10 🌊

Les vagues s'écrasent à mes pieds. Cette fois-ci, une légère appréhension naît au creux de mon estomac. Il peut apparaître à tout moment, et cette idée fait grandir en moi une légère braise qui me réchauffe. C'est perturbant, ce sentiment.

Cela fait si longtemps que je m'obstine à me laisser mourir, de faim, de fatigue, que la sensation de cette chaleur détonne rudement avec le reste.

Je me demande ce que Arin en aurait pensé. Elle aimait toujours s'extasier lorsque je rencontrais de nouvelles personnes. Elle m'aurait sans doute charrié. Elle aurait ri et inventé des scénarios tous plus farfelus les uns que les autres avec ce garçon dont j'ai fait la connaissance il y a quelques jours.

J'aimerais tant l'entendre, ce rire.

Ça me lacère le cœur de me dire que je n'en ferai plus jamais l'expérience.

Il n'y en avait pas d'autres, des comme elle. Il n'y en aurait jamais d'autre. J'ai arrêté de me faire des amis, car personne ne pouvait rivaliser.

Alors comment expliquer que ce garçon, apparu si brutalement au haut de cette falaise, ait réussi à me faire apprécier sa présence en un temps record ?

Je ne te trahis pas, Arin. Je pense toujours à toi. Tous les jours, toutes les heures, toutes les secondes. Je ne passe pas un instant de ma vie sans me remémorer ton image, peu importe à quel point je me déchiquette à chaque fois que le film de notre vie passée côte à côte s'écoule sous mes yeux impuissants. J'ai peur de t'oublier, tu sais. C'est absurde. Et j'espère encore retrouver ton amitié à chaque jour qui se lève.

Toujours.

Mais le noir m'engloutit à l'infini, et je n'en vois pas le bout.

J'aurais tant aimé être dans cette voiture, avec toi.

J'aurais aimé tant de choses, tu sais.

Tant de choses alors qu'aujourd'hui, je ne désire plus rien.

"Tu pleures."

Je sursaute.

Je me précipite pour essuyer mes larmes du dos de la main. Elles ont la même senteur que la mer, pourtant, leur effluve ne m'apaise pas comme cette dernière le fait.

"Oh... pardon. Je ne t'ai pas entendu arriver." je murmure, si bas qu'il doit tendre l'oreille pour m'entendre.

Il se mord les lèvres, fixant mes joues humides, comme embêté. Et moi, je détaille son accoutrement du jour. Toujours l'un de ses jeans qui retombe si bas, ainsi qu'un pull large qui cache tout de lui. Je me demande pourquoi ne se révèle t-il pas au grand jour.

Je ne m'attendais pas à ce qu'il se montre aussi tôt. Le soleil n'est pas encore sur le point de sombrer. Je suis venu en début d'après-midi pour écrire, et depuis, je n'ai pas quitté la plage. Mon corps ne tient qu'avec la pomme et les fraises que j'ai accepté de manger ce matin.

Je me demande pourquoi j'aime ça. Ce sentiment de vide à l'intérieur de moi, de silence dans mon estomac. Je me demande pourquoi j'aime tant me contempler aussi faible, au bord du craquage. Peut-être que je veux voir jusqu'où je peux tenir, jusqu'à ce que je me réveille et me reprenne en main. Ou alors je me laisse réellement dépérir. Et à ce moment là, c'est un peu plus triste.

Tant est-il que plus rien ne passe la barrière de mes lèvres sans que ça ne m'écorche.

"Je veux t'emmener quelque part." fait-il, sans même me poser plus de questions sur la raison de mes larmes.

C'est rassurant, sécurisant. Lénifiant. Il ne me demande qu'à me laisser dériver à ses côtés, alors j'accepte, ravi de le rejoindre sur ses flots.

À l'identique de cette fois hier sur cette même plage, il apporte sa main à mon poignet pour s'en emparer et m'influencer à le suivre. Ses doigts sont si longs, ou peut-être que c'est la finesse affolante de mon poignet qui renforce l'illusion. Son teint bronzé et l'acuité de ses orbes me le feraient suivre n'importe où.

Il est mon courant.

Je suis celui qui se laisse porter.

Et je me dis que, pour une fois, le courant ne m'engloutira pas, ne me noiera pas.

Je dépose mes baskets sur le sol sablé afin de les enfiler à nouveau, avant qu'il ne m'emmène. Mon carnet sous le bras, mon stylo dans ma poche, je le suis alors qu'il remonte les escaliers, son bras tendu derrière lui, ses doigts autour de mon bras. Il ne me lâche jamais, et j'aime ça, cette habitude qu'il instaure.

