Un peu trop noir
Salut.
J'avais envie d'écrire un truc sur ce sujet depuis longtemps, parce que c'est un sujet important, mais je savais pas trop comment m'y prendre. Et puis, j'ai eu une scène dans la tête, alors je sais pas comment elle sera, mais la voilà. Puisqu'elle rentre dans le challenge, on va dire que c'est un texte pour le challenge, même s'il est un peu plus long que les autres.
Écrivez une scène d'angoisse ou de peur.
Je sais pas vraiment si ça rentre dans le thème, mais je suis parti du principe que oui.
J'ai écrit ce texte du point de vue d'une personne blanche parce que je ne suis pas une personne racisée et que je n'ai pas le vécu et l'expérience nécessaire pour me mettre à la place de Nino.
Musique proposée : Would Anyone Care - Citizen Soldier. (En média).
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Elle était là et elle pleurait. Elle criait, en fait. Elle me hurlait dessus, et moi, je ne réagissais pas. Elle me suppliait de lui dire ce qui s'était passé, et moi, je ne disais rien. Je n'y arrivais pas. Je n'en étais pas capable. J'étais complètement paralysé. Je regardais mes mains pleines de sang et je n'étais plus en mesure de faire quoi que ce soit. Je n'articulais rien, je ne bougeais pas et je crois que mon calme apparent lui était insupportable. Alors elle m'a attrapé par les bras et elle m'a secoué de toutes ses forces. Mon corps ballottait dans tous les sens, mais ça ne me faisait rien. J'étais juste vide. Vide et perdu. Je fixais les gouttes de sang qui s'écrasaient sur le sol à cause de tous les mouvements brusques qu'elle m'obligeait à faire, mais le mode automatique était quand même enclenché, sans que je ne sache comment le mettre sur pause.
J'aurais voulu la regarder dans les yeux et pleurer avec elle. J'aurais voulu lui montrer à quel point j'étais en colère, moi aussi. J'aurais voulu qu'elle voie toute la souffrance que ma poitrine renfermait, à ce moment précis. J'aurais voulu... mais je n'ai pas pu. Mon corps ne répondait plus. Je n'ai même pas esquissé le moindre geste quand j'ai vu sa main s'élever pour essayer de d'atteindre ma joue avant que son mari ne la réceptionne. Il m'observait, lui aussi. Il me fixait, mais il n'avait pas l'air de m'en vouloir, comme elle, elle m'en voulait. Il lui disait simplement que s'en prendre à moi ne lui ramènerait pas son fils et la tirait vers lui pour l'éloigner un peu.
— Qu'est-ce que ça t'a fait, de la voir dans cet état ?
Je cligne plusieurs fois des yeux pour me focaliser sur la jeune rousse qui me fait face. J'ai tellement déblatéré que je ne serais même pas capable de distinguer avec certitude les mots que j'ai prononcés de ceux qui n'ont fait que passer dans mon esprit.
— Je ne sais pas, murmuré-je. Elle m'en voulait.
— Et tu penses qu'elle avait une bonne raison ? m'interroge la psychiatre d'une voix douce.
— Elle aurait voulu que je meure, moi aussi.
— Qu'est-ce qui te fait dire ça ?
— Elle me l'a dit. Dans l'hôpital. Elle m'a demandé pourquoi lui, il était mort et pourquoi moi, j'étais vivant. Pourquoi lui, on l'avait abattu et moi, on m'avait épargné. Sauf que j'ai pas été foutu de lui répondre quoi que ce soit. Je lui ai même pas parlé. Je l'ai même pas regardée.
— Qu'aurais-tu voulu lui dire, ce soir-là ?
— J'aurais pu répondre à sa question. J'aurais pu lui expliquer pourquoi son fils était mort. J'aurais aussi pu lui dire pourquoi, moi, je respirais encore.
— Tu crois que ça l'aurait soulagée, de savoir tout ça ?
Je souffle du nez dans un rire éteint. Tu parles d'une question débile.
— Non, ça l'aurait pas soulagée. Elle venait de perdre son fils. Son petit garçon. Rien n'aurait pu la soulager. Encore moins ce que j'avais à dire, moi, le mec qu'on avait épargné sans raison valable.
— Et toi, alors, est-ce que ça te soulagerait, d'en discuter ?
Je dévisage la jeune femme en m'apprêtant à lui dire une énième fois que non, qu'en parler ne m'aiderait pas. Mais hier, c'était son enterrement et hier, la mère de Nino m'a encore posé la question. Cette fois, j'ai réagi. Cette fois, j'ai fondu en larmes. Et cette fois, elle n'a pas voulu me gifler. Elle m'a simplement pris dans ses bras en caressant mes cheveux comme elle l'avait toujours fait avec Nino et moi quand on était gosses. Sauf que Nino ne pleurera plus parce qu'il est parti. Plus jamais elle ne pourra le réconforter, parce qu'il est mort. Elle ne le serrera plus comme elle me serrait moi, parce que j'ai vu mon meilleur ami mourir pour rien.
