20 🌊

Quatorze heures trente cinq.

Je me suis levé, et j'ai toujours mal à l'estomac. Comme s'il poussait pour s'étirer. Je voudrais me recroqueviller à nouveau, ou bien pincer la paume de ma main pour ressentir n'importe quelle douleur, sauf celle-là.

Mais malgré mon envie de me fondre sous mes draps, je n'ai pas oublié les mots de Taehyung.

Je dois être à quinze heures à la falaise, pour qu'il me mène jusqu'à chez lui.

J'évite habituellement les miroirs. Ils m'effraient. Je n'arrive jamais à savoir si l'image qu'ils me renvoient est truquée ou non. Parfois, j'ai la sensation qu'elle est difforme. Et parfois, elle me paraît être l'exacte réalité de ce que je suis, et c'est encore plus terrifiant, parce que je réalise à quel point ma chair et mes cernes sont creusés.

Je me tiens devant la grande glace au derrière d'une porte de mon placard. Mon jean est assez ample pour cacher ma taille trop affinée, alors que mon t-shirt, s'étalant jusqu'à mes cuisses, ne laisse entrevoir que mes bras élancés. J'ai coiffé mes cheveux, les ai arrangés pour qu'ils ne soient plus qu'une touffe conforme. J'ai ajouté quelques bijoux. Une bague, et un collier couleur or, qui représente un croissant de lune. Je n'ai pas osé mettre des boucles d'oreille. Ça m'a terrifié, à quel point mon visage m'a semblé encore plus aminci entouré de deux bijoux éclatants.

Je me surprends à voler l'anticerne de ma mère, dans la salle de bain du bas, et à m'en appliquer en dessous des yeux. J'estompe et m'observe attentivement dans le miroir.

C'est perturbant... J'ai l'air d'un mort qui revient à la vie.

Je décide de garder tous ces artifices, avant de descendre les escaliers. Je m'éclipse rapidement. Mes parents n'ont qu'à peine le temps de me rappeler de rentrer avant la tombée de la nuit.

Il est déjà là lorsque j'arrive. Son corps est tout prêt du bord de la falaise. Son regard se porte en contrebas, là où le ressac infini apaise les âmes.

Soudain, la vision de lui, prêt à sauter, me revient à l'esprit. Il ne va pas le faire, je le sais. Pourtant, je ne peux m'empêcher de me précipiter vers lui et de saisir sa main pour l'éloigner.

"Ne te tiens pas trop prêt." je lui ordonne.

"Bonjour aussi." répond-il, un sourire aux lèvres.

Je me déride rapidement. Lui, semble surpris. Ses orbes passent en revue mon visage, les mèches de mes cheveux, mes vêtements, mes bras, puis le point précis où pend mon collier. Je lâche sa main lorsque le contact commence à me brûler et que le silence devient trop suggestif.

"Tu viens ?" me fait-il, en s'éloignant déjà.

Je le suis, un peu en arrière, en contemplant discrètement sa démarche, sa façon de balancer ses bras, puis son visage duquel je ne peux qu'apercevoir une oreille, une joue et le bord d'un œil aussi vert que l'émeraude. Je suis bien obligé de me remettre à sa hauteur lorsqu'il prend la parole.

"Il y aura Maman, chez moi, mais ne fais pas gaffe."

"Ah... Ok." je fais, peu à l'aise à l'idée de croiser sa mère.

"Ça t'angoisse ?" me demande-t-il, avec le plus grand des sérieux, prêt à prendre en compte tout ce que je lui dirais.

Mais je ne veux pas changer ses plans. Et je veux vraiment voir là où il vit, sa chambre, l'environnement dans lequel il a grandi. Alors je secoue la tête.

"Non, pas du tout, c'est pas grave."

Le châtain nous entraîne vers la petite ville près de la mer, que nous avons traversé pour nous rendre à l'université abandonnée il y a une semaine à peine.

Je découvre son lieu de vie ; un petit appartement au dessus d'un bar. Ce genre de bar près de la mer, à la décoration bleue et blanche, qui sent toujours l'écume et le sable. Il est situé juste en face du port.

"C'est ma mère qui le dirige." m'informe t-il. C'est ouvert sept jours sur sept l'été avec les nombreux touristes, mais aujourd'hui c'est son jour de repos. Ils alternent avec cinq employés."

