4. Typhon et Echidna
Si tu te comportes comme un animal, tu vivras comme un animal.
À travers son timbre grave et à la douceur inconvenante de ses intonations, j'imaginais un homme approchant la trentaine, et l'accent qu'il dissimulait avec brio me fit supposer une nationalité slave ou balte. Peut-être biélorusse ? Je n'en étais pas certaine. Ces mots suggéraient qu'il avait un plan pour moi et qu'il y veillerait. Qu'entendait-il par là ? Qu'allait-il faire de moi ? Étendue contre le sol, je divaguai et ne cessai de m'interroger. Encore une fois, le temps qui passe me fit défaut. Je ne l'entendis pas approcher du cachot et le grincement de la porte me surprit. Je me raidis et feignis dormir. Il alluma l'éclairage et s'accroupit au-dessus de moi. Il posa un lourd paquet à côté de lui. Il nettoya les estafilades qui zébraient mes épaules et appliqua un onguent gras. Il saisit le bas de mon débardeur, le releva. Mon dos se contracta. Un frisson de dégoût traversa mon corps. Le tissu se détacha de ma peau qui à certains endroits avait éclaté.
– Ce n'est pas trop profond. Ça guérira vite.
Il entreprit le même processus que pour mon bras, mes omoplates tremblèrent sous la fraîcheur du soin. Je me mordis l'intérieur de la bouche sous la douleur et une larme perla au coin de mes yeux.
– Redresse-toi et montre-moi ton visage, ordonna-t-il.
Sans ciller, je l'écoutai et m'assis face à lui.
Il s'occupa de ma lèvre fendue avec attention. Je le regardai faire, immobile. J'étais une morte, morte de trouille et complètement perdue. Quel pervers entretenait ainsi ses victimes ? Il fouilla dans le sac et sortit une bouteille d'eau.
– Bois.
Alors que je mourrai de soif, je ne sus pourquoi je refusais son geste et le défiai. Je fis non de la tête.
– Bois, insista-t-il.
Sa voix devint dure et l'accent slave prit le dessus.
Je reniflai fort et m'essuyai les joues. Je pinçai la bouche.
– Tu as envie que je te suspende encore ? Que je te batte plus fort ? Car c'est ce qu'il va arriver si tu ne m'obéis pas. Tu es déshydratée, tu dois boire.
Je rassemblai le peu de salive qu'il me restait et lui crachai un petit mollard. Il retomba sur le sol lamentablement. Il écrasa la bouteille contre ma figure, le plastique se tordit et l'eau s'échappa du goulot. La violence du geste n'avait d'égal que sa stupidité. Il me jugea de ses yeux d'acier avant d'empoigner mon avant-bras avec hâte. Il me traîna à nouveau dans le couloir aux néons jaunis. Ma pauvre voix répétait comme une hystérique :
– Non, non, non....
L'instabilité de mon tortionnaire jouait avec moi, tel un funambule sur son fil tanguant au-dessus d'une fosse remplie de loups. Leur œil fou m'observait à l'unisson et me promettait souffrance et démence.
La nouvelle salle où il m'avait emmenée sentait le chlore. Au centre, une chaise arrimée au sol carrelé se tenait juste sous une arrivée d'eau. Il m'y attacha. Il clippa les liens en plastique autour de mes jointures. Il actionna une manivelle rouge accrochée au mur. Des bruits de tuyauteries s'élevèrent du plafond et une averse glacée m'enveloppa. Je hoquetai de surprise. La pluie fouetta mon sang. Ma vision s'éclaircit et mes pensées s'organisèrent. Tout mon corps s'éveilla. Le tissu de mes habits se gorgea et devint lourd. Je laissai l'eau emporter mes peurs. Un bref instant je lâchai prise et m'évadai.
