Chapitre 2
Onze ans plus tôt...
J'avais fait des essais pour des lentilles dès la moyenne section. Sans succès. Déjà que ma vue à l'époque n'était pas glorieuse, les lentilles ne pouvaient pas remplacer les lunettes, elles ne corrigeaient pas assez. Alors j'ai abandonné. Puis recommencé, quelques années plus tard. Et encore une fois à la fin du primaire. Sans succès. En outre, les lentilles représentaient des contraintes que n'avaient pas mes lunettes. Mais d'un autre côté, les lunettes étaient lourdes et jusqu'à très récemment, on m'avait dit qu'une monture plastique sans... (petits trucs horrible que j'appelais « nez » mais dont je ne sais pas le véritable nom) ne pourrait pas supporter le poids des verres. Or, c'était faux. Mais en attendant, les lunettes étaient lourdes et j'ai encore une faible marque qui était bien plus visible à l'époque.
Mais avec des lentilles, j'avais presque l'impression d'être normale. Que tout le monde allait m'accepter. Mais comme les lentilles ne suffisaient pas pour me corriger entièrement la vue, je devais porter d'autres petites lunettes que je rangeais dans un étui bleu. Dessus il y avait écrit puzzle. Et je me souviens avoir essayé de le lire sans les lunettes. Impossible. D'ailleurs, quand j'ai su ce qu'il y avait écrit, j'ai longtemps hésité sur la prononciation.
Normale, je ne l'étais pas. Pas aux yeux des autres en tout cas. Et j'ai quelques exemples en tête.
J'étais toujours assise au premier rang. Ça m'était nécessaire pour voir le tableau. D'autant plus que je n'y voyais pas aussi bien à cette époque que maintenant. Souvent, j'étais seule. Ça ne plaît à personne le premier rang, c'est bien connu. Encore aujourd'hui, je me retrouve seule dans certains cours. Ce n'est pas toujours agréable pour le moral. Et pour ajouter à cela, Lestrade me fournissait des manuels agrandis. C'était vraiment utile et très gentil. Mais ça me différenciait encore, ainsi que toutes les feuilles en format A3...
Tout ça garantissait que je n'avais rien de normal. Et ça me plombait un peu le moral je crois. Surtout qu'à ce moment-là, enfin plutôt du CE1 au CM2, il y avait des conflits dans notre classe. C'était difficile de ne pas prendre parti. Et pourtant, je n'aimais pas. Mais bon, il a bien fallu qu'un jour, quelqu'un me pense dans un camp. Normale, non. Dans le camp adverse... Encore pire.
Elle s'appelait Léa, je l'ai revue au lycée. Je parie qu'elle a oublié, ça ne m'étonnerait pas. On était toutes les deux au terrain de foot qui jouxtait notre cour. Ce n'était pas un très grand terrain mais il y a avait un bac à sable au bout. Mais ce n'est pas le sujet. En outre nous étions à l'opposé, côté bâtiment. Je ne sais même plus comment s'est arrivé. Elle a dû me mettre une claque... Toujours était-il que mes lunettes étaient au sol, fracassées. Je me souviens ensuite très nettement d'être allée voir les maîtresses – sans mes lunettes du coup ce qui était un petit exploit de ma part – et d'avoir dit :
— Elle a pété mes lunettes.
Faute de langage de ma part. On me le signale par des rires. On me demande de répéter. Je répète. Ils rient encore. Alors seulement je comprends. Et je dis :
— Elle a cassé mes lunettes.
Et là, ils m'ont vraiment écoutée.
Je n'ai pas gardé la suite dans ma tête. J'ai sûrement racheté des lunettes et j'ai dû mettre mes lentilles pendant un petit moment... Je ne sais même pas si elle a été sanctionnée. Mais en soi, qu'elle ait cassé mes lunettes, ce n'était pas le pire à mes yeux. L'humiliation des profs et de la gifle était horrible.
Cette anecdote-là, ce n'est pas moi qui vous la raconte parce que je n'en ai pas de trace dans ma mémoire. La chef de la classe à cette époque, pimbêche et peste à ses heures perdues, Manon, avait invité toute la classe à son anniversaire. Et quand je dis toute la classe, c'était vraiment tout le monde. Sauf moi. Ma mère m'a dit que j'avais plutôt bien réagi. Que je lui avais raconté comme un truc sans importance, comme si ça ne me touchait pas. Peut-être qu'à l'époque j'étais plus forte que maintenant. Ou plus insensible. J'avais ma carapace. Maintenant, avec le recul, je me suis dit qu'elle n'avait pas nécessairement pensé à mal. Nous étions jeunes. Elle ne m'aimait pas, ou plus exactement, n'avait jamais pris la peine d'apprendre à me connaître, sûrement à cause de mes lunettes, et ne m'invitait donc pas. Tout simplement.
Une autre fois, j'étais en dernière année de primaire. Il y avait toujours ces histoires de clans. Et une certaine Paloma s'était embrouillée avec quelqu'un d'autre dont je ne suis pas sûre de l'identité. Mais ce n'est pas le sujet.
À un moment, je suis intervenue dans la dispute, je ne sais plus pour dire quoi et je pretendrais pas que c'était pour calmer le jeu. En tout cas, je ne portais pas la fille dans mon cœur et elle me le rendait bien, quoi qu'elle était une admirable hypocrite. Enfin bref, mon grain de sel a dû la piquer quelque part parce qu'elle m'a répliqué :
— Dégage, sale myope.
Et allez savoir pourquoi, j'étais peut-être fatiguée, déjà énervée par leur dispute... J'ai éclaté en sanglots et je l'ai frappée peut-être deux ou trois fois. J'aurais continué si deux de mes amies ne m'avaient pas retenue. Je me souviens de son regard à ce moment-là. Elle avait peur tout en étant surprise. Elle ne s'attendait pas à ce que la petite louve solitaire ait des crocs.
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