Une fois arrivés en haut, nous prenons un chemin que je n'ai encore jamais visité. Je ne me suis jamais vraiment éloigné du gîte et de cette plage depuis que je suis arrivé. Hors de ma zone de confort, mes épaules se tendent. Je ne laisse rien paraître.

Je me dis que je vis un peu, aujourd'hui. Et que Arin aurait été fière de moi. Comme elle l'était toujours.

"Inspiré, aujourd'hui ?" questionne t-il dans un sourire, en désignant mon carnet du menton.

"Un peu."

Le même sourire vient m'habiter. Je vois bien qu'il louche sur l'objet que je tiens à la main, alors je lui tends sans une once d'hésitation. Il laisse tomber mon poignet pour jauger le carnet.

"Tu veux lire, c'est ça ?"

Immédiatement, il s'en empare, un sourire au coin des lèvres.

"J'allais pas te le demander, mais si je peux..."

Je ris, et il ouvre à la seconde page. Cette fois-ci, les mots que j'y ai inscrits me foutent plus de crainte. Tout en marchant, ses pupilles glissent de gauche à droite, déchiffrant mon écriture désordonnée, bien trop fine et penchée. Je rejoue mes propres mots dans ma tête, en attendant sa réaction, la boule au ventre.

Je ne sais toujours pas quel jour on est. Toujours quelque part entre Juillet et Août. La nuit dernière, j'ai encore fait un cauchemar. J'ai cru que j'allais vomir ma tristesse.
Aussi, j'ai rencontré un jeune homme sur la plage. Il voulait se tuer, je crois, la première fois que je l'ai vu, et depuis, je me demande pourquoi. Il m'intrigue. Il a des cheveux châtains captivants, des vêtements trop grands, et deux billes vertes à la place des yeux qui me donnent l'impression de faire un grand plongeon chaque fois que je croise son regard.
Il est plein de vie, et moi, je parais mort à côté.
C'est triste.

Plus rien ne vient perturber le silence durant sa lecture. Le vent taquine les mèches de mes cheveux, alors que les effluves de la mer se font de plus en plus rares plus nous nous éloignons. Il finit par me rendre le carnet, dans une absence de réponse qui fait pulser mon coeur.

Peut-être que j'aurais dû garder tout ça pour moi. C'était ridicule de le lui faire lire, alors même que j'y ai laissé un message caché.

Je me doutais qu'il me le demanderait à nouveau. Alors je lui ai fait parvenir ce que j'aurais eu trop de mal à formuler avec des mots oraux. Par timidité ou par douleur. Un mélange des deux, j'imagine.

Le garçon continue sa route, sans aucune remarque. Je sens mes artères gonfler, la déception envahir mes sens. Mais celle-ci est bien vite chassée.

"Toi aussi, tu m'intrigues."

Je jette un œil à son profil. Il regarde droit devant lui, impassible. Puis ses orbes retrouvent un semblant de pétillement, et un sourire se dessine sur ses lèvres.

Ce sourire, je pourrais le contempler comme les vagues. Il vient et part, sans jamais prévenir. Parfois l'un vous emporte, loin du rivage, et d'autre fois, il vous ramène sur la terre ferme, les pieds ancrés au sol. Je me fais la réflexion que ce garçon est un ballottement incessant.

"Je peux proposer quelque chose ?" me demande-t-il.

J'acquiesce. Il doit le voir de sa vision périphérique, puisqu'il continue.

"Deux questions chacun. Pas le droit de se dérober."

Je souris. Une part de moi ne voudrait pas se livrer, ni prendre le risque que ses questions me perdent sur des sujets trop sensibles. Mais une autre, qui s'agrippe à mon esprit, voudrait absolument tout savoir de lui. C'est une trop belle chance pour la laisser passer. J'ai tant de choses à lui demander. Tant de questions qui givrent mes lèvres depuis notre rencontre au bord de la falaise.

"Ok."

"Ta couleur préférée ?"

Je m'arrête de marcher. Il se retourne vers moi. Je le regarde, ébahi.

"C'est ça, ta première question ?"

"Ben oui. C'est très important." réfute t-il.

Je ris. Le bruit cristallin que cela produit allume quelques étoiles dans ses yeux, alors que nous reprenons notre marche.

"Le bleu." je réponds.

"Ça te va bien, le bleu." fait-il, rêveur. "Le bleu, comme la mer, le reflet du ciel."

J'aimerais lui avouer que mon ciel a disparu depuis bien longtemps, et que je suis condamné à chercher son image réfléchie dans les eaux profondes au bord des côtes, mais je n'en fais rien.

