22 🌊
Les vagues s'écrasent à mes pieds.
Ce serait mentir de dire que je ne l'attends pas de pied ferme. Mon carnet contre ma poitrine, mon stylo dans la poche de mon jean retroussé, je laisse les vagues lécher mes chevilles, me faire frissonner dans la fraîcheur d'un après-midi étrangement nuageux pour la saison.
Je souris lorsqu'à côté de mon reflet, un autre apparaît, se répercutant dans l'eau claire. Des vêtements amples qui se se jettent sur ma propre ombre au sol. Je ne l'ai même pas entendu arriver. Ses pas se rapprochent. Je sens cette présence si particulière, je peux presque imaginer ces yeux verts émeraude s'accrocher à ma nuque, tenter de deviner si je l'ai remarqué ou non.
"Tu es démasqué." je murmure, amusé.
Un soupir se fait entendre.
"Mince, moi qui voulait te faire peur en te poussant dans l'eau."
Je me retourne en prenant soin de faire un pas en arrière dans l'eau, pour ne pas qu'il se retrouve trop proche. Je veux pouvoir prendre mon temps pour le contempler, en entier. Ses cheveux châtains lui barrent le front et oscillent au fil du vent. Il a revêtu un manteau léger, ouvert sur un t-shirt blanc. Son pantalon traîne dans le sable et la partie basse est effritée par l'eau marine.
Il tend sa main vers moi. Je comprends immédiatement, et lui laisse saisir mon carnet. Mes lèvres se pincent en me rappelant ce que j'y ai écrit, un peu plus tôt. Des choses que je vais peut-être regretter. Des choses peut-être trop intimes. Mais j'ai décidé de ne pas me retenir, d'exprimer le fond de mes pensées, seulement parce que je sais qu'un garçon au regard trop vert laissera ses iris parcourir les lignes manuscrites.
Il ouvre à la dernière page recouverte d'encre, et entame sa lecture. En attendant, embarrassé, je m'accroupis au sol, et fais passer ma main dans les vagues qui viennent cueillir le bout de mes doigts.
Un bout de mon pantalon se fait tremper, mais je m'en fiche. Lorsqu'une vague passe, je contemple un instant mon reflet déformé dans l'eau tourmentée de la mer.
Et je repense aux propres mots que j'ai déposés sur le papier il y a une heure à peine. Ils sont encore tout frais dans ma mémoire.
J'ai peur de refaire un séjour à l'hôpital dans peu de temps. Ça ne s'arrange pas tant que ça, mon état. Ou peut-être que si, que ça s'arrange un peu, et que c'est encore plus dangereux. C'est toujours lorsque je recommence à me nourrir plus que d'habitude que mon corps se décide à me laisser m'effondrer. Comme s'il essayait de me mettre à bas à chaque tentative de guérison. Je me relève, je force, et il me fout une vague qui me fait tanguer, et je bascule en arrière, encore et encore.
Pourtant, en ce moment, je ne peux pas m'empêcher de penser à ces groseilles. Je ne peux pas m'empêcher de penser à faire vivre de nouveau mon corps pour l'embellir, pour ne plus paraître si terne.
Parce que je me souviens de cette bouche contre la mienne et de mon corps qui se réveille tant que j'en ai honte. Honte que ce soit cette version aussi dépravée de moi même qui soit à la source de mes désirs.
Ce garçon. Il a un regard vert qui me déstabilise profondément. Et il m'arrive de repenser à ses lèvres, à la façon qu'il a eu de me repousser en arrière, dans le sable, et de fondre contre moi, encore et encore.
Son parfum me revient et il m'enivre.
Je voudrais recommencer. Et plus encore.
"Je- C'est..." laisse échapper mon vis à vis, sans finir sa phrase, alors que je ne quitte pas l'eau des yeux. Et je me demande pourquoi, même en reflétant ce ciel gris et morne, elle reste intensément bleue.
J'ose relever mon regard. De ma position presque assise, je le contemple serrer les pages du carnet entre ses doigts, puis baisser ses yeux dans ma direction. Je ne fuis pas le contact visuel, même si tout de mon visage me brûle.