J'acquiesce. Nous entrons dans le bar, et Taehyung regarde de temps en temps derrière lui pour s'assurer que je le suive. Il y a pas mal de monde, alors j'en suis presque à lui marcher sur les chaussures, de peur de le perdre de vue.

"Salut Taetae !"

"Salut, Yeon-hee !"

Submergé par la musique du bar, les discussions, les gens qui viennent et qui partent, je perçois une femme derrière le comptoir. Elle doit avoir la quarantaine.

"Tu ramènes un ami, aujourd'hui ?"

Taehyung acquiesce avec un sourire, puis me tire à sa suite. Nous débouchons sur une allée vide qui mène aux toilettes et également à une porte verrouillée. Taehyung tape sur le digicode et un léger clic se fait entendre.

Des escaliers au derrière montent vers l'étage. Nous nous engageons dedans. Nous arrivons alors devant une unique porte, qui mène à l'appartement. Taehyung ne se fait pas prier pour l'ouvrir, m'inviter et se déchausser.

Je mets plus de temps à détendre mes muscles. J'observe les alentours ; un salon assez minimaliste, avec tout juste l'espace pour que deux personnes puissent y vivre confortablement sans se sentir trop serrés.

Il y a un canapé quelque peu rongé par les mites à droite, devant une télévision. Puis un espace avec une table et des meubles à gauche, sur lesquels reposent des livres, des objets diverses et une collection de pierres impressionnante.

Au sol, dans un coin, une grande géode aux cristaux violets éclatants s'élève sur au moins cinquante centimètres de hauteur.

Une large fenêtre ouvre sur un balcon, vue face au port. Un cendrier repose sur la table au dehors, plein à craquer. Quelques mégots s'échouent même sur le béton.

Je grimace, détestant l'odeur de la cigarette qui règne ici, même à l'intérieur. J'ai toujours eu l'impression qu'une seule bouffée pouvait noircir mes poumons et peser lourd sur mes bronchis.

Taehyung s'aperçoit de mon froncement de nez.

"Ah... Désolé." fait-il, l'air sincèrement embêté. "Maman est une grande fumeuse. D'ailleurs, je me demande ce qu'elle fait. Reste là, je vais lui dire que t'es là."

J'obéis, tentant d'adapter mon souffle à l'odeur qui m'attaque. Je déteste la saleté. Je déteste la moindre chose qui pourrait faire quelque chose à mon corps sans que je ne le contrôle.

C'est psychologique tout ça, j'en ai bien conscience.

Mais c'est une manie qui me ronge de l'intérieur lorsqu'elle est transgressée.

Taehyung passe une tête dans ce qu'il me semble être la cuisine, mais en ressort bredouille. Il se dirige vers un couloir au fond, à gauche du salon, dans lequel plusieurs portes sont alignées. Il toque à l'une d'elles, mais personne ne répond.

Taehyung se mord les lèvres, embarrassé.

Je m'avance un peu dans le salon, ayant retiré mes baskets. Ma faiblesse me rattrape, comme pour mauvaisement me taquiner, et je suis obligé de m'échouer sur une chaise autour de la table, agacé par mes jambes tremblantes.

Ça n'a rien de rationnel ! J'ai pourtant mangé ce midi ! je m'énerve intérieurement. Foutu corps et ses caprices. Ce n'était pas suffisant pour lui ?!

Taehyung toque encore une fois.

"Maman !"

J'ai envie de lui préciser qu'il n'est pas obligé de la déranger pour moi, mais à cet instant, la porte dans le couloir s'ouvre. Une silhouette s'en échappe. Elle jauge son fils, puis son regard dévie sur moi, planté chez elle, dans son salon.

L'oeillade qu'elle me lance me fait rentrer la tête dans mes épaules. Je n'arrive pas à la déchiffrer, ni à lui donner un sens.

Est-ce impoli, d'être ainsi assis ?

Je me relève difficilement, laissant une de mes mains sur l'arrière de la chaise afin que l'effort ne me demande pas trop d'énergie.

"Bonjour" je m'incline.

La mère du châtain semble tout juste sortie d'un sommeil profond. Elle a l'air complètement perdue. Larguée. Ou épuisée. Ça me saute aux yeux.

"Qu'est-ce qu'il se passe, mon chéri ?" demande t-elle.

"M'appelle pas comme ça." se renfrogne Taehyung. "J'ai invité un ami pour l'après midi ; Jungkook. Désolé, je ne voulais pas te déranger pour ton jour de repos."