— Ses obsèques, ça a fait remonter tout un tas de merdes... soufflé-je, une boule de feu dans la gorge. Et je crois que...
Deux ruisseaux salés dégringolent sur mes joues et le docteur Willer acquiesce immédiatement, comprenant que je suis enfin prêt. D'un geste interrogateur, elle me montre son boitier noir et je hoche la tête. Il faut qu'elle enregistre ça, parce que je ne suis pas sûr de pouvoir le répéter un jour.
Elle appuie sur un bouton pour enclencher le début du cauchemar et je ferme les yeux. J'inspire longuement, plusieurs fois de suite, et attends la question fatidique.
— Jonah, que s'est-il passé le 22 avril dernier ?
Une semaine plus tôt...
Je fronce les sourcils en dévisageant mon frangin, quand il me met la came dans les mains sans me demander mon avis.
— Tu fais quoi, là ? m'insurgé-je.
— C'est toi qui la transportes.
Je hausse un sourcil.
— Y'a 50 grammes de coc', là, mec. Tu sais pour combien je peux prendre si on retrouve tout ça dans mes poches ? Pourquoi c'est à moi de prendre tous les risques ?
— Parce que y'a une patrouille de flics juste à côté de la bagnole et que toi, tu vas pas te faire fouiller, rétorque-t-il le plus sérieusement du monde.
Je cache la drogue dans mon pantalon, puis jette un œil à la sortie de la ruelle dans laquelle nous avons fait affaire avec un dealer du coin pour la grosse soirée qui s'annonce. Deux abrutis en uniforme se marrent en sirotant leur café et je soupire bruyamment. Je suis foutu.
— T'es con ou quoi ? Pourquoi moi, ils me contrôleraient pas ?
— Parce que ça, c'est un peu trop noir et ça, c'est bien pâle comme il faut, dit-il en plaçant son bras nu à côté du mien pour comparer nos couleurs de peau.
Septique, je lève les yeux au ciel sans rien répondre et prends nerveusement sa suite quand il sort de l'impasse. Les deux policiers croisent notre route en allant mettre leurs gobelets vides à la poubelle et l'un d'entre eux nous scrute avec un peu trop d'insistance à mon goût, avant d'interpeller Nino et de lui demander ses papiers. L'air agacé, celui-ci s'exécute sans broncher, alors que mon rythme cardiaque s'accélère dangereusement. Il se laisse fouiller sans poser aucune question et les deux connards finissent par le lâcher pour retourner à leur voiture sans prêter attention à moi une seule seconde.
— Putain, mais quelle bande d'enfoirés ! m'écrié-je en me laissant tomber sur la banquette de la Jeep de mon meilleur ami.
— Je te l'avais dit. Si t'es blanc, ils te fouillent pas.
— Ils ont eu de la chance que j'avais de la came sur moi, sinon...
— Sinon rien du tout. T'aurais réagi et on aurait fini en cellule tous les deux, m'interrompt-il dans ma colère. Bon aller, on s'arrache.
La main sur la clé, il démarre, alors que la pression redescend avec difficulté. Comment arrive-t-il a être aussi calme ? Est-ce que c'est devenu une habitude pour lui, de subir ce genre d'injustice ?
— Fais pas cette tête. Oublie les deux salopards et concentre-toi sur la soirée qu'on s'apprête à vivre, se réjouit-il.
Comme pour nous mettre dans l'ambiance joyeuse qui nous attend, il allume l'autoradio pour que la musique submerge l'habitacle. Soudain plus détendu, j'entre dans son jeu et le défie sur les morceaux de rap et de rock qui s'enchaînent. Je sais que je vais encore perdre, mais ma fierté me pousse à me battre jusqu'au bout et à essayer de suivre les paroles qu'il connaît par cœur depuis déjà des années.
Après deux heures à chanter à tue-tête, il finit par remporter la partie sans oublier de me rappeler à quel point je suis nul et à quel point lui, il restera toujours imbattable. Le coupant dans sa crise d'orgueil aiguë, son téléphone portable se met à vibrer et je remercie silencieusement Amina d'avoir choisi ce moment-là pour l'appeler. Il attrape son smartphone, décroche et le met en haut-parleur, faisant grésiller la voix complètement paniquée de sa sœur, qui lui demande de venir la chercher. Ses pleurs et la détresse découlant de sa respiration saccadée me serrent le coeur et Nino fait demi-tour dans un dérapage assez bien contrôlé. Il répète à Amina que tout se passera bien, qu'on sera là très vite et accélère bien au-delà des limites de vitesse autorisées sur cette petite route.
