CHAPITRE 12 - pouvoir flotter
Je regarde son visage. Je sens sa main sur mon bras. Elle m'a manqué.
—Alors petit Nuage, on ne sait plus voler ?
Je lève les yeux au ciel, mais un sourire idiot s'étale sur mon visage.
— Tiens, ça fait longtemps, lancé-je.
On marche un peu côte à côte, sans parler. Je m'efforce de regarder ailleurs. Les lumières aveuglantes des néons dans les boutiques, les carillons qui sonnent, les voix. La sueur, les respirations, les paroles, les injures.
Je vois passer des groupes entiers d'adolescents. Tous habillés un peu pareil. Des licornes, des vêtements colorés. La mode est à l'originalité, alors l'originalité devient banale. Mais après tout, s'ils sont à l'aise ainsi, pourquoi pas ? Pourquoi ne pas se fondre dans la masse ?
Céleste tient toujours ma main. Ses ongles s'enfoncent légèrement dans ma peau.
Je grimace, mais ne dis rien.
Une fille du groupe devant nous regarde. Elle glousse. Ses amies la suivent, et les voilà riant, ou prenant un air dégouté. Les doigts d'Etincelle se crispent sur les miens. Les rires repartent. Mes joues sont en feu.
Que pensent-ils ?
Céleste prend son menton entre ses doigts. On s'arrête. Je vois passer une lueur d'hésitation dans son regard. Elle finit par murmurer :
— Tu ne fais pas attention à eux, promis ?
Je lui souris. Elle laisse glisser la main qui tenait mon visage. Je frissonne. Elle sort une mèche de derrière mon oreille, et recommence à marcher. Elle me traîne derrière elle. M'entraine dans les rues. Je ne vois plus qu'elle. Ses yeux qui vont d'une chose à une autre. Sans s'arrêter. Reviennent vers moi.
La route défile sous nos pas, mais je ne vois pas passer le temps.
Ses pas nous mènent jusqu'à un immeuble. Elle me fait monter les escaliers, entrer dans un petit appartement. Une femme fait du repassage dans un coin. Elle sourit en nous voyant avant de baisser les yeux vers le fer sans plus faire attention à nous. Sans doute sa mère. Mon regard passe sans s'arrêter sur la décoration minimaliste.
Je me demande si elles viennent d'emménager ici, si elles sont seules. Des cartons s'empilent un peu partout dans la pièce. Les étagères sont vides, et le seul ornement sur les murs est un portrait de la mère de Céleste. Etincelle me fait signe de passer avec elle dans sa chambre, et je la suis.
Les mêmes murs blancs irréprochables, le même néant. Rien de personnel, pas même une photo accrochée au-dessus de son lit, ou quoi que ce soit qui pourrait laisser supposer que quelqu'un vit ici. La peinture craquelée Je m'étale sur le lit, aussitôt imitée par Céleste.
On échange quelques mots sans vraiment prêter attention à nos paroles.
Je suis bien trop concentrée sur son souffle irrégulier qui me chatouille le cou pour réfléchir à des choses sensées. Elle tresse mes cheveux avec délicatesse. Je sens ses mains jouer dans mon dos.
Puis s'arrêter. Pendant quelques minutes, rien ne se passe. Puis elle passe ses bras autour de moi. Pour m'enlacer. Je suis dos à elle. Son visage dans mes cheveux, ses jambes contre les miennes.
Je suis bien.
Sa respiration se ralentit, sa prise se relâche. Elle s'est assoupie.
Je savoure cet instant, et serre ses doigts entre les miens.
Je flotte dans les bras d'une étincelle.
J'ouvre les yeux. Céleste regarde le plafond. Je me redresse et baille. Me frotte les paupières. Elle me regarde et me sourit. Fossettes. Ses cheveux sont désordonnés, emmêlés. Je sors mon téléphone de ma poche.
Il est vingt-et-une heure. J'ai un message de Raphaëlle. Elle est bien rentrée et a hâte de me revoir.
J'esquisse un sourire. Moi aussi.
Des prunelles ambrées m'observent en silence. Je me lève et caresse du regard cette chambre trop vide. Je devrais rentrer chez moi. Je me tourne vers Céleste.
— Je vaisy aller, dis-je dans un souffle.
Je claque la porte derrière moi. Je frissonne. Les questions tournent dans ma tête comme les pétales de fleurs de cette soirée estivale. Mes semelles sont lourdes. Je fais un effort surhumain pour les soulever.
C'est étrange comme je suis immédiatement vide et seule si je ne sens pas une présence près de moi. Ou une main dans la mienne. J'essaie de me reprendre.
Dans ces moments, je voudrais ne rien avoir. Ne rien avoir à faire avec rien. Que la seule mission qui me soit octroyée, c'est de voir et de savoir.
Ce serait tellement fantastique d'être juste un nuage. De flotter, sans se soucier de rien. De parcourir le ciel sans rien avoir à faire. Et de ne faire qu'avoir un peu de rien.
De n'être rien, de se disloquer avec un courant d'air, de couler en un millier de goutelettes pour se noyer dans le tout, de voyager, de s'élever, encore. De voler.
De voyager, sans penser, sans pensées de gens sensés, rêver les yeux ouverts, et marcher paupières fermées. D'être assez sourd pour tout entendre, d'être assez bête pour tout comprendre, d'être assez aveugle pour tout percevoir.
Ces pensées sont obsédantes, je ne fais qu'y penser, au bonheur d'être ailleurs, alors que j'ai tout ici. Et je le sais.
Mes pas m'ont menée jusqu'à la porte, devant chez moi. J'actionne la clenche en espérant que mes parents ne m'attendent pas derrière avec une hache à la main parce que je suis encore rentrée trop tard. J'ai une étrange sensation de déjà-vu.
Mais quand j'entrouvre le battant, ce n'est qu'un visage souriant qui m'attend.
— Cyrielle, tu es rentrée ! commente joyeusement ma mère.
Des cernes creusent ses joues. J'ai l'impression qu'elles s'agrandissent de jour en jour. De nuit blanche en nuit blanche.
— Tu es là depuis longtemps ? demandé-je.
— Non, je viens juste de rentrer. Tu veux bien faire des pates s'il te plait, j'ai encore un peu de travail ?
J'acquiesce en grommelant.
Pendant que je sors la casserole du placard, j'enchaine.
— Dis maman, ça te dirait pas de regarder un film ce soir, au lieu de travailler ? Je pense que ça te fera du bien de décompresser un peu.
Elle hausse les épaules.
— Je ne sais pas trop... J'aimerais bien, mais je ne pense pas.
Je me tourne vers elle.
— Allez, tu bosseras demain, au boulot.
— Impossible, j'ai un dossier à boucler pour dans deux jours.
— S'il te plait.
Ma mère lève les yeux de son ordinateur et soupire.
— D'accord, tu as raison. Va demander à ton père s'il veut regarder avec nous, il travaille dans notre chambre...
Je souris. La perspective de ce moment en famille me réjouit.
Il y a bien longtemps que ça ne s'est pas produit.
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