"Tu vis chez tes parents ?" je m'empresse, heureux de pouvoir en apprendre plus. Je ne sais pas si c'est la question la plus pertinente, mais ce garçon me donne envie d'arrêter de me prendre la tête, et de ne faire que ce que les affres de mes pensées me demandent de faire.

Il penche sa tête sur le côté.

"Je vis avec ma mère. Je n'ai jamais connu mon père. Tu sais, comme toutes ces histoires banales. Il est parti lorsque j'étais encore un bébé, et depuis, plus de nouvelles. Ça ne me touche pas."

"Je vois."

"C'est quoi, le roman dont tu parlais dans ton carnet ?"

Oh.

Plus direct.

Plus acide.

Je déglutis.

"C'est... J'écrivais beaucoup, auparavant. J'aimais conter tout le trop plein que j'avais dans ma tête. Alors un jour, j'ai décidé de me pencher sur un projet plus sérieux que de simples textes ou de petites nouvelles. J'ai décidé d'écrire un roman. Mais je l'ai abandonné en pleine écriture. Je... je n'ai plus jamais écrit un mot depuis."

"Ça parle de quoi ?"

Je me force à contempler devant moi. Le long chemin que nous empruntons, les grandes ombres des pins sur la route, le soleil bas, les fleurs sur les bords des maisons, le sable qui s'incruste partout, dans chaque recoin, et la ville un peu plus au loin, en contrebas. Les maisons de vacances, les bars face à la mer, les restaurants qui sentent les produits marins, ou encore cette petite statuette, perchée en haut d'une colline.

"Ce... Ce n'est pas moi qui inventait le scénario. C'était... une amie. Qui avait beaucoup d'imagination. Moi, je ne faisais qu'écrire. C'était l'histoire de deux garçons qui se retrouvaient dans plusieurs époques. Leur amour défonçait les barrières du temps." j'avoue, du bout des lèvres, ne désirant pas m'épancher plus loin. "Et d'ailleurs, t'as épuisé ton nombre de questions !" je m'indigne. "À moi !"

Son rire éclate.

"Ok ok, je voulais voir si tu te ferais avoir, et ça a marché."

Je m'offusque faussement.

"Alors dans ce cas, laisse moi te poser encore deux questions, et nous serons quitte."

Il semble peser le pour et le contre, puis la balance bascule du côté pour. Je souris, victorieux.

"Tu as des amis, ici ?"

Son regard se voile soudain. J'ai peur d'avoir fait une bêtise. Mais très vite, ce voile disparaît, pour ne laisser paraître qu'une indifférence qui me perturbe.

"Plus vraiment. J'en avais, mais je me suis éloigné d'eux. Ce n'est pas de leur faute. Tout est de la mienne. Ils ne méritaient pas que je les abandonne."

"Et moi, tu vas m'abandonner ?"

Je ne sais pas par quelle audace j'ai osé poser cette question. C'est ma dernière.

Il met du temps à répondre.

Beaucoup trop de temps.

Il se pince la lèvre de ses dents, échappe à mes iris affûtés.

"Je ne peux rien te promettre."

Mes mains, auparavant en train de triturer les manches de mon pull, s'arrêtent. Je veux répliquer, mais il engage de nouveau la parole.

"Je déteste les promesses. Mais ça ne veut rien dire. Je ne fais de promesses à personne."

J'acquiesce, perplexe. Mais tout ça est vite oublié lorsque nous arrivons aux abords de la ville. Les rues sont déjà éclairées, la pénombre commence à s'installer, et les restaurants sont pleins à foison. Je me demande où est-ce qu'il m'emmène.

"Tu te demandes où est-ce que je te traîne, pas vrai ?"

Je souris, amusé, puis approuve.

"On n'est pas encore tout à fait arrivés. Ce n'est pas en ville. C'est un peu éloigné. Tu verras."

Je ne pose pas de questions. Je suis étrangement en confiance, quand bien même je ne connais ce garçon que depuis quelques jours et que très peu d'informations sur lui ne sont à ma connaissance. Quand on est sur le bord de la mort psychologique, j'imagine qu'il est plus facile de se laisser aller au danger. Surtout quand ce danger semble être à peu près dans la même situation. Comment expliquer, sinon, que j'aie retrouvé ce garçon sur le point de sauter ?

Ce garçon...

Je ne connais même pas son prénom.

C'est... absurde, mais je n'ai aucune envie de le lui demander. Lui non plus ne semble pas avoir besoin de connaître le mien. C'est un peu comme si cette absence d'identité rendait notre rencontre hors du temps. Quelque chose qui n'a pas besoin de nom, qui s'opère à l'état brut. Il y a quelque chose d'exquis à ne pas pouvoir poser un prénom au bout de mes lèvres. C'est comme tendre la main vers un objet convoité, mais inatteignable. C'est excitant.

