˚.*ೃchapitre premier
— "Hey Jude, don't make it bad,
Take a sad song and make it better.
Remember to let her under your skin,
Then you begin to make it better.
Better, better, better, better, better..."
La voiture roule à toute allure sur l'autoroute, les fenêtres baissées et la musique montée à plein volume. L'album des Beatles passe en boucle depuis trois heures qu'elles ont quitté la maison et Lotta chante à tue-tête chaque refrain, accompagnée par Yvette qui danse jusqu'à en lâcher le volant.
Le paysage défile et on voit changer l'environnement ; les arbres se couvrent d'épines et le sol de sable clair. Le ciel bleu brille toujours et sur le goudron, loin devant, se dessine des illusions d'oasis tant la chaleur est forte.
Plus le temps passe, plus Lotta sent qu'elle se rapproche de Tarmazac sur Mer et plus son bonheur grandit. Elle en a rêvé tout l'hiver, enveloppée sous des couches de vêtements, tremblante de froid. Et voilà qu'elle y est presque, à son petit paradis estival.
Elle commence à reconnaître le chemin, pourrait presque prendre le volant tant elle a l'habitude de ces panoramas. Ses étés d'enfance ont tous connu ces plages, et chaque virage fait remonter en elle des milliers de souvenirs. Souvenirs qui, chaque année depuis dix ans, se réveillent à cette même période de l'année. Dans la petite voiture rouge, les Beatles résonnant dans l'habitacle, le soleil tapant, les cheveux battants au vent par la fenêtre baissée.
Et puis soudain, elle reconnaît la petite dune claire qui s'approche à toute vitesse. Son coeur s'accélère, elle se redresse sur son siège et la pointe du doigt, hystérique :
— Grand-mère ! s'écrit-elle.
Et plus la voiture avance, plus la dune se rapproche ; et alors elle apparaît, derrière la colline de sable blond.
La mer.
Encore plus bleue que dans ses souvenirs. Scintillante sous le soleil, ondulant doucement au rythme de la brise marine. Un éclat de rire glisse entre les lèvres de Lotta qui se penche à la fenêtre.
C'est si beau, pense-t-elle.
La couleur du ciel embrasse celle de l'eau et les mouettes voltigent dans cette immensité bleue sans nuage.
— Heureuse ? demande Yvette en jetant un regard souriant à sa petite fille toujours penchée à la fenêtre.
Celle-ci se contente de hocher la tête. Aucun mot ne pourrait décrire ce sentiment qui l'habite. Ce mélange de joie euphorique et de soulagement poignant.
Une année seulement qu'elle n'était pas venue ici. Et pourtant tellement de choses ont changé depuis. Combien de fois aurait-elle voulu revenir, alors que le ciel gris de la ville sanglotait. Elle même ne saurait les compter mais elle sait qu'en cet instant, les yeux perdus dans le paysage marin, elle arrive enfin à respirer.
Toute l'année à retenir son souffle et voilà qu'elle peut remplir ses poumons d'air. La musique se coupe soudain, c'est la fin du morceau. A moins qu'Yvette ait décidé de l'arrêter. Seul le bruit du moteur résonne à présent et, si on tend l'oreille, on peut même entendre les grillons qui chantent dans les pins.
Lotta se tourne vers sa grand-mère, qui l'observe du coin de l'oeil, gardant son attention principalement sur la route.
— Ça n'a pas été une année facile, n'est-ce-pas ?
Ce n'est pas vraiment une question, elle connait déjà la réponse. Et Lotta le sait. Non, en effet, ça n'a pas été une année facile et insouciante comme toutes les autres avant elle. Il n'y a pas eu que des rires et du bons temps. Quelques drames sont venus noircir la vie si simple qu'elle menait jusqu'à présent.
Et puis cette chose en elle, qui grandit, grandit, jusqu'à parfois s'échapper par des mots, par des coups. Cette colère irrationnelle, cette tristesse, cette fatigue, si profonde, si lourde, qui la suit partout où elle va comme un boulet accroché à ses pieds.
Un boulet qui s'alourdit quand elle retrouve ses parents et l'autorité qu'ils représentent. Elle sait que c'est l'âge, elle a entendu sa mère en parler avec Martin - son beau-père - un soir, dans la cuisine, après qu'elle ait piqué une crise. C'est normal, tout le monde vit cette période à l'adolescence où la vie a l'air si pénible. Et pourtant, cela semble tellement réel...