Il referme le carnet, fait un geste en avant pour me le rendre. Je le reprends en me relevant. Un instant, j'observe la profondeur des deux billes vertes face à moi, qui me rendent étrangement pantelant.
Le silence est si long, si étiré, que je panique naturellement. Alors je reprends la parole pour combler ce manque de réaction qui me fout un coup dans la poitrine.
"Est-ce que tu voudrais venir chez moi ?"
La question l'étonne, et j'ai peur qu'elle ait pu avoir une connotation trompeuse.
Après qu'il m'ait laissé entrer dans son cocon intime, chez lui, près de ce port, je n'ai eu de cesse de penser à lui montrer où est-ce que moi, je vis, pendant ce laps de temps mis en pause par mes vacances.
Je me relève, afin de chasser cet air embarrassé sur mes joues.
"Enfin... Je voulais te le demander parce que je me suis dit que ce serait le plus respectueux après que tu m'aies ouvert à... à ton chez toi."
Taehyung acquiesce, et je crois voir un instant ses yeux briller, mais la seconde suivante, il retrouve son sérieux, un sourire implacable, ravageur, pour accepter ma proposition. J'attrape mes chaussures plus loin, pour les enfiler.
"C'est un gîte que mes parents ont loué." je lui explique sur le chemin. Ça me fait tout bizarre de l'emprunter autrement que seul, comme je l'ai fait déjà tant de fois depuis que je suis arrivé ici. "Mais ils ne sont pas là pour l'après-midi."
En réalité, si je lui ai demandé de venir chez moi, c'est surtout parce que c'est sûrement la seule fois où il le pourra. Mes parents ont décidé d'aller se faire un cinéma puis de grandes courses pour la semaine. Ce genre de courses durant lesquelles on attend des heures entre les rayons. Ça m'arrange. Je ne veux pas que Taehyung rencontre mes parents.
Ni qui que ce soit.
C'est étrange, mais... j'ai un peu envie de le garder pour moi. D'être le seul à connaître son existence. Comme un rêve éveillé, une illusion qui nous apparaît et qu'on aurait trop peur de présenter aux autres sans paraître fou.
Parce que parfois, je me dis qu'il l'est peut-être, une illusion. Quelqu'un qui se matérialise afin de me tenir compagnie, une création de mon cerveau qui apparaîtrait afin de panser les plaies. Comme un système de protection. Et pourtant, la seconde suivante, il est bien devant moi, et je peux l'attraper, le toucher, l'atteindre, entendre sa voix et sentir toutes ces petites particules qui font sa senteur.
Lorsque nous arrivons devant le gîte, Taehyung sourit. C'est une bâtisse aux volets bleus et aux murs blancs épurés, avec une clôture en bois qui l'entoure. Des coquillages servent de gravier devant l'entrée, formant un chemin zigzaguant sur la cour de devant pour atteindre la porte.
Le stéréotype parfait d'une petite maison charmante, près de la mer.
Je crois qu'au fond, je commence à m'y attacher, d'une certaine façon.
À elle. Mais aussi à cette plage. À cette senteur. À ce port. À cet endroit.
Et à ce garçon aussi, peut-être.
"Tu viens ?"
Taehyung me suit, nos pas faisant crisser les coquillages. Je sors le double des clefs pour entrer. Une fois à l'intérieur, Taehyung regarde autour de lui. Nous enlevons nos chaussures et je le laisse faire son inspection.
"C'est beau, comme gîte."
J'acquiesce. J'ouvre la fenêtre près de la porte afin de laisser entrer le vent léger et les quelques effluves de la mer, qui remontent jusqu'ici.
"Elle ressemble à quoi, ta vraie maison ?" me demande-t-il soudain.