Le silence nous accompagne jusqu'à ce que nous arrivions devant un bâtiment délabré, aux vitres cassées et aux murs fissurés. Le lierre grimpe entre les lézardes. Une imposante porte en fer affiche un air rouillé, abîmé par le temps. Malgré la dégradation de l'endroit, il y a un certain charme à contempler les ruines d'un lieu qui autrefois devait être grouillant de vie.

"Qu'est-ce que c'est ?"

Ses doigts s'enroulent autour de mon poignet, afin de m'inciter à le suivre. La partie précise qui entre en contact avec sa peau se réchauffe.

"Une ancienne université abandonnée. Je venais souvent ici, avec mes amis. C'était notre lieu de rendez-vous, on squattait et alors on parlait de tout et de rien, on se faisait peur entre deux couloirs sombres. Des travaux vont bientôt être faits. Je voudrais en profiter avant qu'ils ne détruisent mes souvenirs."

Je hoche la tête, touché par ses mots.

"Alors allons-y." je prends les devants, en le tirant cette fois-ci à ma suite.

Il y a une telle souffrance. Une telle affliction dans le creux de sa voix qu'il m'est difficile de ne pas le prendre dans mes bras dans un élan d'empathie. Je choisis, à la place, de l'accompagner dans ce lieu qui semble contenir une symbolique forte dans son âme. Je choisis de saisir son bras, de saisir sa douleur pour la transporter avec moi et essayer de créer de nouveaux souvenirs dans ce bâtiment. Des souvenirs qui, peut-être, ne le feront pas souffrir.

Il y a quelque chose de si profond dans son regard de vagues qu'il m'est impossible de le laisser sur le bord, de l'abandonner à ces pensées qui dansent dangereusement derrière ses pupilles enjouées.

Bien que je ne sache rien de lui, son âme me parle.

Et ce que je sais, c'est que nous avons tous les deux, d'une manière qui m'est encore inconnue pour lui, perdu une ou des personnes qui nous étaient chères.

Je tente de tirer sur la poignée de la porte, ou plutôt du tas de ferraille, mais seulement un grincement aigu retentit dans le côté désert et abandonné de la ville dans lequel nous sommes. La porte ne bouge pas, elle vibre seulement sous la force de mon attraction.

Le garçon, derrière moi, rit.

"C'est pas par là !" s'exclame-t-il. "Ça se voit que t'as jamais fait d'urbex."

"Bah nan..." je me renfrogne.

"Fais pas cette tête. J'ai l'habitude de rentrer par la fenêtre cassée, là-bas. Faut juste faire attention à ne pas se faire planter en tombant sur le verre qui reste accroché aux bords."

"Ah, super rassurant." je fais, ironiquement.

Il saisit ma main. Mes yeux s'ouvrent sous l'action inattendue et je me laisse entraîner alors qu'il se dirige vers la fameuse fenêtre. Il me lâche, puis commence à poser ses mains sur le rebord, là où des morceaux de verre ne traînent pas. Il se hisse en hauteur, puis passe habilement ses jambes de l'autre côté. Il fait tout ceci dans un saut maîtrisé, puis retombe à l'arrière du mur. Je me dis qu'il est comme un poisson dans l'eau. Comme cette fois où il a grimpé si aisément au rocher de la plage. J'ai la bouche grande ouverte.

"Tu vas me fixer longtemps, comme ça ?" me lance t-il. "Viens."

"Et comment je fais ça ?" je commence à paniquer, pour deux raisons.

La première est que je ne suis pas un cascadeur à mes heures perdues, comme il semble l'être, et que j'ai peur de me blesser. La deuxième est que je suis effrayé à l'idée de faire un effort physique trop important et que les vertiges ne me prennent, me dévorent jusqu'à me faire vaciller devant son regard profond. Ils me suivent déjà depuis que je me suis levé, ce matin. Et ils ont continué de me narguer lors de notre marche jusqu'ici.

La vérité, c'est que je mange si peu qu'il m'est impossible d'user de mon corps comme toute personne normalement constituée. J'ai honte de cette part de moi, si honte. Je ne fais que transporter ce corps que je considère comme une épave. Je le traîne derrière moi, et il me freine pour à peu près tout.

Il suffirait de se nourrir, pas vrai ?

Il suffirait.

Il suffirait...

Je ne suffis pas.

"Eh, ça va ?"

"O-oui." je me reprends.