— J'ai hâte de retrouver Agàpi, finit-elle par dire.
Yvette sourit avant de se racler la gorge :
— Lotta, à ce propos, il faut que je te parle de quelque chose...
Sa petite fille se tourne vers elle, inquiète, et Yvette fait une petite grimace :
— Rien de grave, ne t'en fais pas, elle hésite, fronce les sourcils, passe une main dans une de ses boucles sel, et finit par avouer : on ne sera pas seules cette année.
— Quoi ? s'exclame Charlotte, surprise.
Yvette rit nerveusement et se tourne légèrement elle :
— Sophie ne pouvait pas garder son fils, elle part en vacances tout le mois d'août et tu la connais... enfin, dès qu'elle peut se débarrasser de lui elle le fait, marmonne-t-elle. Enfin donc, elle m'a demandé s'il pouvait venir avec moi quelques semaines et j'ai bien dû accepter, c'est mon petit-fils aussi, après tout.
Charlotte la fixe en silence, les yeux grands ouverts.
— Jean sera avec nous ? finit-elle par murmurer.
Yvette lui lance un regard suivit d'un rictus désolé :
— Crois moi ça m'enchantait autant que toi. Bon Dieu ce qu'il ressemble à son père, c'est insupportable. Mais que veux-tu, c'est ma fille, je devais bien lui rendre ce service. Il est là depuis une semaine déjà, et il repartira en même temps que toi.
Sa petite fille hoche lentement la tête et n'ajoute rien.
Jean sera avec elles.
Juste à cette pensée, le coeur de Charlotte se sert. Elle ne l'a vu qu'une seule fois, l'année de ses dix ans, quand ses parents et elle était allés rendre visite à Sophie et Luc, la soeur de son père et son époux. Ils avaient passé une journée ensemble et en quelques heures déjà Charlotte n'en pouvait plus. Jean était l'enfant typique infernal et irrespectueux, celui prêt à tout pour faire de la vie de ses parents un enfer. Un cauchemar des pieds à la tête, d'après le souvenir de Lotta qui avait vu sa peluche préférée se faire jeter du cinquième étage.
Non, vraiment, la présence de son cousin à Agàpi pour la semaine est loin de lui faire plaisir.
— Il est comment ? finit-elle par demander après quelques secondes de silence.
Yvette hausse les épaules :
— Je ne sais pas, c'est à peine si je le croise. Il passe ses journées dehors ; ses nuits je ne sais où ; et c'est à peine si il rentre pour manger. J'évite d'en parler à sa mère mais je pense qu'il faudrait sérieusement revoir certains principes de son éducation, dit-elle en levant son index en l'air, énervée.
Un petit sourire se dessine sur le visage de Lotta et sa grand-mère souffle :
— Pauvre gosse, avec un père pareil je ne peux que le plaindre. Mais bon, prendre l'air pendant quelques semaines lui fera le plus grand bien.
Elle se gratte le menton, se concentre sur la route, et ajoute :
— Espérons-le du moins.
Charlotte approuve d'un mouvement de tête. Son bonheur de retrouver la mer s'est un peu dissipée, noirci par cette nouvelle. Mais quand la voiture s'engage sur une route plus étroite et qu'elle reconnait au loin le jardin d'Agàpi, son sourire revient sur ses lèvres. Son souffle s'accélère, une vague de joie monte en elle et elle prend la main de sa grand mère le temps d'une seconde en la serrant avec force.
C'est d'abord les arbres qui apparaissent. Leur parfum fleurit se répand dans l'habitacle par la fenêtre ouverte, mélangé à celui de la mer. Leurs feuilles ondulent au dessus de la route qui rétrécit jusqu'à devenir un chemin de la largeur de la voiture. Les oiseaux chantent, et le moteur grogne en sursautant sur les pavés caillouteux qui couvrent le sol. Puis, à travers les fleurs, à travers le feuillage vert, un éclat bleu attire le regard de Charlotte. Et la mer se dessine à nouveau sous le contour des arbres cette fois-ci et c'est si beau, c'est si prenant, que son sourire s'élargit encore alors qu'elle ne l'aurait pas cru possible.
La façade blanche de Agàpi surgit au milieu du jardin, ses fenêtres aux volets clairs, sa toiture ocre, la maison de son enfance, la maison de ses étés, la maison de l'amour. Le sable se mélange à la terre, le ciel se mélange à la mer, c'est un cocktail sublime et estival qui rappelle à se souvenir et à sourire encore et encore.
