Chapitre XXXXII : Crooked

Une dizaine de minutes plus tard, je bouillonnais de frustration rageuse tandis que Maxen se planquait avec prudence derrière son rôle d'hôte, ce qui se traduisait par une place à mon opposé autour de la table. Sur les dix-huit personnes présentes, le sorcier était le plus éloigné de moi. Et pourtant, entre le regard mauvais du nahual aux yeux de reptile, Mi'tlal, et l'ange me regardant avec ses iris blancs comme si j'étais un carlin venu spécialement depuis Pandémonium pour baver sur son auréole, il avait de la concurrence. Et encore, je ne comptais pas les expressions austères ou simplement dédaigneuses des autres participants. Ils avaient conscience de leur propre importance et tenaient à le faire sentir aussi subtilement que Chuck Norris dans Walker Texas Ranger 3: Deadly Reunion. Le seul visage un tant soit peu amical était celui de Faelan, placé sur ma droite. Pas de chance, j'avais plus envie de lui coller un poing dans la tronche qu'une bise sur la joue.

Ayant de plus en plus de mal à supporter ces jeux à l'importance politique hautement puérile, je daignais accorder un regard à mon voisin de gauche. À ma grande surprise, je reconnus la nymphe arboricole que j'avais copieusement arrosée d'alcool nahual lors du petit-déjeuner cérémonial, près d'une semaine auparavant. Je clignais des yeux. Entre tous les événements et les péripéties, je ne m'étais pas rendue compte à quel point le temps était passé vite. Peut-être aussi à cause de ma petite sieste de quatre jours me souffla mon esprit. Effectivement, cela y contribuait pour beaucoup. Cessant de laisser gambader mes pensées, je me concentrais sur ma voisine en ignorant avec ostension le demi-dragon. Non, je n'étais presque  pas rancunière. La dryade avait toujours la peau aussi dorée par le soleil et sa chevelure acajou n'avait pas perdu les feuilles la parsemant. Cependant l'éraflure barrant sa joue ainsi que les hématomes tachetant ses tempes étaient la preuve qu'elle n'avait pas perdu cette semaine à cueillir des cerises. J'arquais mon sourcil préféré.

— Hé bien. Si ma mémoire est exacte, vous m'aviez déclaré être une simple nymphe. En voilà du chemin parcouru ! commentais-je sarcastiquement.

Un sourire énigmatique courba ses lèvres en une expression très fae.

— Effectivement, il semblerait que je n'ai parlé que de mes pouvoirs et négligé de mentionner quelques membres de la royauté dans ma lignée. Un petit oubli, vous en conviendrez.

Sa réplique me tira un éclat de rire caustique et les regards courroucés de la moitié de l'assemblée.

— Heureux de voir que la guerre et les morts ne parviennent pas à faire disparaître votre humour, persifla Mi'tlal avec un air si indigné qu'il me donnait envie d'empirer la situation.

Et manque de chance pour lui, j'ai cédé à mon envie. Je m'ennuyais, il venait de me fournir une bonne excuse pour me divertir. Délaissant ma voisine, je laissais un sourire prédateur révéler mes dents.

— Pauvre petit, c'est vrai que tu souffres tellement à cause de cette guerre. Ton absence de blessure et tes habits de soirée intacts aussi apparemment... insinuais-je en plantant mon regard dans ses pupilles reptiliennes.

Pour mon plus grand bonheur, la pique l'offusqua assez pour le lever de son siège et le pousser à rétorquer :

— Vous ne savez rien de moi, ni des sacrifices auxquels j'ai dû consentir pour ce conflit ! s'emporta t-il.

Déçue par sa réplique en deçà de mes espérances pour un courtisan, mon sourire s'affadit. L'on ne pouvait même plus s'amuser aux dépends des gens ! Je toucherais un mot à Maxen quant à qui inviter pour ne pas s'ennuyer à une réception, si il survit à ce que je lui infligerais après qu'il m'ait révélé son secret, bien sûr. Néanmoins, j'accordais au nahual furibond une réponse afin d'achever cette embryon de conversation et me laisser ensuite repartir à ma discussion avec ma voisine mille fois plus intéressante.

— Et vous n'en savez pas plus sur moi ou sur ce que j'ai fait, assénais-je avec une sécheresse proportionnelle à ma déception. Donc ne faites pas honte à votre mère et laissez les adultes parler entre eux.