La douche dura quelques minutes puis les vannes se fermèrent. Je ne me doutai pas à cet instant que débutait une nouvelle forme de torture. Immobile et trempée jusqu'aux os, je patientais que l'on vint me chercher, mais personne n'arriva. Pendant des heures, l'embouchure au plafond me rinça à intervalles réguliers. La peau de mes mains et de mes pieds se froissa, la sensation désagréable devint une réelle douleur. Les cycles se succédèrent. Le froid engourdit mes muscles, assez pour que je n'eusse plus la force de trembler. Un fantôme, vacillant et lointain, me détacha. Il me porta. Je volai dans les autoroutes de lumières et reposai dans un cercueil humide et cotonneux. Je m'endormis pour de bon.
Un homme en blouse blanche pansait mes plaies lorsque j'émergeai de mon long sommeil. On m'avait dévêtue et quelqu'un grattait et désinfectait les entailles, devenues purulentes ; mes chairs tuméfiées me faisaient souffrir. Je rampai sur le ventre et tentai une désastreuse escapade. Une main osseuse me frappa durement la tempe. Je m'affalai de tout mon long et perdis presque connaissance.
– Tu n'es qu'une chienne. Je ne serai pas aussi patient que ton maître.
Je restai interdite. L'infirmier masqué semblait beaucoup plus âgé que l'ombre. Sa voix nasillarde me rappela un vieil homme aux longs bras. Encore, les visages m'échappaient. Maître ? Quel maître ? Un enfoiré de psychopathe. J'observai autour de moi. Une odeur particulière me piqua le nez. Celle du chien mouillé. Je reposai sur une couche en toile de jute et la maille emprisonnait des poils noirs par dizaine. Je laissai l'infirmier me panser et me demandai quelles nouvelles épreuves m'attendaient.
La silhouette sombre, l'infirmier masqué. Ils étaient ainsi deux. La corpulence du soignant me confirmait qu'il n'était pas celui qui m'avait battue. Et puis son odeur, différente. Il sentait l'eau de javel et le sang ; tandis que l'homme en noir, l'ombre, dégageait des effluves d'iode et de sapins. Mes chances de m'en sortir étaient déjà faibles face à un unique individu, mais qu'ils soient deux anéantissait tout espoir. Le soignant tapa ses mains sur ses cuisses quand il eut enfin fini. Il rangea tout son matériel dans une mallette et m'abandonna. Avant de passer le palier, il me prévint :
– Sois digne de ton devoir.
Le verrou claqua et je me retrouvais une nouvelle fois seule. Les questions déboulèrent. Un éclair dans mon champ de vision happa mon attention. Dans un coin, un bac à sable occupait un bon tiers du sol et à l'opposé, de grosses écuelles en fer. Je me rapprochais d'elle avec curiosité. L'une contenait de l'eau et l'autre quelques miettes brunâtres. Je recueillis dans le creux de ma main un peu de liquide et l'apportai à mes lèvres. La porte s'ouvrit au même moment et deux énormes chiens me foncèrent dessus.
– Tie ! Écho ! Du calme ordonna l'ombre qui les accompagnait.
Les deux gros rottweilers se stoppèrent en remuant le derrière. Ils m'observèrent de leurs yeux noirs et penchèrent la tête de côté. Instinctivement, je reculai et me rassemblai, prête à me battre.
– Un peu de compagnies te feront du bien.
Je l'interrogeai du regard. Il passa devant moi et ramassa la gamelle de croquettes.
– Entendez-vous.
Sans en dire plus, il sortit. Il me laissait seule face aux molosses. Ces derniers me fixaient avec intérêt. Avec courage, je m'adressai à eux et tentai de les amadouer :
– Hey.
Alors un grondement s'éleva de leur gorge. Leurs dents découvertes luisirent sous les soubresauts de l'éclairage. Elles reflétèrent ma mort, là, dans une cave, où, rompue et souillée, je devenais de la pâtée pour chien. Ils me jaugèrent comme une petite chose immobile, apeurée et fragile. Quelle faible menace !