La voiture s'arrête, tâche rouge dans ce paysage somptueux, et déjà Charlotte est dehors, elle claque la portière et court jusqu'à la porte d'entrée. Elle s'élance, descend quatre à quatre le petit escalier de pierre, esquive un pot de fleur, traverse la terrasse que le vent à couvert de sable blond et pousse la porte, faisant résonner le carillon qui y est accroché.
Elle pose à pied à l'intérieur, inspire profondément : rien n'a changé. Il y a la même odeur de mer et de bois secs, la même table immense, la même cheminée, le tapis coloré, les cadres au mur, et la fenêtre qui découvre le fabuleux spectacle de la mer. Yvette arrive à son tour, elle tient à la main son petit sac en osier qu'elle pose devant la porte avant d'enlever ses chaussures.
— Bienvenue à la maison ma Lotta, s'exclame-t-elle avec un grand sourire que sa petite fille lui rend. Tu montes tes affaires dans ta chambre ?
Charlotte hoche la tête et repart vers la voiture chercher sa valise. En traversant le jardin, elle s'arrête quelques instants sur le chemin pavé pour observer la mer au loin qui se dessine derrière les branches. La majestueuse ligne bleue de l'horizon scintille sous le Soleil en déclin. Une légère brise se lève soudain, s'engouffrant délicatement dans la chevelure brune de Lotta qui ferme les yeux le temps de sentir le souffle sur ses joues.
Retrouver Agàpi a toujours été un moment d'intenses émotions, du plus lointain qu'elle s'en souvienne. Petite déjà, alors que ses parents étaient encore ensemble, elle se dressait déjà sur le siège de la voiture pour passer son petit visage par la fenêtre, le coeur battant, attendant le virage qui lui découvrirait la maison. Et même après toutes ces années, tout ce temps écoulé, elle sent encore en elle ce sentiment de délivrance, cette impression paisible d'être enfin chez sois.
De retour dans la maison, elle se dirige vers le fond de la pièce, où se trouve un grand escalier de bois aux marches grinçantes. Elle les monte une à une, traînant son imposant bagage derrière elle. Le mur est couvert de vieilles photos encadrées sur lesquelles on reconnait Yvette, accompagnée de son mari, Bernard, décédé depuis plusieurs années. Ils sont debout devant la mer, souriant à l'objectif, se tenant la main, rayonnants, jeunes et amoureux. Sur une autre, c'est à nouveau le couple, plus âgés cette fois, leurs deux enfants à leur côté. Plusieurs autres clichés montrent Agàpi : à ses début, alors que les arbres n'étaient encore que des arbustes et que la peinture bleue des volets s'écaillait. Même en noir et blanc la lumière et la chaleur de l'endroit restent évident et à travers les vitres des cadres en bois, Charlotte sait que l'odeur de sel et de fleurs emplis les souvenirs de la maison.
Arrivée à l'étage alors qu'elle s'apprête à gagner la petite porte au fond du couloir qui ouvre directement sur sa chambre, elle entend des pas qui s'approchent. Levant la tête, elle tombe nez à nez avec un grand jeune homme à la chevelure brune qui la regarde, surpris, une simple serviette accrochée autour de sa taille.
— Oh, vous êtes déjà rentrées, finit-il par bégayer, après un long silence d'étonnement gêné.
Lotta tente un sourire avant de répondre d'un ton hésitant :
— Euh oui. Il y a même pas quinze minutes.
Il hoche la tête, hésite, s'avance d'un pas, se penche comme pour lui faire la bise, avant de se rappeler de son accoutrement et de tendre une main qu'elle serre avec un petit rire nerveux.
— Jean, je ne sais pas si tu te rappelles de moi, se présente-t-il en passant sa main libre dans ses cheveux humides.
— Charlotte... Tu peux m'appeler Lotta. Je vais euh- ranger mes affaires ; elle désigne sa chambre d'un geste vague ; a tout à l'heure ?
— Ouais, à tout à l'heure, répond-il.
Ils échangent un sourire forcé avant qu'elle se détourne et claque la porte derrière elle.
La semaine va être longue, pense-t-elle en défaisant sa valise et en rangeant dans l'armoire ses piles de vêtements, le ventre noué et une sensation désagréable dans l'estomac.
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