Cachant avec difficulté ma satisfaction d'avoir conclu sur une aussi bonne riposte, je me tournais de nouveau vers la dryade qui, elle, n'avait pas mes scrupules. Un large sourire traversait son visage sans qu'aucun reproche silencieux ne lui soit adressé. Je m'en renfrognais presque de jalousie. Comme ça il suffisait d'avoir un peu de sang bleu et pouf, tous vous était pardonné comme par magie ? Si cela me permettrait de pouvoir faire n'importe quoi, je réussirais bien à dénicher un ancêtre ou deux un peu proche de la noblesse. Par contre, même si j'arrivais à me trouver une affiliation avec un vague baronnet illégitime de la campagne praguoise, cela m'étonnerait que ce soit prit au sérieux par des Immortels ayant une influence sur plusieurs dimensions. Tant de discrimination... peut-être que si j'annonçais être une déesse ? L'idée mourut très vite. Trop d'emmerdes potentielles pour juste pouvoir faire un doigt d'honneur à un reptile intermittent. Je me contenterais donc de lui tirer la langue. Et voyant que la réunion tardait à commencer, c'était ce que je m'apprêtais à faire, n'ayant finalement pas d'autre distraction sous la main. Alors que je commençais à ouvrir la bouche, Maxen qui m'observait attentivement depuis le début devina mon intention et m'interrompit avant même que j'eus débuté. Tsss... enquiquineur, va.

— Mademoiselle Fuabal, pourrais-je vous adresser un mot en tête à tête en attendant que la médium arrive ? Afin de régler quelques détails, conclut-il d'un ton autoritaire.

Maintenant Monsieur daignait vouloir me parler ? Alors qu'il n'acceptait pas de répondre à mes questions ?

— Non.

Ma réponse, brutale, sembla trancher dans la paisible atmosphère de non-dits de la pièce. Les regards n'étaient plus courroucés mais horrifiés. J'aurais pu reconstituer la voix lactée rien qu'avec la taille de leurs yeux ébahis. Maxen serra sa mâchoire.

— Mademoiselle, répéta t-il avec une intonation impérieuse.

J'arquais mon sourcil droit, le défiant silencieusement. Oui j'étais une sale gosse mais c'était lui qui avait commencé, d'abord.

Nous nous dévisageâmes ainsi pendant une poignée de minutes, chacun cherchant à plier l'autre à l'aide de sa volonté. Les invités et la salle s'effacèrent, ne laissant que le regard inflexible du maître-espion. Aucun de nous ne céderait. Aucun de nous ne détournerait les yeux. Et nous le savions.

Puis, soudainement, Faelan éclata de rire. Cela rompit notre concentration et, éberlués, nous nous retournâmes tous les deux vers le vampire hilare.

— Il semblerait que tu ais déniché quelqu'un d'aussi obstiné que toi, ajouta t-il après avoir réussi à se calmer.

Et aussi simplement que cela, la tension redescendit. Quelques invités se permirent même d'émettre un petit rire de gorge, preuve ultime de l'ambiance "décomplexée" de cette réunion. Qu'est-ce qu'on s'amusait dans la haute... Maxen fut arrêté par un gobelin à l'air arrogant et se lança, comme à contrecœur, dans un dialogue murmuré à mi-voix. Évidemment, je ne pouvais rien entendre, les deux étant trop éloignés. Néanmoins, la petite taille de son interlocuteur fit remonter le souvenir de Priscilla. Je me demandais ce que faisait l'espionne, où était-elle partie. Peut-être au front, sur les terres de son peuple, à surveiller les avancées de l'armée pandémoniaque. Ou alors juste occupée à bouger sa faramineuse robe rose à travers les couloirs. Cela devait être sacrément long et compliqué de simplement se déplacer. Et je n'imaginais même pas l'enfer pour aller aux cabinets. Un petit sourire courba mes lèvres. Mes pensées manquaient sérieusement de prestance pour une telle réunion. Dommage que Valentia soit affairée à courir après Nathan, la Duchesse aurait pu en profiter, elle qui aimait s'égarer dans les têtes des autres. Je sentis un coup percuter mes côtes et rompre le fil de mes pensées. Offensée, je me retournais vers le coude coupable et son propriétaire fautif pour le houspiller avec vigueur. Mais le doigt plaqué en travers de ma bouche m'en empêcha.