Je ferme les yeux. Cela fait peu de temps que je suis en vacances ici, mais j'ai l'impression de petit à petit laisser derrière moi tout ce qui constituait la vie de la ville. Je me remémore ma maison, située dans une rue passante qui laisse entendre le moteur des véhicules toute la journée. Le bruit de la ville au loin. Les lumières jusqu'à très tard. Le restaurant et le bar au bout de la rue. La maison d'Arin, pas si loin.
Nos messages envoyés. Il suffisait d'un "je viens", pour que l'un de nous aille sonner chez l'autre. Il suffisait toujours d'un instant pour organiser n'importe quoi. Il suffisait de notre imagination pour partir en voyage, pour sauter les étapes, visualiser un avenir dans lequel on serait de vrais voisins, à l'autre bout du monde, elle ouvrant sa galerie d'art, moi écrivant toute la journée, renfermé dans mon bureau, et recevant des milliers de lettres d'admirateurs.
Il suffisait d'un regard échangé pour que cet avenir devienne envisageable. Tangible.
L'avenir l'aimait tant, que quand elle est partie, il a fuit avec elle.
"C'est une maison en pleine ville. Il y a beaucoup de bruit. Ce n'est pas la plus belle, mais elle a plus de souvenirs que n'importe laquelle, j'en suis certain."
Le châtain doit sentir que le sujet est sensible, puisqu'il ne continue pas sur sa lancée.
Soudain, son regard dévie vers la baie vitrée, au fond du salon, et son regard s'écarquille en observant le jardin.
"Tu ne m'avais pas dit, ça !" s'exclame-t-il.
Ma vision se dirige également vers l'extérieur, et je fronce les sourcils.
"Comment ça ?"
"La piscine !"
Ah, ça.
Je l'ai aperçue en arrivant ici. Elle est petite, de quoi faire quelques longueurs avant de se lasser. Deux transats reposent à côté, et deux bouées flottent mollement sur l'eau stagnante.
Je n'y suis jamais allé. Premièrement, de peur de me noyer. Et secondement, parce que cette eau là ne vit pas. Elle n'a rien du remous de la mer. Elle n'a pas les vagues que l'étendue salée possède. Elle n'a ni la capacité d'apaiser avec de douces caresses, ni celle de dévoiler une colère refoulée au monde entier à travers ses tempêtes.
Elle est plate, calme. Imperturbable.
"Je n'y suis jamais allé." j'avoue.
"Pourquoi ça ?" fait-il, alors que nous nous approchons de la baie vitrée. Ses mains se posent sur le verre, et je me retiens de lui faire la remarque que cela laissera des traces sur les carreaux.
Je crois que j'aime l'idée qu'il laisse une part de lui ici.
"Je préfère la mer."
Je me demande si j'ai l'air trop rabat-joie. J'ai la chance d'avoir une piscine dans ce gîte, et je n'y ai jamais prêté attention.
"Moi aussi."
Puis il passe devant moi pour attraper la poignée de la baie vitrée et l'ouvrir en grand. Je le suis dehors. Je sens l'herbe sous mes chaussettes, avant d'atteindre le béton autour de la piscine. Taehyung se baisse, et passe une main dans le liquide.
"Elle est gelée."
"La maison lui fait de l'ombre, elle ne prend quasiment jamais le soleil."
Il sourit. En cette fin d'après-midi, la piscine n'est plus éclairée, perdue dans l'ombre que lui fait la grande bâtisse.
"Cap ou pas cap ?" me demande-t-il, me rappelant ses mots près du phare, au port.
Je souris. Je veux entrer dans son jeu, alors je m'avance et me penche à mon tour pour toucher l'eau du bout des doigts.
Oh.
Elle est vraiment froide.
Un sourire crispé s'amène sur mes lèvres.
"Cap." je réponds sans hésitation.
Je jette un coup d'œil à Taehyung. Il ne me quitte pas du regard, observant mes réactions, comme on regarderait quelque chose qu'on... qu'on apprécie. Je me détourne rapidement, faisant de nouveau face à cette étendue d'eau morne.