Mes mains se déposent sur le bord. Je force dessus pour me hisser. Mais le manque d'énergie, de force, se fait ressentir. Mes muscles me paraissent si mous et frêles. Je voudrais leur hurler d'arrêter leur caprice. Mes bras tremblent sous mon poids. Ils tremblent, tremblent, tremblent, et je suis tétanisé.

Le garçon le remarque. Ses mains se posent sur les miennes.

"On peut faire demi-tour, si tu veux."

Je secoue la tête, honteux. Hors de question. Je rassemble toute ma volonté, et maladroitement, je retombe de l'autre côté, me rattrapant sur mes pieds tant bien que mal. Je reprends l'équilibre, et affiche un sourire qui se veut rassurant. Il n'a pas à me voir aussi faible. Personne ne devrait avoir à me voir aussi faible.

La nuit s'est maintenant bien installée, et mon vis à vis se sert d'une lampe torche sortie de sa poche pour éclairer le couloir dans lequel nous sommes.

C'est effrayant, d'observer toutes ces toiles d'araignées, ces débris, les murs délavés, le sol poussiéreux et la brise glacée qui rase le sol. Le tout est mis en lumière par l'éclat blafard de la lampe. Je frissonne, et me rapproche instinctivement du garçon.

"C'est effrayant." je murmure, incertain. "Et s'il y avait quelqu'un là dedans ?"

Il rit, avant de saisir mon bras, comme pour me laisser l'occasion de me raccrocher à sa présence.

"Crois moi, ce lieu est toujours désert. Je n'ai jamais croisé un signe de vie."

Nous nous avançons dans le couloir, et, arrivés au bout, débouchons sur un hall gigantesque.

"Waw..." je laisse échapper, impressionné par le plafond haut et le lierre qui pend de tout là haut.

Certaines plantes descendent si bas que je pourrais presque les saisir du bout des doigts. Au milieu de ce spectacle végétal traîne des bureaux, des chaises renversées, des rangées d'étagères au bois vieilli. Quelques livres sont empilés dessus. Je suis subjugué par la vision qui s'offre à moi.

"T'as vu ça ? C'est magnifique. J'aime tant venir ici. Et dire que cet endroit va être détruit..."

Je reste silencieux, incapable de détacher mes yeux de cette ancienne bibliothèque universitaire abandonnée. J'avance seul, de quelques pas, rassuré par l'ambiance chaleureuse que dégage le lieu. Je m'autorise à passer les doigts sur des livres, entassés sur une des étagères branlantes. Je recule lorsque celle-ci tangue, comme si elle n'attendait que de s'effondrer.

Le châtain s'éloigne pour saisir une chaise, la faire tenir face à un des bureaux puis s'assoir dessus. Je le rejoins, et m'assois à même la table, ne trouvant pas d'autres assises en assez bon état.

Je lève une main pour l'atteindre, et décrocher une feuille de lierre qui s'est fixée dans ses mèches. Le geste, spontané, me fait trembler l'instant d'après.

Soudain, l'atmosphère change, se métamorphose en quelque chose de bien plus intimiste. La lampe torche est déposée à ses côtés, sur la table. Elle éclaire le reste de la pièce, mais nous laisse dans l'ombre. Je ne peux qu'apercevoir brièvement les contours de son visage à lui.

Je suis troublé lorsqu'il attrape une autre feuille de lierre, échouée au sol, et lève sa main pour la placer délicatement dans mes propres cheveux. Il sépare deux mèches pour faire passer la tige entre, et la coincer sur mon crâne, près de mon oreille. En s'écartant, ses doigts effleurent ma joue.

Je ne bouge plus. Le vert de ses yeux éclate en moi et exerce une force d'attraction qui m'essouffle.

J'ai du mal à saisir ce qu'il se passe, mais j'ai l'impression que cet échange n'est pas anodin. Je me secoue la tête, me reprends et descends de la table, soudain mal à l'aise. Un sentiment d'appréhension m'envahit, après le contact pourtant innocent que je viens d'instaurer en passant cette main dans ses cheveux, et son geste en retour qui m'a laissé un arrière goût envoûtant dans mon esprit.

Subitement, un bruit éclate entre les parois de la pièce. Comme un objet, quelque chose de lourd, qu'on aurait laissé tomber au sol. Ça semble venir d'un étage supérieur, et je me raidis.

"C'était quoi, ça ?" je m'écrie, paniqué.

"Ce lieu est en lambeaux, ça ne m'étonnerait pas que quelque chose se soit cassé la gueule."

J'acquiesce, peu rassuré.