— Chut, j'essayais d'être discret, me chuchota Faelan en retirant sa main. C'est compliqué de te sauver la mise sans que tu ne gâches tout.

C'était officiel, je le boudais. D'abord il m'empêchait de découvrir le secret de Maxen et maintenant je l'empêchais de "me sauver la mise". Qu'il aille se faire voir avec Maxen, j'en avais ma claque. Contrairement à eux, ce n'était absolument pas mon milieu et je n'avais aucunement l'envie qu'il le devienne. Me transformer en aristocrate souriante médisant à voix basse et incapable de faire deux pas de peur de déranger son brushing, non merci. Se rendant compte de mon humeur renfrognée, le demi-dragon soupira.

— Rien n'est jamais facile avec toi, hein ?

— Non.

C'était ma nouvelle réponse préférée. Mon doudou sémantique à moi. Enfin, à moi et à tous les gamins de deux ans et demi devant une assiette d'épinards. Ce qui, pour l'assemblée d'Immortels autour de ma chaise, devait sensiblement revenir au même. Ma courte réponse lui tira un rictus.

— Ah tiens, tu réponds maintenant ?

— Non.

Je le défiais du regard. Si jamais il cédait et me disait à quel point ma réplique était paradoxale...

— C'est amusant,commença t-il, ta réponse...

Mon sourcil droit se haussa.

— ... me semble incomplète, acheva t-il avec un sourire barrant son visage.

Me renfonçant dans les profondeurs de ma chaise, je regrettais qu'elle ne soit pas tournante. Cela m'aurait offert une sortie impeccable à sa riposte verbale. À la place, je dus me contenter de croiser mes bras et relevai le menton. Comprenant que je ne voulais pas parler, le vampire décida de provoquer lui-même ma réponse. Avec un air retors au fond de ses yeux de jade, il leva une main et murmura :

— Spréachadhaint.

Sa technique faillit fonctionner et je dus me retenir de lui déclarer "à tes souhaits". Sérieusement, c'était quoi cette langue ? Existait-il seulement ou était-ce une invention de Faelan ? Du coin de l'œil, je vis les épaules de Maxen tressauter et ses jointures blanchirent. Apparemment, lui avait compris. Et si j'en croyais l'éclat de rire du demi-dragon lorsqu'il vit son expression, cela amusait beaucoup mon voisin. Mais je n'eus pas le temps de lui adresser un regard interrogateur, une étrange odeur venait de chatouiller mon nez. N'ayant pas des sens d'Immortel, je venais juste de la remarquer. À l'inverse, les invités les plus proches avaient déjà commencé à s'agiter, visiblement afin de trouver le responsable de cette odeur. Je la flairais, cherchant à dénicher son origine. C'était inhabituel, quelque chose de âcre, de dérangeant... Soudain, je sursautais, mon cerveau venant juste de l'identifier. Me retournant vers et dû faire appel à tout mon sang-froid pour ne pas lui hurler dessus :

— Par le plus grand des hasards, tu ne viendrais tout de même pas d'enflammer quelque chose ?

J'aperçus ses dents blanches. Une furieuse envie de les frapper me vînt à l'esprit. Mais cela devait être la faute des phases de la lune ou une autre bêtise dans le genre, et non pas à cause du phénomène vampirique pyromane flirtant avec les deux mètres qui me faisait face.

— Si, déclara t-il avec son sourire étincelant qui révélait ses canines acérées. Je ne peux que faire naître des flammèches, c'est relativement inutile, sauf dans les instants comme celui-ci. J'ai réussi à te faire parler, pari réussi !

Ce n'était pas seulement sa denture que j'allais exploser mais tous les os de son corps aussi. Il me semblait que la chaleur des flammes me caressait la peau, la brûlant de leur étreinte. Je fixais mon regard dans les nœuds du bois face à moi, essayant désespérément de me concentrer dessus pour chasser cette impression.

— Et qu'as-tu enflammé ? lui demandais-je en agrippant la table pour ne pas lui balancer un poing dans la figure et tournant la tête avec difficulté.

Ma tentative de paraître calme échoua puisque le sourire de Faelan s'affadit. J'eus du mal à entendre sa réponse, le crépitement de flammes imaginaires noyant ses paroles.

— Ne t'inquiète pas, c'est juste l'un des pieds de ta chaise, ajouta t-il pour me rassurer.

