cela lui rappelle Andromeda et ses moqueries sur le sujet. Et, depuis quelques temps, sa soeur ne s'éternise plus si souvent quand Narcissa s'habille, mange ou rattrape le retard dans ses devoirs... Le temps passé avec Cornelia devient même presque inquiétant. Depuis quand parvient-elle à supporter sa camarade ?
— Ce qui serait vraiment génial, ce serait d'embrasser un autre sorcier.
— Pardon ? (Cornelia se pince le bras) Non ? Qu'est-ce que tu viens de dire ?
Narcissa n'en a pas envie, mais l'action pourrait avoir plusieurs conséquences positives : effacer l'humiliation du Préfet-en-chef, se sentir de nouveau désirable – au moins assez pour qu'un sorcier daigne l'embrasser, donner l'impression d'avoir une explication plausible à l'absence de sa soeur – son mensonge à propos de Malefoy, puis l'évidence, qui aimerait partager les détails anatomiques de son premier baiser avec sa soeur, ce qui expliquerait l'omniprésence de Cornelia – Violet est insupportable dès qu'un sorcier est impliqué dans la conversation et Kimberly ne s'y intéresse pas... Sans compter qu'elle pourrait peut-être rencontrer son époux dans le processus...
— Embrasser un autre sorcier, réitère Narcissa. Et je n'ai pas encore trouvé l'heureux élu... Alors ces insultes sur le mur, je m'en fiche un peu.
— Pourquoi tu me caches tant de choses, se lamente Cornelia en repoussant dramatiquement les parchemins qui s'amoncellent de son côté de la table. Je te raconte tout ! Même l'épisode du misérable Poufsouffle avec Rusard...
— Non, pas tout... (une lueur calculatrice illumine le bleu de ses yeux) Pourquoi tu as écrit le nom de Kimberly sur le mur ? Tu ne me l'as jamais dit.
Le léger sourire qui pliait les coins de sa bouche s'efface et Cornelia se lève pour disparaître dans un rayon.
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