Et alors il se déroule un très, très long silence pendant lequel je me recroqueville de plus en plus. Il semble y avoir une discussion silencieuse entre la mère et le fils, qui se dévisagent sans ne rien partager de ce que leurs regards communiquent l'un à l'autre.

La femme affiche un air étonné, et le châtain des traits plutôt... suppliants, et résignés à la fois.

Je reste dans mon coin, ayant l'envie de plus en plus pressante de prendre mes jambes à mon cou et de fuir.

Je n'aime pas ce qui ne m'est pas familier. Ce qui n'est pas régi sous les commandes de mon contrôle.

"D'accord." acquiesce t-elle, avec un sourire plus compatissant sur le visage. "Laisse moi sortir de ma léthargie, alors. Je vais aller en cuisine vous préparer un petit quelque chose."

"Tu n'es pas obligée..." réplique Taehyung.

"Mais si, mais si !" fait sa mère.

Elle est tout à coup d'avantage réveillée et enjouée qu'il y a quelques minutes à peine.

Je cherche dans le regard du châtain une accroche, quelque chose pour qu'il me sorte de cette situation embarrassante, ce qu'il saisit immédiatement.

"Viens. C'est pas glorieux, mais je te fais quand même visiter."

Je hoche la tête, et le suis dans le couloir. En passant je croise sa mère, qui me sourit chaleureusement. Je la salue en retour, mal à l'aise.

Taehyung me montre la salle de bain et les toilettes, qui sont dans la même pièce et ne donnent sur aucune fenêtre. La douche et le lavabo sont d'un bleu électrique brillant. Puis je reste dans ses pas lorsqu'il m'amène à sa chambre, que je découvre être sous la charpente.

Le plafond, penché, révèle un velux par lequel le bleu clair du ciel se confond à la couleur marine des murs tout autour.

Un lit simple, ainsi qu'un petit bureau et un tapis qui est doux sous mes chaussettes occupent la pièce. Il y a des étagères, dont une qui accueille un nombre encore plus impressionnant de pierres que dans le salon. Des coquillages, tous différents des uns des autres, sont également exposés en évidence, et certain accrochés à même le mur.

Une guirlande faite de patelles, ces coquillages en forme de chapeau qui jonchent les plages, pend au dessus de son lit, en hauteur.

Je m'approche des pierres.

"C'est pas très original, comme collection, mais j'en suis passionné depuis petit. Je partage ça avec ma mère."

Je souris, attendri.

"Tu saurais me nommer chacune d'elles ?" je le questionne, amusé.

Très sérieusement, il acquiesce.

Je pose mon doigt sur une pierre qui attire mon attention. Elle est verte, d'un vert qui pourrait presque avoir des tons bleus. Elle est parcourue de lézardes couleur forêt.

"Celle ci, c'est quoi ?"

"De la malachite." répond-il. "Une de mes préférées."

J'en montre une autre, à la couleur bleu pastel envoûtante.

'De l'aigue marine."

Je n'ai aucune idée de ce que c'est, mais je hoche la tête, le sourire aux lèvres. Je me retourne vers Taehyung, et m'approche de lui. Mon index se pose cette fois ci sur un pendentif qui descend sur son torse, contre son t-shirt ample. La petite lourdeur de la pierre créer l'affaissement du tissu sur sa peau.

"Et celle ci ?"

Je ne sais pas ce qui me prend de faire résonner ce ton joueur. Mais en voyant qu'il y est réceptif, un sourire au coin de ses lèvres, ça me rassure.

"L'oeil du tigre. C'est une pierre protectrice."

"Tu as besoin d'être protégé ?" je demande, mon doigt quittant la pierre lisse et ovale de son collier.

Il réfléchit, puis secoue la tête.

"Je ne sais pas."

J'entrevois une ouverture, une piste à ce lourd secret qu'il semble garder et peser le poids d'un diamant, au moins, au sein de sa poitrine.

"Ce serait quoi, le danger ?"

Un instant, son regard se dirige vers la porte de sa chambre, encore entrouverte, puis l'assurance revient prendre les renes sur ses traits.

"Le seul danger, c'est moi." murmure t-il, mettant fin à la discussion.