La seule chose qui m'empêcha de faire un facepalm fut le fait que mes mains aient trouvé le chemin menant à la gorge du demi-dragon. Ça et l'impression que si je restais une minute de plus sur ce siège, j'allais brûler vive.

— Hey, calme-toi ! Cela se règle aisément, dit-il en esquivant de justesse mon assaut.

Serrant mes poings aussi fort que mes dents, je réussis par miracle à articuler une phrase.

— Éteins. Ce. Putain. De. Feu.

Le vampire tiqua, comprenant enfin que quelque chose n'allait pas puis me répondit avec une expression contrite.

— Je ne peux qu'allumer, pas éteindre.

Me levant à moitié, sans doute pour abattre cette fichue chaise sur lui dans un accès de rage, j'heurtais le pied enflammé de ma bottine. La sueur coula le long de mon dos alors qu'une explosion de souvenirs se réveillait à ce contact.

L'obscurité. Des volutes de fumées sombres. Entre elles, des étoiles et des galaxies. Infinies et tournoyant dans le vide. Solitude.

Mais en dépit de cette première impression, je sentais la présence de mes compagnons à mes côtés. Ils étaient là, les Nox, immenses et ténébreux. Leurs formes s'étirant entre les astres, ils s'étendaient à travers la trame de l'Univers qui un instant auparavant me semblait si vide. Leur présence enrichissait les ombres, créant des contrastes, rehaussant les couleurs. C'était un spectacle magnifique. Mais pas éternel.

Un flash de lumière scinda cette ode aux ténèbres en deux. Une figure sombre disparut, s'éparpillant en des bribes de fumées à travers le vide avant de s'évanouir définitivement. À la lisière de mon esprit, je sentis un esprit s'éteindre. Cependant, nous n'eûmes pas le temps de faire notre deuil. Un deuxième éclair trancha l'obscurité et un autre Nox s'évapora. Ce n'était pas de simples phénomènes météorologiques qui nous frappaient, nous le savions. C'était nos éternels rivaux, les serviteurs du Dieu Primordial de la Lumière. Tandis que les Aspects de l'obscurité ressemblaient à une brume sombre, nos ennemis étaient des sphères lumineuses louvoyant vivement. Les créatures brillantes étaient plus petites mais plus rapides, décimant les rangs des Nox de leurs frappes-éclairs. Ci et là, leurs éclats perçaient les ténèbres, éclairant l'espace. Cependant, nous n'avions pas dit notre dernier mot. Ils s'étaient approchés, trop près. Car ils étaient peut-être plus rapides mais nous étions mieux préparés. Et des volutes de fumée surgirent brusquement, les piégeant et les cisaillant jusqu'à les trancher en étincelles infimes. Ironiquement, les ténèbres en s'épaississant leur permirent de mieux se détacher sur le fond étoilé, accentuant leur disparition. L'armée lumineuse venait de subir un lourd tribut, obligeant ses soldats à attaquer plus vite et plus fort pour pallier à leurs pertes. Mais je n'en avais cure. Plongeant au cœur des lignes ennemies, je fauchais toutes les créatures lumineuses sur mon chemin, devenant un nuage de ténèbres mortelles. Les ombres dansaient avec moi comme d'impitoyables amies. Exerçant un contrôle impitoyable sur mes pouvoirs, je les matérialisais et les dissipais selon mon bon vouloir, me forgeant aussi bien des boucliers pour dévier les ripostes lumineuses que des armes afin de me débarrasser de ces infâmes créatures brillantes.

Soudain, une vive sensation transperça mes protection, me coupant dans mon élan et dans mon être. Un soldat plus puissant que ses confrères venait de surgir et avait fiché un rai de lumière dans mon être. Une vive brûlure se répandit à travers mon corps de brume. La sensation était insoutenable, incendiant ma conscience jusque dans ses tréfonds. Luttant contre la réaction innée de me figer, je me poussais à me mouvoir. Il me fallait réagir, tenter de riposter, sinon c'était la mort assurée. J'éparpillais avec difficulté mes ombres autour de moi pour tenter de me fondre dans le vide et ainsi me permettre de m'échapper. Mais un autre éclair percuta mon être, m'immobilisant définitivement. En dépit de la souffrance brouillant mes pensées, j'eus comme ultime réflexe d'ériger une ébauche de bouclier. Inutile. Une troisième attaque lumineuse le fit éclater, me frappa et me réduisit à un être pantelant de douleur. Mon corps tout entier était enflammé, j'avais l'impression d'être incinérée vive. Le moindre mouvement, même infime, ravivait puis amplifiait mon tourment. Une petite partie de mon esprit, à peine consciente, se résigna à son sort. En plein cœur des lignes ennemies, mon espérance de vie s'amenuisait à chaque centième de seconde supplémentaire. Au moins ma fin serait-elle brève et mettrait un terme à cette souffrance.