Je n'ai pas la force, pas aujourd'hui, d'affronter mon corps, ou l'image que je m'en fais. Alors je garde mes vêtements, retiens ma respiration, fais le décompte dans ma tête et m'élance sans réfléchir. Je saute le plus haut possible, et durant le laps de temps ou je me retrouve dans les airs, j'ai presque envie de rire.
Mon corps atterrit en boule dans la piscine, et immédiatement, je sens la matière s'enrouler autour de moi comme de la glace. Mes membres se tendent sous l'eau, alors que je pousse sur le fond pour me ramener à la surface. Une fois la tête sortie de l'eau, les yeux à moitié fermés par les gouttes qui tombent de mes cheveux, je nage vers le bord.
Je ne cesse de nager pour que la sensation mordante de froid s'échappe enfin, mais elle met du temps à le faire. Lorsque je relève la tête, un sourire mord mon visage et Taehyung me dévisage, un brin d'amusement au coin des lèvres.
Il s'approche du bord et s'accroupit face à moi. J'ai soudain honte de l'image que je pourrais refléter. Les cheveux trempés, en bataille, les membres tremblants de froid, mes vêtements qui collent et moulent ma peau fine, et ce sourire écrasant qui ne veut pas quitter mes lèvres. Taehyung se penche vers moi.
"Je pensais vraiment pas que t'allais le faire."
Je m'éloigne du bord d'un coup de jambes, trop perturbé par le rapprochement qu'il a instauré. Puis Taehyung saute également, sans aucune hésitation. Sa tête ressort de l'eau, et un rire nous échappe.
"Elle est plutôt bonne, en fait." dit-il.
Je comprends que je ne suis pas comme lui, alors que je sens toujours mes veines se glacer au contact de l'eau. Mes membres se rafraîchissent, se détendent et perdent un peu de leur vivacité, déjà faibles d'habitude. Alors je ne quitte pas trop le bord, soudain effrayé qu'il ne m'arrive quelque chose.
Depuis quand ai-je aussi peur de l'eau ?
Taehyung se dirige vers la bouée jaune pâle. Il l'attrape et plonge sous l'eau pour passer en dessous et ressortir sa tête à l'intérieur. Ses mouvements sont si fluides que j'en suis hypnotisé.
Moi, je reste crispé au bord, les bras tremblants. Je n'ai pas les mêmes habitudes marines que le châtain. Je n'ai pas la même résistance face à l'eau mordante. Je n'ai pas la même surface de peau qui me protège du froid, ni la même quantité d'énergie pour m'habituer à celui-ci et me déplacer dans le bassin.
Je décide d'aller atteindre la seconde bouée, pour m'y glisser et pouvoir au moins profiter de cette piscine sans avoir l'impression qu'elle va m'avaler. M'engloutir et ne faire qu'une bouchée de mon pauvre corps.
Je me détache du bord, commence à nager vers l'objet gonflable. Tout se passe bien, jusqu'à ce que mes bras aient du mal à m'obéir, soudainement. Ils sont comme paralysés, si gelés que je ne les sens plus. Pourtant, ils continuent de bouger. Je les vois faire les bons mouvements pour me faire nager, mais je n'arrive pas à les sentir.
Ça me fait paniquer, et tout à coup, mon coeur bat bien trop vite pour que ce ne soit normal. Il se déchaîne sous ma poitrine et un long frisson remonte contre ma colonne vertébrale. Mes vêtements me collent, mes membres me font mal, et mes muscles me lâchent.
Le châtain s'inquiète, et replonge pour sortir de sa bouée et s'approcher de moi. Je tente de me débattre pour rejoindre le bord, mais celui se confond avec l'eau, et je n'arrive plus à mesurer la distance qui me sépare de lui. Tout est d'un flou accablant.
Je sens les sueurs froides arriver, et cette désagréable impression que je suis en train de dépérir. Ça me prend aux tripes. Ma peau me serre, comme trop étroite, et mes pupilles me jouent des tours ; il n'y a plus que de blanc devant moi.
Non. Je pense fermement. Non !
Mais je n'ai pas le temps de penser. Mon corps se venge de la douleur que je lui inflige depuis si longtemps.