Il se relève, et on s'apprête à explorer un peu plus loin, mais soudain, des sons réguliers, comme des pas qui descendraient des marches dans une lenteur exacerbée, se font entendre et résonnent à mes oreilles. Je m'accroche au bras du garçon.

"Merde, et c'est quoi, ça ?" je chuchote.

Le sang pulse dans mes veines, au point de les faire gonfler sous ma peau.

Les pas sont de plus en plus clairs. Ils se rapprochent de nous. Mon camarade sourit.
"Oups." laisse-t-il échapper, alors qu'il saisit ma main pour la tirer derrière lui.

En faisant attention à ne pas faire trop de bruit, nous nous mettons à courir en sens inverse. Le châtain a une main tout contre sa bouche, comme pour s'empêcher de rire, alors que moi, je suis mort de peur. Je suis essoufflé et vidé d'énergie lorsque nous atteignons la fenêtre par laquelle nous sommes rentrés. Je ne suis pas sûr d'avoir assez de forces pour réaliser la même manœuvre que tout à l'heure. Et puis, les pas se rapprochent de plus en plus. Et maintenant, une voix s'y ajoute.

"Eh, y a quelqu'un ?!"

Je serre la main du garçon dans la mienne. Lui, a arrêté de rire. Son sourire s'est évanouit sous l'éclat de sa lampe torche. Ses mains deviennent plus molles, son attitude plus sérieuse.

"Merde, c'est un de mes anciens amis. Je reconnais sa voix." m'avoue t-il. "Il ne faut surtout pas qu'il me voit."

"Pourquoi ?" je demande, comprenant de moins en moins. La panique s'infiltre dans mes os.

Mais il ne me répond pas. À la place, il m'indique encore une fois de le suivre.

"Il se rapproche trop vite, on aura pas le temps de fuir par la fenêtre." fait-il tout bas. "Viens !"

Nous abandonnons la fenêtre, et courons de nouveau, dans le sens opposé du couloir. Nous finissons par déboucher sur une autre pièce, une sorte de hall d'entrée, dans laquelle se trouve des escaliers, tout au bout. Certaines des marches m'ont l'air bancales, et la rambarde est décrochée du mur, gisant sur toute la partie droite de l'escalier. Les pas et la voix derrière nous se rapprochent.

"Taehyung, c'est toi ?!" crie t-elle.

"Taehyung..." je murmure, du bout des lèvres.

Ce dernier me jette un coup d'oeil, un sourire aux lèvres, puis s'approche de mon oreille pour murmurer.

"J'aurais aimé t'apprendre mon prénom de ma propre bouche, mais bon, je crois que c'est raté..."

Je retiens un sourire. La peur est toujours incrustée dans mes yeux aux pupilles dilatées par la pénombre. Le garçon m'emmène brusquement avec lui. Dans l'urgence de la situation, j'en oublie presque mes cuisses qui me hurlent de ne pas monter ces marches trop vite, et mes yeux qui me supplient de laisser mon corps se reposer pour ne pas partir en arrière.

"Par là !" me souffle-t-il, me tirant jusqu'à une porte à l'étage, derrière laquelle se cache un amphithéâtre. Sa main me guide jusqu'à l'ancien bureau, faisant face aux gradins, empesté par la dégradation du temps. Puis il nous fait nous baisser, afin de se faufiler sous le meuble. Là dessous, serrés l'un contre l'autre, mes muscles se tendent.

"Dans quoi tu m'embarques, putain..." je lâche.

Un doigt se pose brusquement contre mes lèvres, alors je me tais, laissant seulement la voix se rapprocher à une vitesse qui fait battre mon coeur si fort que je l'entends dans mes tempes.

"Taehyung, si c'est toi, sors de ta cachette !" s'énerve la personne. "Putain, ça ne peut qu'être toi, qui d'autre..."

Un soupire me parvient de la part de l'inconnu. Il vient d'entrer dans la pièce.

Le châtain -je devrais dire Taehyung- se blottit un peu plus contre moi.

"Pourquoi te cacher comme ça ? Pourquoi nous avoir abandonnés, hein ? Pourquoi... ?"

La voix, auparavant confiante et déterminée, perd de sa patience. Elle se décompose et expose une peine refoulée. Je ne bouge plus, n'ose qu'à peine respirer. Repliés sous le bureau, invisibles aux yeux du jeune homme qui vient de pénétrer la pièce, je ne peux que lancer un regard plein d'interrogations à ce garçon, que j'ai rencontré il y a quelques jours, et qui se retrouve contre mon corps, dans une université en décomposition.

Sans en être le personnage principal, j'aurais pu rire de cette absurdité.