Ne renonce pas si vite, nous n'en avons pas encore fini.

Les mots, à la lisière de ma conscience, attisèrent la douleur. Ils étaient des caresses de lave sur mon esprit souffreteux. Mon tourment ne s'achèvera t-il donc jamais ? Le souffle ardent annonçant l'arrivée d'un Aspect de lumière me révéla que non. Instinctivement je pressentis qu'il était le propriétaire des éclairs responsable de ma douleur. Son aura même m'était difficile à supporter, apportant avec elle son lot de brûlures supplémentaires. Plus rien n'existait en dehors de cette torture, tout se noyait dans un brouillard de souffrance et de flammes. En temps normal, j'aurais pu y résister. Mais la situation, les circonstances et la bataille avaient sapé mes forces tandis que les éclairs, à la puissance inhabituelle, ainsi que mes efforts pour m'en défaire avaient achevé de les consumer. Cependant l'Aspect ennemi était proche désormais, beaucoup trop pour la santé de ma conscience délirante. Ses paroles réussirent à franchir mon univers de douleur, apportant avec eux la chaleur cuisante d'un soleil.

Tu aurais dû m'écouter, Tana.

Puis il m'effleura. Et alors je compris que ce qu'avait subi n'était rien. Et la Géhenne se déchaîna.

Un contact sur mon poignet.

L'ACE.

Maxen.

La réunion.

Faelan.

Feu.

La Nymphe. C'était sa main sur ma chair. Sa peau était fraîche, presque glaciale, après la chaleur de mes souvenirs. Tremblante, je passais une main le long de mon bras pour m'assurer que c'était réel. Que j'étais réelle. Le tissu souple de mon chemisier sous la pulpe de mes doigts me rasséréna. Oui, j'avais réussi à échapper aux Aspects de la lumière. Ce ne fut qu'à partir de ce moment que je recommençais à respirer. À mes côtés, la nymphe prit la parole :

— Il suffit. Seigneur Ignitas, veuillez cesser d'importuner cette pauvre jeune fille. Elle semble avoir un problème avec le fait d'être si près du feu et vous ne l'aidez pas. Mettez un terme à cet événement ridicule, éteignez ce fichu feu et allez chercher un autre siège pour remplacer celui que vous venez d'abîmer.

Le "fichu" sonna dans sa bouche comme si elle venait de déclarer la pire des immondices. Néanmoins, je la remerciais pour avoir mis des mots sur ce qui avait tout déclenché. Ce brusque accès de colère... il avait été amplifié par la présence de feu. Rien que la pensée de la chaleur me tirait des frissons après mes souvenirs. Je ne savais pas pourquoi. Même après que je me sois levée et que Faelan eût écarté la chaise, je me frottais toujours nerveusement la peau pour me débarrasser de cette impression de brûlure. Cette partie de ma mémoire était atroce, pire même insupportable. Une telle souffrance... son écho seulement suffisait à faire naître des sueurs froide. Le plus terrifiant était que je ne comprenais pas pourquoi cela avait eu lieu maintenant. Cela ne m'était jamais arrivé auparavant et pourtant j'avais flirté avec les flammes plus d'une fois. Que ce soit au quotidien avec des allumettes, plus sporadiquement avec des torches dans certaines de mes missions ou plus récemment lors de la bataille dans la grande salle, je n'avais pas paniqué. Alors pourquoi une réaction aussi intense ? Qu'est-ce qui avait changé ? Perdue dans mon brouillard d'incompréhension, j'entendis à peine la réponse du demi-dragon :

— Ce fichu feu comme vous le dites, je l'ai déjà éteins. Ce dont elle a besoin, ce n'est pas d'une chaise, c'est d'air. Elle est en état de choc.