Et je suis certain qu'il me déteste autant que je le fais.
Surtout lorsqu'il m'emporte dans un noir total, qui contraste avec le blanc que je vois sans cesse. J'ai seulement le temps de sentir un bras passer sous mes cuisses avant que mes muscles ne s'endorment et que ma faiblesse me fasse mourir.
Il y a un instant de flottement, si long. Tout me paraît si loin et si proche à la fois.
Je rouvre les yeux quelques minutes plus tard seulement, comme si je venais de basculer dans un trou noir, d'y passer une éternité, et de revenir en deux minutes. Je ne suis plus dans la piscine, et le châtain me lâche, alors que je m'écoule dans le large canapé du salon. Mes vêtements gorgés d'eau s'étalent sur le tissu.
La fatigue que je ressens est si intense qu'elle me donne envie de vomir.
"J-jungkook." panique le garçon à mes côtés, quand il voit que j'ai repris connaissance. "Est-ce que je dois faire quelque chose ? Appeler tes parents ? Les urgences ? Aller-"
"Pas les urgences !" je m'exclame.
Ma voix est étrange d'entre mes lèvres. Rapeuse.
"Juste... les gâteaux, dans le second placard dans la cuisine. Juste ça, et ça ira mieux. Ça passe toujours."
Il acquiesce, avant de me quitter. Lorsqu'il revient, je le vois sans trop le voir. Il s'assoit à même le sol, et me tend la boîte de biscuits. Je l'attrape, le bras mou, en sort un, puis me stoppe dans mon élan.
Taehyung me regarde.
Il me regarde, et je n'y arrive pas.
Je n'arrive pas à avancer ce putain de biscuit jusqu'à mes lèvres.
J'ai l'impression qu'un seul coup d'oeil sur ma faiblesse fait fondre tout mon courage. Il y a toujours cette expression, chez les gens, cette consolation à me voir avaler quelque chose.
Alors qu'à moi, cela fait tout sauf me consoler.
Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais je déteste l'idée d'être vu.
Je me sens sali, empiété.
Comme si manger était un acte d'une extrême pudeur. C'est une sensation dérangeante, intrusive.
"Est-ce que tu pourrais... ne pas regarder... ?" je murmure, faiblement.
Le châtain m'obéit, un air peiné collé au visage, sur lequel je tente de ne pas m'attarder.
Et alors je mange.
Le goût explose sur mes papilles. Mon ventre se réveille, tout de moi se réveille, comme un morceau de vie qui reviendrait affluer dans mon sang, monter à ma tête et faire fonctionner de nouveau mon organisme.
Mais c'est trop. Trop de vie, trop d'émotions, trop d'excitation pour mes papilles, trop de taquinerie pour mon ventre qui hurle encore à s'en déchirer les cordes vocales.
Non !
Le châtain est toujours retourné, alors que je ne fais qu'une bouchée des biscuits. Un, deux, trois, quatre, puis je ne compte plus.
Encore, me crie mon instinct, la vie qui réside encore en moi et que je déteste.
Mais soudain, je n'entends plus mon ventre. Il ne me donne plus d'ordre, et se rétracte, peureux. Il se retourne dans tous les sens, me fait voir encore un peu de blanc, avant de me faire atrocement mal.
Ça fait si longtemps que je n'ai rien avalé, et j'ai mangé bien trop rapidement, alors perturbé, ne comprenant pas ce que je lui inflige, il se tord et je me tords avec lui.
Alerté par ma plainte de douleur, Taehyung se retourne immédiatement.
"L-le lavabo" je souffle, exténué.
Le châtain comprend, et prend ma main, tire sur mon bras, avant de m'aider à marcher jusqu'à la cuisine.
Une fois devant l'évier, je me mets à vomir. Taehyung se détourne, me laissant de l'intimité, alors que quelques larmes coulent au coin de mes yeux.
Tout de moi me pique. Tout de moi me fait mal. Le rejet est affreusement fort et tout de moi est affreusement faible.
J'ai honte.