Je n'ai pas la chance de pouvoir m'étaler sur le sujet, ni de lui demander plus de détails, puisqu'il se retourne pour ouvrir l'unique fenêtre sous le toit. Une brise fraîche rentre immédiatement dans l'habitacle, en même temps que des rayons de soleil puissants.

Le contraste est à la fois pesant et rassurant.

Je suis satisfait de voir enfin où est-ce que ce garçon mystérieux habite, et quelles sont ses habitudes de vie. Mais en même temps, c'est effrayant, puisque cette fois ci, j'en suis sûr et certain ; il est bien réel.

Voir cet appartement ne fait que l'ancrer dans une réalité que je déteste pourtant. Cela lève un voile sur lui, le rend un peu moins vaporeux.

C'est comme si ma vision s'éclaircissait et que je le voyais maintenant comme une personne à part entière. Une âme qui sillonne cette terre, comme toutes les autres.

Non.

Elle a quelque chose de différent, cette âme.

Quelque chose de plus marin, de plus noyé, qui le met à l'écart du reste du monde.

L'un comme l'autre, nous sommes dans cet entre deux entre la noyade et la survie, sans jamais chercher à se débattre, se laissant simplement voguer là où la peine voudra bien nous mener.

Il se trouve juste que nos errances respectives aient fait croiser notre chemin.

"C'est comment à la ville, là haut ?" me demande Taehyung, faisant référence à ma ville natale, bien plus imposante, grouillante, faite de polution, de passage et en manque cruel de mouettes et de pins.

Je ne veux pas y retourner.

Cela signifierait retrouver l'agitation.

Retrouver le souvenir d'Arin.

Je préfère encore me laisser fondre dans l'eau salée de ma plage.

"C'est... différent. Plus compact. Plus stressant. Moins volatil. Étudier là bas, c'est comme vivre sur le qui vive. C'est ne jamais se laisser de pause, c'est sentir en permanence ses cinq sens se faire remplir et étouffer. Je préfère être ici."

Taehyung s'assoit sur la chaise de son bureau, nonchalamment.

"J'aimerais bien voir ce que ça fait, n'empêche." lance t-il, avec une pointe de déception qui ne m'échappe pas. "Je n'ai jamais quitté ce port."

"Jamais ?" je m'étonne. "Même pas en vacances ?"

"Nan. Maman travaille tout l'été. Je suis bien obligé de rester là. On s'est jamais éloignés. Je n'ai jamais vu les lumières de la ville, de la vraie ville, de toute ma vie."

Je ne peux m'empêcher d'afficher un air surpris.

Puis Taehyung détourne le regard.

"Parfois, ici, j'ai un peu l'impression d'être retenu... en prison." soupire t-il.

L'insistance qu'il exerce sur son dernier mot me fait tiquer.

"Pourquoi ça ?"

Il secoue la tête, comme soudain revenu à la réalité. Ses iris verts sondent les miens, et j'ai envie de lui demander quel genre de pierre sont-ils. Me répondrait-il l'émeraude, comme j'aime si bien l'imaginer, ou serait-il plus précis ? Et mes yeux, à moi, quelle pierre leur donnerait t-il ?

"Ça n'a pas d'importance. J'ai la plage à même pas deux cent mètres. Je ne peux qu'être heureux."

Je l'observe retrouver un air assuré, presque amusé, mais la profondeur écrasante, intimidante, de ses orbes ne me mentent pourtant pas.

Je décide d'insister.

Juste un peu.

"Mais tu peux faire ce que tu veux, maintenant. Tu as l'âge pour. Tu n'as jamais pensé à partir... seul ?"

"Tu rigoles ?" clame t-il, sur le ton de l'ironie. "Ma mère ne s'en remettrait jamais, si je faisais ça. Elle deviendrait complètement folle. Je ne veux pas l'abandonner. Et puis... ce n'est pas dans mes plans. Ce n'est rien, ma vie ici me plaît."

Je fronce les sourcils. Pourquoi sa dernière phrase m'a parue si... dénuée de sens, sortant d'entre ses lèvres. Comme un mensonge qu'on aurait tant tissé qu'il s'écoule avec automatisme. Une eau mensongère qui s'échappe sous forme de mots, et qui finit par nous noyer sous la croyance qu'on tente de se donner.

Mes mots de noyade, à moi, ce sont ceux qui sortent et qui disent "ne t'inquiète pas, j'ai déjà mangé.", " mais non, je n'ai juste pas faim aujourd'hui.", "je suis fatigué, je vais dormir", "excusez moi, je vais juste aux toilettes."