Sa remarque me servit à sortir de mon état d'hébétude. Je ne devais pas paraître faible, pas devant ce gratin de l'ACE. Mon cerveau tournait à plein régime pour trouver une excuse satifaisante à ma réaction. Leur révéler la vérité était hors de question, déjà à cause du traître qui circulait et ensuite parce que si j'étais vraiment un Aspect, je préférais garder cet atout dans mon carquois. Je survolais les options à ma disposition. Les membres de l'ACE devaient en savoir que très peu sur moi, après tout je n'étais pas une priorité, juste un potentiel appât.

— Ce ne sera pas nécessaire, dis-je avec plus de sécheresse dans mon ton que voulu. Changer le siège sera suffisant. J'ai juste eu un...

Mes voisins m'enjoignirent du regard d'achever ma phrase tandis qu'une autre partie des invités faisait poliment semblant de ne pas nous écouter. Je n'arrivais pas à voir Maxen, l'ayant perdu de vue lors de ma séance de PowerPoint mental. Aucune excuse satisfaisante ne me venait à l'esprit, je devais tout de même conclure ma phrase :

— ... Un maux de crâne. Oui c'est ça, je viens d'avoir une migraine fulgurante, finis-je lamentablement avec le seul alibi ayant traversé mes pensées.

La dryade afficha un air compatissant de circonstance, faisant semblant de croire à mon excuse. Faelan, lui, n'était pas si mondain.

— Une migraine, reprit-il d'un ton dubitatif. Si tu as fixé le vide, tremblé convulsivement et même pleuré à cause d'une migraine ?

Sa réflexion me poussa à tâter mon visage d'une main à peine agitée. Mes joues étaient humides, ayant à peine commencées à sécher. Je ne m'en étais même pas rendue compte, perdue comme je l'étais dans mes souvenirs. Redressant mon échine, je cachais mon trouble derrière un masque agacé :

— Oui, il s'agissait d'un maux de tête particulièrement éprouvant. À moins que tu ne sois brusquement devenu médecin, je ne pense pas que tu puisses te déclarer expert en migraine, concluais-je pour mettre fin à la discussion.

Le vampire fit semblant de se contenter de mon alibi et se leva pour aller échanger les sièges. Mais la lueur farouche dans ses yeux lorsqu'il m'aida à m'asseoir me prouva qu'il n'abandonnerait pas avant d'avoir une réponse. Que je sois d'accord ou non. Dommage pour lui, je n'avais pas l'intention de lui faciliter la tâche. Non, je voulais plutôt enfermer à clé ces souvenirs traumatisants dans une boîte avant de la placer dans un coffre-fort. Puis je jetterais la clé dans la mer, oublierais le code et coulerais une plaque de béton armé par dessus.
Peut-être y repenserais-je un jour. Pour l'instant, je n'y tenais pas. Et cet instant allait durer longtemps.

Joignant mes mains avant de les poser sur la table, je me perdis dans leur contemplation en espérant que Tina ne tarderait pas à arriver. Car être la seule humaine et non-membre d'une association de nobles Immortels, c'était comme être le dernier choisi lors de la constitution des équipes de football avec une portée interdimensionnelle pour accentuer l'humiliation. Pas grave, je n'avais jamais aimé les jeux d'équipe. Ne sachant toujours pas où s'était éclipsé Maxen, je ne pus toutefois questionner personne. La dryade sur ma gauche était affairée à disserter des influences perfides de la cour Unseelie dans la politique fae avec un savant mélange de brushings parlants tandis que le reste de l'assemblée me vouait une indifférence cordiale. Sérieusement, je m'attendais presque à voir un message "Ici vilain petit canard" lumineux si je levais la tête. Le mot en "l" m'arracha un frisson. Il me fallait vraiment penser à autre chose. Ayant déjà inspecté ma voisine de gauche, je me retournais donc sur ma droite avec peu d'espoir. Mon seul allié ici aurait pu être Faelan mais ce dernier semblait absorbé dans la contemplation de la fresque murale. Curieuse, j'y jetais un coup d'œil. Le plafond était recouvert par une peinture représentant un échange de cadeaux entre des êtres humanoïdes, que je supposais être des druides grâce au couteau rituel pendant à leur ceinture, et des êtres ailés, visiblement des anges. La scène était extrêmement bien peinte, fourmillant de détails sur les vêtements des protagonistes ou sur la richesse de la nature les entourant, mais même un esthète ne resterait pas les yeux arrimés à la peinture ainsi. Cela faisait près de dix minutes que le vampire fixait une feuille à moitié effacée et l'amour de l'Art n'était pas une excuse suffisante à un torticolis. Je le soupçonnais être déjà occupé à analyser les faits pour pouvoir percer le secret de ma "migraine". Soupirant, je délaissais le plafond et reportais mon attention sur mes mains, commençant à compter les secondes silencieusement. Arrivée à six, je m'arrêtais, déjà lassée. Alors, toujours pour échapper à l'ennui, je me mis à marquer le tempo de Seven Nation Army en tapotant sur la table. C'était répétitif et énervant pour mes voisins, tout ce que j'aimais. Cela m'a occupé un peu plus longtemps, du moins assez pour m'attirer des regards réprobateurs. J'en regrettais presque de ne pas avoir de handspinner. Cependant l'entrée bruyante d'un nouvel arrivant perturba mes pensées de la plus haute importance.