Le temps se figea quelques longues secondes, ce court répit me permit d'envisager l'écuelle en métal. Elle me sembla imposante. Ce bref moment d'inattention fut la brèche tant attendue par les chiens, le plus gros se jeta sur moi. Je m'élançai sur la gamelle, et désespérée, je m'en emparai. Le corps lourd et puissant me plaqua au sol, je bataillai et me retrouvai sur le dos, luttant pour échapper à ses mâchoires qui visaient mon cou. J'abattis l'écuelle de toutes mes forces, avec toute la violence de mon adrénaline. Il secoua la tête, étourdi brièvement. Je répétai mon coup, une deuxième fois puis une troisième, qui tapa contre l'os au-dessus de son œil. J'envoyai mon genou dans son abdomen avec rage et je me débarrassai du molosse inconscient.
Le second, qui n'avait que jappé tout autour de nous, osa s'attaquer à mon mollet. Je hurlai sous la surprise de la douleur. Je secouai ma jambe, ce qui excita davantage le clébard. Alors déjà loin dans la folie, j'embrassai la démence, je devins un animal féroce, à leur image. Je le rouai de coups à m'en faire saigner les mains, le rebord rouillé de la gamelle me scia la peau des doigts. Il lâcha sa prise, gêné par mes assauts. Il lécha le sang sur ses babines, recula d'un pas et se rassembla prêt à me sauter à la gorge. Son attaque manqua de volonté, je le poussai de toutes mes forces. Nous roulâmes dans la poussière. Enragée, je me jetai sur lui et le maintins contre le sol et plongeai mes dents dans son cou. La peau épaisse craqua sous ma morsure, les poils et l'hémoglobine inondèrent ma bouche. Je crus même grogner. Le rottweiler couina et me présenta son ventre. Je relâchai ma prise avec délicatesse, mes mâchoires se détendirent et le molosse souffla de résilience. Du coin de l'œil, le premier chien commençait à se redresser. Sans attendre, je me ruai sur lui, à califourchon sur son torse, je le menaçai de l'écuelle brandie.
– Non !
Il dévia le regard et gémit, il plaqua sa face contre le sol et évita tout contact visuel. Je sentis un liquide chaud s'épandre sur mes jambes et mes orteils. La bête se pissa dessus, je pris l'ascendant. Je me mis debout, gamelle au poing, et toisai les deux rottweilers. Ils roulèrent sur le ventre, tête basse et bassin rentré, ils m'approchèrent en rampant. Arrivés à mes pieds, ils hésitèrent puis léchèrent mes chaussures. Ils pleurèrent comme de petits chiots et s'allongèrent sur le sol. Chancelante, je haletai encore de frénésie. Mon corps tremblait toujours sous les salves d'hormones. Je crus leur dire : « Bons chiens. Tout doux. », m'asseyant dans un coin. Quelle folie venais-je de vivre ? Mes larmes s'asséchèrent avant de sortir, mon cœur battait dans le vide et la raison me quitta pour de bon.
Je me souviens avoir lutté des heures durant pour ne pas m'endormir, persuadée que mes nouveaux compagnons de cellules n'hésiteraient pas à me tailler en morceaux. Le sommeil m'emporta et mes rêves me désertèrent. Mon tortionnaire m'apprit une leçon évidente, si tu te comportes comme un animal, tu vis comme tel.
†
Je me réveillai dans un cocon tiède. Les chiens s'étaient assoupis tout contre moi et leur douce chaleur m'avait permis de passer pour la première fois une nuit d'un repos relativement paisible. Les bêtes ronflaient profondément et ne s'émurent pas de me sentir gigoter contre eux. Leur attitude signifiait-elle qu'ils avaient confiance en moi, qu'ils pouvaient dormir sans crainte à mes côtés ? Notre bagarre avait-elle eu pour but d'établir nos liens et de démontrer la place de chacun dans notre cohabitation ? Étais-je leur chef ? Que savais-je de tout ceci ? Rien. Je n'avais jamais eu d'animal de compagnie et la psychologie canine était un univers inconnu ? Qui étais-je, moi, petite femme face à eux ? Je m'étais laissé guider par mon instinct, la bête en moi avait libéré ma force et ma volonté de vivre. Toutefois, je les observai méfiante.