Lui, sa noyade a l'air de prendre la forme d'un "je suis heureux, ne t'en fais pas", d'un " je me sens bien ici" ou encore d'un "laisse tomber, j'ai la vie parfaite, je n'ai rien à plaindre."

Je m'apprête à répliquer, intrigué, mais une voix stridente nous coupe, traversant les cloisons du petit appartement.

"Taehyung ! Tu peux venir voir deux secondes ?"

Le châtain se lève machinalement, le visage neutre. Je vois bien qu'il est frustré par notre précédente conversation.

Et ça me rend triste.

Il jette un regard par dessus son épaule.

"Reste là, ok ?" m'ordonne t-il. "Je reviens."

Je n'ai pas d'autres choix que de suivre ses instructions. J'observe son dos et ses mèches café, avant qu'il ne disparaisse de ma vision, s'éclipsant pour rejoindre sa mère.

Immédiatement, j'attrape la chaise de bureau pour m'assoir dessus, fatigué. Mes paupières me piquent. Le coin de mes yeux est presque humide sous le manque de sommeil qui m'assaille en continu en ce début d'après midi. Le soleil qui s'écrase sur mon corps, dans ce coin de la chambre, renforce mon envie de m'écrouler au sol pour clore les yeux.

Je déteste manger pour cette raison également ; ça me rend toujours beaucoup trop somnolent.

Le temps passe, passe, passe. Je fais jouer mes orteilles entre eux en attendant. Mais ça devient long, vraiment long. Et je n'entends rien de ce qu'il se passe derrière les murs épais.

Je me lève lorsqu'une envie pressante d'aller aux toilettes me prend. Je sors de la chambre, m'avance dans le couloir pour atteindre la salle d'eau, mais soudainement, une discussion en court m'interpelle lorsqu'elle atteind mes tympans.

Taehyung et sa mère parlent dans la cuisine, d'une manière discrète, qui m'empêche de les entendre de la chambre. Mais d'ici, quelques mots me parviennent.

Je ne sais pas ce qu'il me prend lorsque je m'approche bien plus encore et me retrouve au bout du couloir, caché, à écouter des choses qui ne semblent pas vouloir être entendues.

Je ne devrais pas, putain.

Mes jambes tremblent encore.

Bientôt, ce sont mes doigts qui s'y mettent aussi.

"Qu'est-ce qu'on avait dit, Taehyung ?"

Je me mords les lèvres, captant le ton peiné de la femme dans la quarantaine.

"Je n'ai rien pu y faire, Maman. Et il n'aura pas le temps de s'attacher à moi, s'il te plaît..."

Ils... Ils parlent de moi ?

Un frisson me parcourt de la tête aux pieds, tétanisé par ce qui se joue dans cette cuisine.

"Bien sûr que si, il en aura le temps !" se précipite sa mère, comme si elle était effrayée. "Je vois déjà très bien comment il te regarde."

"P-pas du tout." proteste le châtain, perdant soudain son entrain, comme dépossédé de toutes ses armes.

"Je ne veux que ton bien, mon chéri, tu le sais ?"

"Oui..."

"Alors fais attention. Tu le sais, qu'on devra bientôt partir, je te l'ai déjà dit tant de fois. Il ne faudrait pas qu'il te reste trop d'attache ici, tu comprends ?"

Horrifié, mon dos s'appuie contre le mur du couloir, au papier peint défraîchi. Les mots de Taehyung, il y a quelques jours, me reviennent en tête, et une partie du puzzle s'emboîte dans ma tête.

"Je dois te dire que je suis égoïste. Le plus égoïste qui soit. Je ne serai pas toujours là. Je sais que je devrais partir bientôt."

Mon coeur se serre, avec une force qui m'étonne moi même. La douleur s'insinue dans mes veines jusqu'à obstruer le passage du sang jusqu'à mon coeur. Du moins, c'est l'impression que j'ai. Pourquoi ça me fait aussi mal...?

Mais surtout, qu'est-ce qu'ils veulent dire par partir ? Pourquoi ? Comment ? Et où ?

"Je sais, je sais, Maman. Et puis je ne dois pas trop en parler, et puis je dois me taire, et puis je dois faire comme si de rien était et on sera enfin heureux quand on partira. Tu me l'as déjà répété, et je n'ai jamais désobéi..."

