CHAPITRE 19 - post-it

Je raccroche, agacée. Je ne suis pas acceptée en stage dans la bibliothèque de mon quartier. Pourtant, j'en ai envie. J'ai l'impression de faire un grand pas en avant.

Chercher un endroit convenable, réaliser ma lettre de motivation simplifiée, rencontrer, appeler. Faire tout ça m'a déjà beaucoup appris, mais je serais si soulagée si j'étais sûre de pouvoir faire mon stage de troisième dans un endroit qui me plait. Mes parents n'ont pas le temps de m'aider à chercher.

Je me surprends à avoir hâte de faire ce stage, peu importe où il sera.

J'ai envie de faire quelque chose qui m'enthousiasme.

Ces trois mois sont passés comme autant d'années, où j'ai parcouru ma ville sans but. Tous les matins, la même chose. Se lever, penser à Céleste, partir. Dire bonjour à la même famille de cyclistes, saluer la vieille dame assise sur son banc, croiser la voiture peinte en un million de couleurs vives, et passer les portes du collège. Parler avec Agathe des faits divers qu'elle collectionne, écouter, lire, apprendre, et sortir. Passer à la boulangerie, penser à Celia et ses cornes de gazelle, préparer le repas, faire mes devoirs, réviser. Se coucher, penser à Céleste, angoisser, et enfin : rêver.

Cette routine semble se répéter indéfiniment. Les seuls marqueurs de ce temps qui passe sont les cernes de mes parents, qui ne cessent de s'agrandir. Leurs travails les dévorent. Je crains qu'il ne reste plus rien d'eux quand arriveront enfin leurs vacances.

Maintenant que le mois de décembre est là, et avec lui sa collection de guirlandes et de pain d'épice, je crois que je trouve un équilibre bancal dans cette vie.

J'ouvre la fenêtre. Une bourrasque revigorante me surprend dans ce moment d'abandon. L'hiver est arrivé soudainement. Il a chassé toute nuance de vert ou d'ambre. Deux semaines auparavant, l'automne ornait encore les rues de ses parures couleur or ou rubis. Les pluies abreuvaient les trottoirs entre quelques éclaircies. Mais la saison des flocons a enveloppé dans son manteau chaque parcelle osant arborer un bariolage trop osé.

Une fine couche de givre a élu domicile sur les toits et pare-brise. En dépit de l'ordre silencieux de ceux-ci, la brise n'est pas partie. Elle s'est installée, a élu domicile dans le moindre interstice qui s'offrait à elle. Les écharpes et pulls épais se sont mis à arpenter les rues.

Des pères Noël aux visages de plastique premiers prix envahissent les cheminées et escaladent les gouttières. Leur présence seule me rappelle le temps qui s'est écoulé depuis celui où un soleil éblouissant était le seul habit de la ville. L'été est si loin. Et pourtant, je n'ai pas évolué depuis.

J'ai l'intime sensation d'avoir gaspillé ces précieuses semaines.

Mon cœur se serre toujours à la simple évocation d'étincelles ou de feux d'artifice. Je ne peux plus m'allonger sous un arbre sans avoir la sensation que le vent qui murmure à mes oreilles est sa voix. Il ne se passe pas un seul jour sans que je ne croie l'apercevoir au coin d'une rue. Toute personne dont les joues sont creusées par des fossettes me rend nostalgique.

Je n'ose pas oublier Céleste.

L'oublier, ce serait comme dire que ces moments passés ensembles ne signifiaient rien. Je refuse de me dire que je devrais le faire. Est-ce qu'un jour je repenserai à ces évènements en me disant que c'était une erreur ? Je refuse que cela arrive. Rencontrer cette étoile ne peut pas avoir été un faux pas.

Est-ce qu'aimer est une chose qu'on devrait vouloir effacer ?

J'en doute.

Je m'affale de tout mon long sur mon lit.

Mes yeux se perdent dans ma chambre. Ils s'arrêtent sur mon carnet. Guidée par une bouffée de nostalgie, je le saisis et le feuillette. Alors que j'allais le reposer, un petit papier jaune s'en échappe. Je l'attrape et le déchiffre, même si je me rappelle de son contenu.

Essayer de revoir Anna

Après tout, qu'est-ce que j'ai à perdre ? Quelques minutes de ce temps que je n'utilise pas ? Je prends un pull sur mon siège et l'enfile. Je fourre mon portable vide de messages depuis quelques semaines dans ma poche. Dévale les escaliers.

Je soupire d'aise en claquant la porte derrière moi. Sortir sans le poids de contraintes ou d'un sac à dos m'avait manqué. Un luxe que je ne me suis pas accordé depuis un moment. Les bruits des klaxons me bercent.

J'essaie de me rappeler le chemin vers la maison d'Anna. J'espère simplement qu'elle n'a pas déménagé. Ce chemin que j'arpente a le goût des caramels qu'on dévorait ensemble. On partageait cette étrange passion pour les nuages. Alors on montait dans les branches des arbres de son jardin, en mangeant et regardant le ciel.

On y trouvait des écureuils, des chats et des baleines.

Des fois, je lui contais des histoires que j'inventais, et elle me chantait les chansons qu'elle aimait. Elle a toujours adoré la musique sous toutes ses formes.

Enfin, j'aperçois les cimes familières de ma petite enfance. Je pousse le portail et traverse l'allée. Je laisse un moment ma main en suspension dans l'air au-dessus de la porte. Quand je l'abats avec force contre le bois, j'entends au travers des murs mal isolés des bruits de cavalcade dans les escaliers.

C'est Anna.

Quand elle m'ouvre, je suis stupéfaite.

Elle a tant changé, et pourtant je reconnaîtrais ses traits entre mille. Elle est toujours aussi mince, et ses cheveux sont toujours aussi soyeux. Elle les a coupés, et ils sont maintenant ramenés en un carré très court. Ses grands yeux curieux m'étonnent par leur noirceur.

Anna fronce les sourcils. Puis son visage s'éclaire.

— Cielle ?

Je hoche la tête. Un grand sourire sur mes lèvres et un immense dans les yeux.

— Maman, je sors un peu ! dit-elle.

— Fais bien attention à toi.

Anna lève les yeux au ciel.

— Toujours aussi protectrice, hein ? demandé-je.

— Comme tu vois...

Elle sourit , met ses chaussures et sort avec moi. Elle me fait traverser son jardin pour s'arrêter devant un arbre.

— Tu crois qu'il va encore supporter notre poids ? dis-je avec malice.

Elle pouffe. Je m'élance dans les branches qui craquent un peu.

Je termine le récit de ma vie. Je l'écoute raconter la sienne tandis que je gratte l'écorce. Ce bois nu me fascine. Puis, lorsque le soleil décline, on regarde le ciel.

Les nuages qui forment des dessins. Des animaux, des objets. Des créatures magiques. Les couleurs orangées du crépuscule s'étendent peu à peu. Puis la couleur se dilue dans la noirceur étouffante de la nuit.

Mes parents ne devraient pas tarder à rentrer.

— Je vais devoir y aller, soupiré-je.

Elle baisse la tête.

— Tu sais, j'ai continué la flûte traversière.

J'attends la suite, même si je ne vois pas ce qui pourrait lier nos deux phrases.

— Dis-moi, ça te dirait de venir m'écouter jouer ? Je fais une audition dans quatre jours au conservatoire.

— Mardi ?

Elle acquiesce.

Anna fouille ses poches quelques secondes, puis me tend une feuille. Je la parcours rapidement du regard. Je souris.

Flûte traversière, violon, violoncelle, clarinette.

— Je viendrai !

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