Je déteste le fait que le châtain puisse me voir dans un tel état. Et puis je déteste mon corps, et ses caprices ridicules. J'aimerais qu'il me laisse tranquille, parfois. Qu'il m'oublie et me laisse tomber.
Une fois que la crise est passée, le monde s'arrête de tanguer. La mer n'est plus aussi déchaînée. Je flotte aisément. Je quitte la cuisine, et m'effondre dans le salon, à même le sol, le dos étalé contre le dos du canapé.
Taehyung me rejoint, à mes côtés. Ses coups d'œil sont incessants.
"Ça va mieux ?" me demande-t-il, doucement.
J'acquiesce en refoulant l'océan qui rêve de se déferler pour me noyer.
"Tu... Tu es sûr ?"
J'acquiesce de nouveau. Le châtain a l'air terrifié, et j'ai envie de me fondre en excuses.
"Je suis désolé que tu aies eu à voir ça... Je ne voulais pas, je ne l'ai pas vu venir. Pardon si je t'ai fait peur, et que-"
"Ne t'excuse pas." m'arrête-t-il, d'un ton presque suppliant.
Alors je me tais.
Je suis essoufflé, complètement vidé.
Plus les secondes s'égrènent, et plus mon dos s'avachit. Je finis par complètement me morfondre et m'allonger à même le carrelage. Je fixe l'ampoule au plafond qui me brûle la rétine.
Le châtain en fait de même. Nos corps sont proches.
"Tu penses que je suis superficiel ?"
Ma voix tremble. Ce n'est pas bon signe. Je ne veux pas que les vagues m'engloutissent, peu importe à quel point je les aime, je ne veux pas qu'elles me retirent de ma discussion avec Taehyung. J'ai besoin de connaître sa réponse.
Et de me livrer, un peu, peut-être.
"Comment ça ?"
"Que je fais semblant. Que je suis faible. Que je pourrais aller mieux en deux temps trois mouvements. Que j'aurais juste à me pointer à tous les repas et à m'endormir sans avoir peur."
Taehyung déglutit.
"Je ne pense pas que tu sois faible. C'est mental, tout ça. Et tout ce qui est mental, c'est un ennemi féroce. Moi aussi, il y a des choses qui sont inscrites profondément dans mon cerveau, et dont je n'arrive pas à me défaire. Peu importe à quel point j'essaie de tirer, c'est tant accroché que j'obéis à ces pensées et je les crois. Alors je ne pense pas que qui que ce soit soit faible. Surtout pas toi."
Je me demande de quelles pensées il parle. Je repense à son inscription, une certaine nuit, sur le rocher de la plage ; "J'aurais voulu choisir à sa place."
"Mais je me sens faible. T-tout le temps." j'avoue alors qu'il fait plus sombre dans la pièce. Un nuage vient de passer dans le ciel, obstruant la luminosité. "J'ai l'impression de porter une carcasse avec moi, p-partout. Je ne sais pas quoi faire de ce que je suis."
Soudain, le châtain émet du mouvement à mes côtés. Il se redresse, et je le questionne du regard. Bientôt, il est en position assise, à côté de mon corps toujours étalé au sol, et son regard commence un chemin sinueux sur ma personne.
J'aurais presque envie de me reculer, de me recroqueviller, de me précipiter sous le canapé pour me cacher, mais étrangement, je ne fais rien de tout ça.
Ses orbes sont d'un vert si clair, si perçant, qu'elles me font l'effet de deux pierres précieuses tranchantes, qui découvrent ma peau à une lenteur lancinante, entraînant des griffures sur leur passage.
Je l'observe faire.
Je l'observe me contempler.
Je l'observe déposer un peu de vie sur la mort que je transporte.
Soudain, une de ses mains se lève et se pose sur ma clavicule. Il trace le chemin, suivant la bosse sur le haut de ma poitrine, et qui finit dans mon épaule.
Je ne bouge pas. Ne produis pas un seul son, seulement subjugué par la magie qu'il est en train de créer.