Un son d'approbation se fait entendre de la part de sa mère. Le châtain semble s'être résigné, et les petites fondations qui avaient pris racine au fond de mon coeur depuis que je l'ai rencontré sur cette plage s'effondrent en un claquement de doigts.

"Tout va bien se passer, ne t'en fais pas. Je ne laisserai personne te faire du mal. Je ne pourrais pas vivre sans toi, et tu ne pourrais pas vivre sans moi, pas vrai ?"

"Non, maman." répond mécaniquement Taehyung.

"On va tout reprendre à zéro. Quitter cette ville sans laisser aucune trace, alors tu peux comprendre. J'ai peur que tu révèles notre projet si tu te fais des amis, qui pourraient te tirer les verres du nez. Il faut que personne ne sache pour notre départ."

"Oui, Maman..." abdique Taehyung, de plus en plus agacé.

Et c'est la dernière chose que j'ose entendre avant que je ne retourne dans la chambre sur la pointe des pieds. J'ai le crâne sans dessus dessous, les émotions au bord des lèvres et la peur me tétanise.

Qu'est-ce que je viens d'entendre ?

Où est-ce que j'ai atterri ?

Je recoiffe mes cheveux et ignore mon envie d'aller aux toilettes lorsque Taehyung revient. Il n'a pas l'air démuni. Seulement... indifférent, automatique.

"Finalement, ma mère ne nous prépare rien à manger. Viens, c'est mieux qu'on aille dehors. Je peux te faire visiter le port."

"Hm." j'acquiesce distraitement, la discussion que je viens de réceptionner planant encore au dessus de ma tête comme un nuage noir qui envoie ses mauvais présages.

Nous sortons de la chambre et traversons le salon. De la porte entrouverte de la cuisine, je peux voir la mère du châtain être adossée contre le plan de travail, et fumer une cigarette, le regard plongeant dans le vide, comme si elle était dépossédée du monde. J'aperçois aussi une pile de vaisselles sales dans l'évier. Sur les plaques se dresse un saladier, duquel une pâte a coulé sur les côtés, comme si elle avait voulu faire un gâteau, puis avait abandonné l'idée et laissé les ustensiles usagés de côté.

Toute cette mise en scène est étrangement morose.

Il y a définitivement un problème ici.

Pourtant, comment en demander l'origine à Taehyung ? Comment aborder le sujet ? Comment en apprendre plus sur ce départ qui semble vouloir dire d'avantage fuir que partir ?

Un départ dans lequel je n'apparais pas. Un projet dans lequel je me retrouve seul, sur la plage, et dans lequel il ne revient plus jamais me rendre visite, du jour au lendemain, sans explication. Je triture mes ongles sous l'angoisse dévastatrice de cette perspective.

Pour l'instant, Taehyung me fait retraverser le bar en sens inverse, et ce n'est que lorsque nous sommes au bord du port qu'il reprend la parole.

"Je m'excuse pour cette invitation foireuse." commence t-il. "Maman est un peu froide et sur les nerfs en ce moment. Elle travaille tout le temps et a besoin de se reposer. J'ai préféré la laisser tranquille."

Je sais qu'il ne me dit pas tout, mais j'adhère à son discours, n'osant pas rebondir dessus.

Taehyung m'observe de profil. Il semble embarrassé par l'expression de mon visage, et par la soudaine barrière que cette excursion chez lui a mis entre nous. Je n'aime pas ça.

Lui non plus, je le vois bien.

C'est pourquoi il revêt son assurance et me prend le poignet pour nous emmener vers un ponton, qui s'évade loin dans l'eau jusqu'à un phare. Tout là bas, plusieurs bandes de jeunes en maillot de bain sautent à même la plateforme de pierre et remontent par une échelle contre la roche.

Je suis rassuré par la prise de Taehyung sur mon poignet. C'est familier, ça me rappelle toutes ces fois où il l'a déjà fait.

Nous avançons sur le ponton, côte à côte, dans un silence olympien.

"On devra bientôt partir." La phrase tourne en boucle et en boucle dans ma tête, sans que je n'arrive à me la sortir de l'esprit. C'en est infernal.

Une fois arrivés près du phare, Taehyung me lâche pour soudainement... se déshabiller.

J'écarquille les yeux, alors qu'il retire son t-shirt, son pendentif qu'il range dans la poche de son jean, et son jean lui même.