Quelques minutes passent, avant que le prétendu ami de Taehyung ne souffle lourdement, et fasse demi-tour. Nous attendons qu'il soit assez éloigné pour reprendre la parole.

"Il va falloir que tu m'expliques." je fais.

Ma respiration peut enfin reprendre un rythme normal. Nous restons dans la même position, et je réalise seulement maintenant la force qu'il met à me tenir la main. Mes doigts sont compressés, écrabouillés au creux de sa poigne. Pourtant, un sourire s'esquisse au coin de ses lèvres.

"Je l'ai échappé belle." lâche t-il.

Puis il éclate de rire, le plus silencieusement possible. Nerveusement, je commence à rire à mon tour, sentant mon corps se vider de la panique. Ça me fait un bien fou, de décompresser.

Nous sortons de notre cachette lorsque nous sommes sûrs que plus aucun bruit ne se fait entendre dans les environs.

Mais en me relevant, un vertige, plus dévastateur que les autres, me prend.

Non, pas maintenant !

Je m'accroupis. Mon dos tape contre l'un des pieds du bureau. J'ai du mal à concrétiser l'espace autour de moi dans mon cerveau. Les distances se distordent.

C'était évident, que ce marathon improvisé allait payer. Je suis idiot. Idiot !

Taehyung arrête de rire, et s'accroupit à son tour, face à moi.

"Eh, ça va ?"

Non.

Je fais signe de la tête que oui.

Je sens ma tête tourner, et bientôt, je ne vois plus les traits de son visage. Ils deviennent flous, et tout autour de moi tangue. Je me retrouve sur un bateau en mer, et les vagues sont déchaînées. Bien plus déchaînées que celles que j'ai pu contempler à ma plage habituelle, les jours les plus venteux.

"Tu trembles, tu es sûr que ça va ?"

Son sérieux est revenu à une vitesse impressionnante. L'inquiétude dans le timbre de sa voix me donne la nausée. J'ai mal partout. J'ai chaud. J'ai froid. Je meurs.

Je suis en train de mourir.

Mon corps est en train de mourir.

Cette pensée m'obsède, m'obsède, m'obsède.

Le châtain se rapproche, relève mon menton, mais je ne le vois pas. Je ne vois que du blanc, et des tâches. Des tâches partout. J'ai si peur.

"T-tes yeux." s'affole t-il "T'as les pupilles giga dilatées, c'est pas normal."

Un bruit de plastique me parvient, comme s'il sortait quelque chose de sa poche. Une odeur bien particulière m'agresse les narines. Celle du chocolat.

Je déteste le chocolat.

"Prend ça, t'es en train de faire un malaise. T'as besoin de sucre."

"N-non." je chuchote difficilement, refusant le morceau qu'il tend près de mes lèvres. "Ça va passer tout seul. Ça passe toujours tout seul." j'affirme, me recroquevillant sur moi même.

Deux mains se posent sur mes épaules.

"Désolé, c'est ma faute..." murmure mon vis à vis, et je veux immédiatement lui hurler que c'est faux. "J'aurais dû comprendre plus tôt, je n'aurais pas dû t'embarquer dans un truc aussi physique."

"N-nan, tu as bien fait." je réplique, la voix tremblante.

Putain, qu'est-ce que je déteste cette faiblesse. Et qu'est-ce que je l'aime, paradoxalement. Qu'est-ce que j'aime sentir mon corps dépérir, sentir ce ventre vide, cette tête en manque de sommeil, cette légèreté de plus en plus maladive.

"Je préfère qu'on me traite comme une personne normale. Pas... pas comme une personne malade."

Parce que j'en ai conscience. Peut-être que je le réalise pleinement ce soir, aux côtés de ce garçon qui semble déjà me comprendre mieux que personne.

Je suis malade.

Malade.

Et sûrement qu'avec l'état désastreux dans lequel je suis, j'aurais du me retrouver à l'hôpital, sous sonde. Mais voilà, je suis incapable de me rendre là bas, incapable de regarder les choses en face. Peut-être parce que je ne désire pas guérir, au fond. Mes parents, accablés par mon refus de me faire soigner, ont sûrement pensé que de s'installer pour quelques temps auprès de l'air frais de la mer m'aiderait.

Le dénommé Taehyung ne me répond rien, se contente d'effectuer de légères caresses sur mes épaules. Ses propres doigts tremblent, et je m'en veux de l'effrayer ainsi.

Ma vision finit par revenir, les tâches disparaissent. La température dans mon corps se stabilise, mes membres ne cessent pas de trembler pour autant. Dix minutes au moins s'écoulent, avant que je ne puisse relever la tête, et contempler le regard du châtain. Patient. Attentionné. Compréhensif.