"Est-ce que tu veux bien enlever ton t-shirt, ou est-ce que c'est trop ?" me demande-t-il.
Rien n'aurait pu me préparer à sa question. Mes lèvres s'entrouvrent, soudain sèches, alors que mon inspiration se coupe en plein vol.
Je vois bien qu'il a quelque chose derrière la tête. Je rassemble le minimum de force que je peux encore avoir, avant de lui accorder l'autorisation.
Ses doigts se saisissent alors des pans, délicatement. Je le laisse faire, sentant le bout de ses pouces toucher mon abdomen. Ça me fait réagir d'une drôle de façon. Un soudain coup de chaleur, qui s'imprègne de mon cerveau et me réchauffe de ma précédente crise.
Ses doigts font remonter le tissu, jusqu'à ce que je me redresse un peu pour l'aider à le faire passer par-dessus ma tête.
Une fois cela fait, je repose mon dos contre le carrelage froid, sans un seul regard ailleurs que le plafond. Effrayé, je me concentre sur un point, là haut, imaginant le nombre d'étoiles qui se cachent derrière ce point précis, au loin, bien plus loin.
Peut-être même que si je me concentre assez, je pourrais apercevoir celle qui a recueilli Arin en son centre pour prendre soin d'elle.
À la pensée de ma meilleure amie, mon cœur s'assèche. Mais la sensation s'apaise bien vite lorsque deux doigts se posent de nouveau sur moi, au niveau de mon diaphragme.
Ne m'y attendant pas, mon corps sursaute légèrement, avant de laisser passer un frisson jusque dans mon cou.
"Ça va ?"
Cette voix me rappelle à la réalité.
"Hm." j'affirme, me concentrant sur les sensations.
Je tente de ne pas me représenter les courbes et le poids de mon corps. Je me demande si le châtain est choqué. Ou bien répulsé. Est-ce de la pitié, que de me toucher ainsi ?
Personne de sensé ne prendrait pas peur à la vue de ce qui me compose.
Mais Taehyung n'est pas sensé.
En réalité, je ne suis même pas sûr qu'il soit vraiment réel.
Je le sens se pencher, et puis ma respiration se coupe lorsqu'un souffle est soudain proche, très proche de ma peau. Ce souffle est plein de vie, et ses ondes se déposent sur mon épiderme pour la faire vibrer.
"Ça va toujours ?" continue-t-il de me demander, et ses vibrations se répercutent contre mes organes.
Il y a tant de choses qui s'éveillent en moi que je me demande si ce n'est pas trop dangereux.
Je lui donne le feu vert en acquiesçant. Je fixe toujours le plafond, incapable d'en faire plus. Et soudain, des lèvres viennent épouser cette zone là, juste entre ma poitrine et mon ventre.
Une expiration plus brusque me surprend.
"O-oh..." je manque de m'étouffer avec ma salive.
Les étoiles au plafond pleuvent leur poussière sur moi. Les atomes se mettent en route, les molécules se mettent en marche, et les cellules ne se décomposent plus. Elles brûlent d'enfin contribuer à ce corps qu'elles servent.
"Ça va toujours ?" répète le châtain, et à ce stade, je ne peux qu'acquiescer vivement.
Ses lèvres se détachent alors pour remonter un peu plus haut, et se déposer à nouveau. Il répète le mouvement un nombre incalculable de fois, me donnant la sensation d'un papillon qui s'envole et s'échoue un peu partout sur mon torse nu.
Ma respiration se bloque, reprend. Mes yeux se ferment, puis s'entrouvrent. Mes doigts se serrent, puis s'écartent. Mes genoux remontent, puis se laissent tomber contre le sol. Ma voix se tait, puis assume quelques halètements.
Mon corps meurt, puis se remet à battre.
C'est éprouvant.
Toujours fixé au plafond, toujours incapable de faire face à ces baisers, je sens mes yeux s'humidifier.
J'essaie.
J'essaie vraiment très fort.
Mais la vague déferle.
C'est idiot, on ne peut pas retenir une vague.