Un grand sourire éclaire ses lèvres et donne une lueur particulière à son teint hâlé et à ses lèvres que je remarque légèrement gercées.

"Taehyung !"

Je n'ai pas le temps de le rattraper qu'il s'élance et saute du bord. Un temps s'écoule avant que je n'entende un plouf retentir.

J'attends bien dix secondes avant d'oser m'avancer au bord du ponton.

Taehyung sort sa tête de l'eau, tout en bas.

Je frissonne d'effroi.

Il y a bien sept mètres entre le haut du ponton et l'eau du port en contrebas.

Taehyung ramène ses cheveux en arrière, et rit en me voyant l'observer.

"Ben quoi ?"

Je souris, heureux de retrouver le châtain que je vois tous les jours à ma plage. Celui qui est insouciant. Celui qui n'a pas peur des hauteurs, des chemins sinueux ni de la houle. Celui qui fait face à l'océan comme s'il était sien.

"Je parie que t'es pas cap de sauter !"

Le défi qu'il me lance me donne envie de ne pas me dérober. Je jauge la hauteur, la boule au ventre, et m'écarte du bord...

"Tu te défiles ?" continue Taehyung, amusé, dans un semi-rire.

... pour enlever mes vêtements, laissant seulement mon boxer.

Je me rapproche à nouveau, et cette fois ci, le châtain paraît étonné.

Il ne pensait pas que je le ferais.

Je m'assois, laissant mes jambes pendre dans le vide. Puis mes mains poussent le rebord et je me jette à l'eau.

Un long cri ridicule s'échappe d'entre mes lèvres durant ma chute, avant que mon corps ne s'écrase dans l'eau. Le choc, à cette hauteur, me fait tourner la tête. Je nage pour atteindre la surface, puis fais du surplace en fixant mon vis à vis, avec un air fier.

"Je ne suis pas en sucre." je ne peux m'empêcher de lancer.

"Oh, mais je n'ai jamais dit ça." se défend le châtain en ricanant.

Il se dirige vers l'échelle. Je fais de même, nageant en brasse dans cette eau salé qui semble soudain bien plus lourde, visqueuse. Ou bien est-ce les muscles de mes bras qui décident d'avoir autant de mal à coopérer ?

Ma respiration est de plus en plus dure, et l'échelle n'est plus qu'à quelques mètres.

Le châtain se retourne. Je détourne les yeux, honteux de devoir utiliser tant d'effort pour simplement faire une si petite distance.

"Le dos." fait-il.

"Hein ?"

"Nage en arrière, sur le dos. C'est beaucoup moins fatiguant."

Je me laisse alors flotter sur le dos, battant seulement des jambes pour atteindre l'échelle. Taehyung m'attend à côté de celle-ci. Je comprends qu'il est sur le qui-vive, à observer chacun de mes mouvements, au cas où je perdrais le contrôle.

J'ai envie de lui dire que ça n'arrivera pas.

Je suis donc le premier à attraper les barreaux de l'échelle, et m'y accroche pour reprendre mon souffle, sans monter.

Derrière moi, quelques remous dans l'eau m'indiquent que le châtain patauge afin de rester à la surface.

Je sens que j'ai besoin d'un temps, avant d'entamer la montée, alors je me retourne, restant accroché à l'echelle derrière moi. Le bas de mon dos se pose contre l'un des barreaux horizontaux qui plongent plus loin sous l'eau.

J'observe les bâteaux, dans le port, monter et descendre au fil de l'eau qui respire. Puis mon attention dévie sur mon vis à vis, devant moi. Les gouttes d'eau sur son visage, sa nuque et ses épaules les font luire, et reflètent le soleil d'été. Ses cils paraissent si long, ainsi mouillés et assombris.

Sans que je ne le vois venir, il s'avance dans l'eau pour venir attraper également les barreaux de chaque côté de l'échelle... entourant mon corps. Sa senteur me parvient immédiatement. De l'eau salé mélangée à un reste de parfum masculin. Je prends une inspiration discrète.

"Tu ne montes pas ?" demande t-il, se tenant tout de même à une distance respectueuse.

Je dévisage ses bras, desquels je ne peux voir que les muscles tendus. Ils ont déjà presque séché -il doit bien faire une trentaine de degrés- mais je me surprends à penser que j'aimais les voir ruisselants.

"Laisse moi juste... respirer avant."