En me réinstallant sur mes fessiers, la chair collée au jean imbibé de sang m'arracha un gémissement pitoyable. Ma jambe était salement amochée. Je l'examinais minutieusement en grimaçant de douleur. Comment avais-je pu venir à bout de ces deux molosses ? Pourquoi me faisait-on subir tout ceci ? Pourquoi moi ? Qu'avais-je fait pour mériter ça ? Je n'étais pas la bonne personne, il se trompait. L'un des chiens s'approcha de moi, sa mâchoire au niveau de mes yeux me fascina ; d'une simple pression, elle pouvait me broyer. Sans vaciller, je gonflai le torse pour me faire plus grande. Je n'avais aucune force pour me dresser sur mes jambes mutilées. Contre toute attente, il se coucha contre moi et posa sa lourde tête sur mes quadriceps. Hésitante, je plongeai ma main dans ses poils épais. La bête souffla de plaisir et reprit sa sieste bruyante.
Le temps défila et s'étira, alors que mes doigts parcoururent la toison malodorante du chien mâle, Tie, sa douce chaleur réchauffa mes cuisses et me procura un bien-être tout relatif. Quel esprit malade pouvait imaginer tout ceci ? L'enlèvement, la violence et enfin l'incarcération avec des animaux. Qui et pourquoi ? Le cliquetis de la serrure me réveilla brusquement. La lumière se déploya progressivement, découpée par une silhouette épouvantable. Il revenait me hanter et me terrifier. Il ne referma pas la porte, laissant le halo orangé d'un éclairage dépassé mettre à jour celui qui m'avait séquestrée. De noir vêtu, toujours masqué, il tenait dans ses mains deux gamelles pleines de croquettes. Je fixai l'aliment avec envie ; les grognements de mon estomac avaient eu raison de moi.
J'avais faim et même si ce qu'il apportait aurait pu paraître écœurant, je me disais qu'il ferait l'affaire et tairait ma pulsion primaire : manger. Les chiens s'agitèrent, remuant leur rein et jappant d'excitation. Je me promis de me nourrir la première. Encore, je devais gagner ma place. Mon tortionnaire attendait-il de moi que je me batte, une fois de plus, contre eux ? Il m'humiliait de nouveau ; fit de moi un animal, dicté de pulsion. Je voulais avoir l'énergie de le combattre, de me lever et de lui faire face. Malheureusement, la crainte me sclérosait et la faim était invincible. Je décidai de faire fi de l'homme et de sa volonté, je m'élançai donc sur les pauvres bols qu'il venait de poser.
Saisissant le pot métallique qui m'avait permis de rosser les chiens quelques heures auparavant, je le brandis. Menaçante, je feulai. Pas besoin de mots pour leur faire comprendre qu'à ce moment, je prendrai ma part en première. Les chiens se tinrent à distance et me laissèrent plonger mes mains dans les boules sèches et grasses. L'odeur me parut délicieuse, je mastiquai avec gloutonnerie, des miettes s'effondrèrent hors de ma bouche. Des babines des molosses, de longs filets de bave s'étendaient jusque sur le sol. Dans leurs yeux, l'attente d'un appel. Ils me demandaient l'autorisation. Je m'écartai alors, leur permettant de se sustenter. Je replongeai la main au milieu des crocs et des langues qui engouffraient les croquettes. Aucune réaction, j'étais des leurs.