Je me sens bien, ici, soudain.

Mais il se fait tard, et j'ai conscience que l'on devrait partir, et que je ne peux pas rester éternellement ici, à gésir au sol comme une épave.

"C-c'est bon." je dis, honteux.

"Tu es sûr ?"

J'acquiesce. Ses mains attrapent les miennes pour m'aider à me relever. Je m'appuie dessus, et ne le lâche pas, même lorsqu'on se met en route pour sortir d'ici. Nous faisons le chemin inverse en marchant. Je ne fais plus attention au décor autour de moi, et ne me concentre que sur la main qui me tient.

Plus un mot n'est échangé. J'ai l'impression d'avoir alourdi l'atmosphère, avec mon malaise, avec mon corps repoussant, presque mort, avec mon souffle erratique qui pointe le bout de son nez après quelques secondes de marche seulement.

Je me déteste, parce que j'ai honte de me faire mourir.

Je me hais.

Une fois face à la fenêtre, le châtain m'aide cette fois ci à grimper et à passer de l'autre côté. Il fait attention à respecter mon rythme, et je me sers de ses épaules et de ses mains comme appui. Lui n'a presque qu'à sauter habilement pour escalader et me rejoindre. Il jette des oeillades un peu partout autour de lui. Je me dis que ça doit être dû à la peur de voir son ancien ami débarquer à nouveau. Mais ça n'arrive pas. Et je me promets de lui soutirer des informations par rapport à tout ça.

Sous la voûte céleste, nous marchons côte à côte, dans un silence religieux. J'ai le coeur lourd, presque autant que mon corps qui ne demande qu'à s'écrouler au sol.

Taehyung fait passer sa main dans les buissons au bord du chemin, arrachant de temps distraitement ce qui me semble être des feuilles. Je ne fais pas trop attention, envahi par des pensées toutes plus néfastes les unes que les autres.

Pourquoi cet écart soudain ? L'aurais-je terrifié ? Va t-il me laisser ? Ne plus jamais vouloir me voir ? Cette idée m'est insupportable. Je crois que je commence à l'apprécier. À m'attacher. C'est perturbant. Je n'ai cotoyé personne depuis si longtemps... Depuis Arin.

Lorsque nous arrivons tout près de la falaise et de la plage où notre regard s'est croisé pour la première fois, il est temps de nous séparer.

J'ai envie de m'excuser pour aucune raison.

Ou bien de saisir sa main, à nouveau, pour réchauffer la mienne, gelée.

"Demain..." commence t-il.

"...même endroit." je termine.

Un sourire s'invite sur ses lèvres. Je l'imite. Je m'attends à ce qu'il parte. Mais juste avant, il s'approche. Je fronce les sourcils. Puis ses deux mains s'enfoncent dans la poche centrale de mon sweat à capuche. Le rouge monte sûrement à mes joues, dû à notre proximité, et je remercie la nuit de me couvrir. Ses mains se retirent. Je sens ma poche être plus lourde, comme s'il y avait laissé quelque chose. Puis il se retourne, et part de son côté, sans un regard en arrière. Je contemple sa silhouette s'éloigner dans le noir.

Je plonge mes mains dans ma poche. J'ai peur d'y retrouver du chocolat. Je ne vois pas ce que ça pourrait être d'autre. C'est la seule chose qu'il semblait posséder sur lui, avec sa lampe torche. Déçu, je me dis qu'il ne m'a peut-être pas compris, finalement.

Mais lorsque mes doigts entrent en contact avec des petites billes rondes et un peu humides, mon cœur loupe un battement dans ma poitrine. Je sors les fruits de leur cachette, encore chauds, puisqu'ils ont dû rester dans ses mains pas mal de temps.

Des groseilles.

Un sourire ne veut plus me quitter, attendri par son attention. En rentrant, je décide de me forcer à en avaler quelques unes, sentant le goût fruité se répandre sur mon palais. Je me force à faire passer les minuscules fruits à la barrière de mes lèvres. Je garde celles qui ne passent pas précieusement dans le creux de ma poche.

Et je comprends, soudainement, pourquoi il passait sa main dans les buissons sur le chemin.

༄༄༄

Je vous avais dit que les écarts de longueur de chapitre pouvaient être très grands :')

Que pensez vous de Taehyung et des mystères qui tournent autour de lui ? Et de Jungkook ? Et de cette soirée passée ensemble ?

Pour ceux qui ont la ref, j'avoue que la dernière scène est un peu inspirée du gâteau aux carottes de Tommy dans coeur mandarine (le livre de mon enfance 😔) (iykyk)

À demain ! <3

-Elise-

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