Au bout de quelques mètres parcourus bien trop rapidement, une sirène retentit derrière nous et je jure dans ma barbe. Voyant que Nino ne ralentit pas, je lui lance un regard réprobateur, le stress me nouant l'estomac.
— Ma soeur se fait encore fracasser la gueule par son mec. Au moins, comme ça, les flics seront sur place et serviront à quelque chose.
— Arrête tes conneries, ils vont prendre ça pour un délit de fuite et t'auras plus de problèmes que l'enfoiré qui tabasse Amina. Arrête-toi et explique-leur, peut-être que ceux-là sont pas trop cons et qu'ils accepteront de nous accompagner là-bas, lancé-je d'une traite.
Peu convaincu, mon frangin serre les dents, mais finit quand même par se ranger sur le bas côté pour me laisser le bénéfice du doute. La Ford blanc et bleu s'arrête derrière nous et un ton sec nous ordonne de sortir de la voiture les mains en l'air. Pourquoi faut-il toujours que la police soit dans l'excès ?
— Tu crois que c'est parce que t'as essayé de les semer ? chuchoté-je, soudain angoissé.
Nino hoche la tête et me fait signe d'obtempérer.
— Quoi qu'il se passe, on la ferme et on fait ce qu'ils disent, okay ? On prend pas de risque, articule mon frère de coeur, visiblement aussi stressé que moi.
Je m'exécute sans rien dire et laisse un jeune flic me pousser à mettre les mains sur le capot pour me fouiller. Je lance un coup d'oeil à Nino qui sort à peine de la Jeep et remarque que son téléphone sonne de nouveau. Sans réfléchir, mon meilleur ami le sort de sa poche en tentant d'expliquer qu'il faut absolument qu'il réponde, mais trois explosions retentissent. Trois coups de feu explosent, le coupant au beau milieu de sa phrase. Le jeune agent sursaute, mon frère s'écroule sur le sol sous mes yeux horrifiés et je fais le tour de la voiture pour me précipiter sur Nino en hurlant qu'il n'est pas armé. Mon souffle s'emballe, mes battements de coeur résonnent dans mes tempes, mon corps tout entier se met à trembler, mais je n'y prête pas attention. C'est déjà trop tard. Les paumes placées sur les blessures de Nino, j'essaie de toutes mes forces de stopper les hémorragies en m'époumonant pour que quelqu'un appelle une ambulance. Pourtant, plus le temps passe, plus le sang se déverse sur la route presque déserte.
— Reste avec moi. Reste avec moi. Reste avec moi, putain !
Rendu aveugle par les larmes, je ne cesse de répéter la même chose. Je le crie, encore et encore, espérant sûrement qu'une force supérieure m'entende. La poitrine en feu, la gorge déchirée de sanglots et les membres animés par d'incontrôlables spasmes, j'ai l'impression de sentir mon frère s'éteindre sous mes doigts.
La tête dans les mains, je me laisse aller devant la jeune rousse qui semble avoir du mal à contenir son émotion.
— Ils ont tiré parce qu'ils ont cru qu'il était armé et dangereux... Pourtant quand j'ai foncé sur le flic et Nino, il a pas eu peur de moi. Il est pas parti du principe que j'allais m'en prendre à lui...
Ressentant une nouvelle fois toute la colère et la peur qui pulsaient dans mes veines ce jour-là, mes larmes noient mon visage et j'ai la sensation de perdre pied.
— Vous voulez que je vous dise ce qu'il s'est passé ? Il s'est passé que je respire encore parce que je suis blanc et que Nino s'est fait enterrer hier parce qu'il l'était pas, putain... Comment j'étais censé dire ça à sa mère ? Comment j'étais censé lui expliquer que son fils était mort et que moi j'étais vivant simplement parce que j'étais né d'une putain de toxico blanche, alors que lui était né d'une femme noire qui m'a élevé comme son propre fils ? On a vécu au même endroit lui et moi. On a grandi dans la même famille, dans la même maison. On est allé dans les mêmes écoles, on a fait les mêmes conneries, sauf que lui, ça lui a coûté la vie ! J'avais pas le droit de lui dire ça, il fallait absolument qu'il y ait une autre explication, parce que si y'en avait pas d'autre, ça aurait signifié qu'elle avait raison de m'en avoir voulu de pas être mort !
La psychiatre ne dit rien, je crois qu'elle fait ce qu'elle peut pour rester professionnelle et ne pas craquer.
— La vérité, c'est que je déteste autant ce flic d'avoir tiré sur Nino que de pas m'avoir tué avec lui.
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