Tandis que je m'enorgueillis, je jetai un regard plein d'appréhensions sur l'homme. Il se mit à rire. Un son qui n'avait pas sa place dans ce cachot. Il aurait dû être sadique, mauvais ou même machiavélique. Je ne comprenais pas la légèreté de cet éclat, la chaleur bienveillante de son timbre.
Pourquoi ?
Il tapota la tête des bêtes et avança sa main d'un geste doux vers moi. Je reculai, bien trop effrayée, me collant contre le mur humide et déviant mon visage vers le plafond, me perdant dans l'obscurité rassurante qu'il m'offrait. Mon corps s'agitait sous les tremblements de mes muscles. Je n'arrivai pas à avaler ce qu'il me restait dans la bouche. Des larmes s'accumulaient aux bords de mes paupières. Je gémissais une mélodie entêtante. Si je ne le regardais pas, il disparaîtrait. Il était un cauchemar que je devais ignorer.
Retranchée dans l'abri de mes pensées, j'entendis un murmure. « Il est trop tôt, je sais. »
Le claquement de la porte et l'engrenage du verrou m'achevèrent. Je me laissai alors aller, pleurant tout ce que j'avais retenu. Les chiens se collèrent à moi, une tentative de réconfort qui me certifiait les dessins du maître du jeu. Il désarticulait mon ego et ma personnalité. L'ordure, il avait même osé la compassion, pire des tortionnaires est celui qui se montre humain dans l'horreur. Épuisée, je m'assoupis, entourée des compagnons qu'il m'imposait.
†
À mon réveil, l'ombre m'emmena dans une pièce qui devait être l'infirmerie. Le vieux soignant s'occupa de mes plaies, recousit les entailles, à vif. Mes chairs tuméfiées me faisaient terriblement mal. Soudain, la nausée me prit. Une gerbe glaireuse et jaune salit la vareuse de l'infirmier. Je m'isolais dans la cachette qu'était mon cerveau pour jouir de cette minuscule vengeance. Il ne réagit même pas et m'abandonna, comme l'animal cassé que j'étais.
Au bout de quelques minutes, je compris qu'il ne reviendrait pas et que je passerais la nuit là. Je considérai la couche installée à même le sol. Je dormirais donc ici. Le sommeil vint et les questions s'estompèrent, seule la chaleur des molosses me manquait. Je décidai d'en faire des alliés, ils deviendraient mes partenaires et m'aideraient à surmonter cette épreuve. Ils prendraient le nom que je leur choisis, Typhon et Echidna. Ainsi baptisés, par référence aux parents du Cerbère, ils incarnaient mon symbole de révolte, de soif de justice, de ma vengeance. Au matin, une autre personne me ramena dans le chenil. Les kidnappeurs se transformaient en une organisation. Pourquoi tenaient-ils à ce que je reste en bonne santé ? Quel intérêt avaient-ils à me tourmenter ? Je ne savais rien d'important ! Je n'étais qu'une étudiante insignifiante pour qui peut s'offrir la torture. Et en premier lieu pourquoi me sauver du viol, si c'était pour m'entraîner dans cette affaire répugnante ? Car, j'étais quasi certaine, l'ombre qui m'avait protégée dans l'impasse, cette nuit-là, et l'homme qui me détruisait progressivement ne faisait qu'un.
– Et vous, vous en pensez quoi ? demandai-je aux chiens.
Typhon jappa et Echidna roula à mes pieds.
– Quoi ? Vous croyez que je dois me battre, les défier ? continuai-je.
Ils m'aidaient à ne pas plonger trop vite et trop fort dans la folie, à ne pas faiblir.
– Vous avez raison, je vais m'en sortir et je leur ferai payer. J'ai un plan, faites-moi confiance. Je promets de l'égorger comme un chien... oh non, pardon, je ne voulais pas vous vexer. Mais je le saignerai et on sera libre... ricanai-je.