Il acquiesce, attentif.

"Si tu lâches, ça me ferait une bonne réputation de héros n'empêche. J'irais te chercher au fond de l'eau comme une princesse."

Un rictus s'invite sur ses lèvres.

"T'es con." je murmure, étonné qu'il ose faire de l'humour sur ma situation.

Mais ce n'est pas dérangeant. C'est même... rassurant. Ça change des réactions de pitié, de compassion trop poussée, d'incompréhension ou de mépris.

Je réalise seulement maintenant que son torse est bien plus proche du mien. Je suis collé à l'échelle dans mon dos, alors qu'il ne se gêne de moins en moins pour réduire la distance entre nous.

Mon regard dévie sans que je ne le contrôle sur le coin de ses lèvres, repensant à une certaine soirée sur une plage au bord du remous de la mer, mais je reviens rapidement à ses yeux.

Trop tard, je suis pris sur le fait.

"Tu ne m'aides pas à reprendre mon souffle." je souffle.

"Ah bon ?"

L'amusement dans son regard s'amplifie, mais il lâche tout de même les barreaux, se jetant en arrière dans l'eau. Ses cheveux se font de nouveau mouillés, et j'en profite pour enfin grimper à l'échelle. Malgré l'épuisement, j'atteins rapidement le haut du ponton.

Taehyung me rejoint quelques secondes plus tard, et nous nous allongeons à même la pierre, pas trop loin du phare, le regard rivé vers un ciel saturé de bleu.

Je ferme les yeux, incapable d'affronter la trop grande luminosité. Puis je sens une main effleurer la mienne, à ma droite. Je ne réagis pas, laissant simplement faire. Seulement son petit doigt se joint au mien. Le reste ne se touche même pas, mais c'est déjà bien suffisant pour apaiser mes poumons sifflants.

Le geste est soudain, il affole mon coeur autant qu'il le calme.

Nous laissons les rayons choyer nos peaux, se languir de la moindre parcelle révélée.

Cette baignade improvisée et cet auriculaire dans le creux du mien me font complètement oublier ma précédente découverte, ainsi que le poids lourd dans mon ventre depuis ce midi.

Aux côtés du châtain, je me sens paisible, léger comme l'air. J'ai la soudaine impression que je pourrais m'envoler, flotter et virevolter comme une plume.

Nous restons ainsi longtemps, très longtemps.

Je crois même qu'une demi-heure a bien voulu me donner un peu de sommeil, profond et sans aucun cauchemar.

Pourtant, lorsque la lumière se fait moins vive derrière mes paupières closes, je suis obligé de me relever, détachant nos doigts, ramené à la réalité.

"Je dois rentrer avant que la nuit ne tombe." je souffle à Taehyung, qui semble se réveiller en douceur à mes côtés.

Il n'y a plus personne sur le ponton. Seulement nous, et nos vêtements entassés en boule, un peu plus loin.

Le châtain se redresse, le corps mou.

Nous ramassons nos affaires, et revenons vers la ville du port. Puis lorsque nous devons nous séparer, le même fleuve de mots passe entre nous, comme chaque fois ;

"Demain..."

"... même endroit."

Lorsque je me retrouve seul, dans ma chambre, ce soir là, j'ai encore son odeur sur ma peau. Et pour la première fois depuis longtemps, je me surprends à penser ardemment aux lèvres de quelqu'un d'autre sur les miennes, et à la chaleur d'une âme qui vogue sur les eaux au même rythme que moi.

La mention du départ étrange qui m'a tourmenté en début d'après midi semble s'être complètement évaporée.

Je n'ai jamais aussi bien dormi que cette nuit, que ce soit en prenant en compte mon sommeil d'avant, ou d'après le drame.

༄༄༄

Hellooo, un chapitre assez long aujourd'hui !

On en apprend + sur ce qui se trame du côté de Taehyung, même si c'est très flou

Leur relation évolue également khfdkkgds, c'est doux pour l'instant mais don't worry cette ff aura sa part de tension (j'aime bien trop ça)

(Je post ça en ayant une giga migraine, au secours je crois qu'après je vais disparaître dans le noir avec des glaçons sur mon front jusqu'à ce que ça passe (qui m'a donné les migraines dans la vie même ? 🤨  Ça sert vrm à que dalle elles sont là juste pour nuire eh 😔))

À + pour la suite ! <333

-Elise-

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top