Peu importe à quel point on essaie, les lois de la nature prendront toujours le dessus. Les vagues finiront toujours par déferler, et tout comme l'eau calme ne le sera jamais éternellement, la tempête finira toujours par se calmer.
J'émets un son, étrange mélange entre la sensation des lèvres du châtain qui survolent une de mes côtes, et l'affluence qui s'abat dans mes yeux.
Ce n'est pas tant affligeant.
Je crois que c'est simplement que, pour une fois, je ne me sens pas si mort.
Ma chaleur corporelle se multiplie et je me dis que Taehyung doit le sentir, et s'en délecter. Il finit sa course quelque part près de mon cou. Quand il se relève, je peux enfin voir l'expression dans ses deux pierres acérées.
Aucune peur.
Aucun dégoût.
Seulement de la curiosité pour mes larmes, et une voix qui chuchote :
"C'est comme ça que je te vois, moi."
Ses mots me perturbent et font débattre toutes les contradictions de mon âme.
Ma respiration n'est toujours pas tout à fait calmée. Et ça semble le troubler, lui aussi. Un instant, je crois voir ses yeux dériver vers mes lèvres, sèches. Mais il se laisse retomber, allongé à côté de moi, avant que je ne puisse le confirmer.
Mon ventre ne me fait plus mal. Au contraire, il se met à se tordre d'une drôle de façon. Il se tourne et se retourne et me picote.
Nos corps sont comme deux statues ancrées dans le carrelage. Celui ci est froid, et c'est seulement à ce moment-là que je réalise que nos vêtements n'ont pas totalement séchés. Mon pantalon est encore humide, et absorbe la fraîcheur du sol. Et le châtain à mes côtés sent le chien mouillé. Mélangée à sa senteur marine, son odeur me fait du bien.
Il n'y a que ça de tangible pour que je puisse m'assurer qu'il soit bien là, avec moi. J'ai sans cesse l'impression brumeuse qu'il pourrait se mettre à devenir flou et disparaître entièrement.
Comme si je l'avais rêvé.
"Pourquoi j'ai l'impression que tu es éphémère ?" je questionne, à voix basse.
Un silence, beaucoup trop long, laisse une déferlante sur nos deux corps allongés au sol.
Une trentaine de secondes s'écoulent, et j'ai soudain envie de passer une main à mes côtés, pour m'assurer qu'il soit bien là, et non pas seulement fait de fumée, de rêve et d'illusions.
Parfois, j'ai l'impression que sa présence est écrasante, comme si elle prenait l'assaut de chacun de mes sens. Mais d'autres fois, j'ai la sensation que les particules qui le composent sont surréalistes, et seraient prêtes à s'évaporer, me laissant seul.
"Peut-être parce qu'on l'est tous un peu." répond-il.
Je laisse quelques larmes couler, et soudain, je me tourne, plaçant mon corps de côté. Mes doigts s'accrochent doucement à son t-shirt, au niveau de son épaule, et mon front finit sur celle-ci.
"Ne pars pas." je supplie, de toutes mes forces.
Parce que j'ai la certitude qu'il va m'échapper, à un moment ou à un autre. Je le sais, au plus profond de mon âme, que son départ dont il parle est étrange, presque irréel.
Je me recroqueville. Mes jambes se plient pour se rapprocher de mon buste. Mon front repose toujours contre son épaule.
À un moment, son silence est si vaporeux que j'ai presque l'impression qu'il a disparu. Qu'il m'a échappé, là, au beau milieu du salon.
Mais sa voix résonne de nouveau, et je peux presque imaginer ses orbes d'émeraude briller en entendant son timbre houleux.
"Je n'ai jamais eu le choix."
༄༄༄
Helloo 🕺
Ce chapitre n'est pas des plus joyeux, et plutôt long, mais l'écrire m'a fait tellement de bien omg. J'y ai mis toute mon âme mdrrr, ça me fait du bien de retrouver Noyade
Vous avez des théories sur Taehyung ?
Et que pensez vous de ce chapitre en généraaal ?
À bientôooot <333
-Elise-
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