†
Comme je n'avais aucune notion du temps, je me rythmais grâce à la fréquence des repas que l'on nous apportait ; je dormais après quatre festins. Pour mes besoins naturels, il y avait une sorte de litière en sable, où les chiens urinaient et déféquaient. Je les avais imités. Quelqu'un venait nettoyer, car à chaque fois que je revenais des séances de tortures, le cachot était aseptisé, les excréments enlevés. Je vivais comme un animal et commençais à en devenir un. Je suivais et subissais sans me rebiffer.
L'instinct de survie est plus puissant que l'intégrité humaine. Mon orgueil et ma fierté, je les avais refoulés loin dans une boîte au fond de mon âme, ils n'étaient plus que des concepts que je priais sans relâche. Au début, lors des séances de châtiments, je criais, me débattais. Je compris que je devais évoluer, être plus forte, plus résistante ; aiguiser le mental et transcender la douleur physique. Mon plan commençait ici, avec une bataille contre moi-même. La parade de la cachette cérébrale fonctionnait très bien, la souffrance que ma chair ressentait n'était plus réellement la mienne. Je fractionnais toutes mes émotions et dissociais tous les ravages que je subissais. Je tenais à ce que si mon enveloppe endure, je devais la regarder comme spectatrice de l'horreur qu'elle éprouvait. Je n'étais plus actrice dans mon corps et lorsque je pâtissai, c'était ma carcasse, non moi, qui se détériorait. Je tentais de me souvenir de chaque douleur, de chaque tourment afin de l'imprimer et que ma conscience l'accepte.
Puis un jour, je cessai de crier, de me débattre. Et cette fois-ci, ce ne fut pas lui qui vint nous nourrir. Un homme hors norme pénétra notre chenil, l'abri de mes compagnons quadrupèdes et moi. L'individu au physique de lutteur portait un débardeur blanc sur un jean épuisé. Légèrement bedonnant, son vilain visage lui donnait l'air d'un idiot. Il posa les gamelles et au lieu de partir il resta. Sa tête était aussi grosse et ronde qu'une balle de basketball, elle en avait la couleur, un orange sale. Ses deux petits yeux hideux et sadiques insistaient sur moi. Ses oreilles comme deux minuscules mouchoirs chiffonnés m'intriguaient. Comment peut-on être aussi dépourvu de normalité ? Les nombreuses cicatrices sur le haut de son visage assuraient la malignité dont il était capable. Il resta campé face à nous trois, avec un sourire qui ne me disait rien de bon. C'est alors qu'il attrapa Typhon, avec ses grosses paluches et il commença à l'étrangler tout en le secouant. Echnida tournoyait autour de l'agresseur, pourtant elle n'osait pas le toucher. Paniquée, la bête pleurait.
– Crève sale clebs ! hurla-t-il, tout en continuant de serrer la gorge du chien qui venait de se faire dessus.
Le sang ne fit qu'un tour, je me jetai sur lui. Le cognant de toutes mes forces, je plantai mes ongles dans sa graisse abdominale. Je lui flanquai un coup de poing dans le bas ventre, il en lâcha sa victime. Je persévérai à l'asséner de mes malheureuses frappes. Il me repoussa, je m'explosai à terre. J'avais failli, mon rythme cardiaque manqua un battement ; je posais les yeux sur mes compagnons, assurée qu'ils ne me rateraient pas. Contre toutes attentes, les chiens fondirent sur le géant, de leurs puissantes mâchoires le lacérèrent, je me révoltai :
– STOP !
Ils arrêtèrent. L'homme, à ma grande surprise, s'en alla. Les doigts plaqués sur son avant-bras lardé. Il n'avait pas l'air étonné, ou en colère, ou quoi que ce soit d'autre. Sans émotion aucune, il partit. Que venais-je de faire ? Je n'avais pu me résoudre à laisser faire cet individu, à me taire, comme, l'homme masqué, je supposais, tentait de m'apprendre. Les représailles s'annonçaient dures.
†
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