Tandis que la tablée se retournait d'un même mouvement de tête, prouvant qu'un dépit de leur vernis mondain les invités s'ennuyaient autant que moi, vers celle qui venait d'ouvrir les deux portes dorées d'un coup de pied vigoureux. Dommage pour son entrée triomphale, son chapeau était trop grand pour passer le cadre de la porte et elle dut se baisser avec précaution pour pouvoir entrer dans la pièce. Ecila n'avait pas changé depuis la dernière fois que je l'avais vu, excepté son nouveau couvre-chef, aussi extravagant que les précédents. Imaginez une tige métallique perpendiculaire au haut de son crâne et rajoutant près de trente centimètres à la taille de sa propriétaire. Bien, maintenant ajoutez-y d'autres fils d'acier et faites les s'enrouler du haut de la dite-tige jusqu'à la base de son crâne, en essayant d'être le plus encombrant possible évidemment. Il ne vous reste plus qu'à agrémenter la structure avec des objets attrapés aléatoirement tels qu'un pot de confiture violet, une baguette avec des étranges runes dessus, des petites balles colorées à la texture insolite, un tiroir de table de chevet, des épluchures de légumes, le crâne d'une créature inconnue mais avec beaucoup de dents pour compenser, un coussin avec une tête cousue au point de croix immonde, une théière en forme de centaure, des fleurs séchées sentant le chocolat à la menthe et encore trop de choses pour toutes les décrire. Cet assemblage hétéroclite donnait l'étrange impression que la nahual se trimbalait avec un vide-grenier magique en équilibre sur le sommet de sa chevelure. Mais apparemment cela était une tenue des plus banales puisque cela n'éveilla aucune réaction chez les V.I.Ps de l'ACE. Ecila s'approcha en sautillant à moitié, échangea des poignées de main avec des nobles guindés et claqua une bise sonore sur la joue d'un gobelin offusqué. Se plantant devant mon siège, elle cligna des yeux.

— Tiens, t'es ici toi, dit Ecila en penchant la tête avec un mouvement de tête qui fit vaciller tout son couvre-chef et déglutir l'Immortel le plus proche.

Me rappelant de la réprobation des invités et en constatant à quel point le plan de "On-t'intègre-dans-l'ACE-et-on-trouve-le-traître" était en train de décéder au fond d'un goulag russe sans Valentia et Maxen, ce fut avec un sarcasme certain que je lui répondis :

— Ne t'inquiète pas, ils vont bientôt virer les piques-assiettes.

La nahual arrêta de sautiller un court instant afin de me répondre.

— Dommage, ils ont des supers verrines. Si t'as le temps, je te conseille la bleue, c'est la meilleure.

Ne voyant pas l'intérêt de lui répondre que de la nourriture bleue était très loin vers la fin dans ma liste des choses appétissantes, je préférais lui répondre :

— C'est à ce point là la crise pour que le menu ne soit jamais changé ?

La chapelieuse me répondit avec un haussement d'épaule périlleux, enjoignant les invités à la fuir afin de ne pas devenir un malencontreux dommage collatéral .

— Oh, tu sais, les vieux et leurs petites habitudes...

Un raclement de gorge interrompit notre discussion gustative. Nous retournâmes toutes les deux vers l'importun. Il s'agissait de Zynidrael, l'ambassadeur des anges perdus. Je me rendis compte que je ne lui avais jamais accordé plus qu'un regard superficiel. Pourtant avec ses iris plus blancs qu'un sourire photoshoppé contrastant avec sa peau hâlée et son impressionnante barbe noire tressée, il avait de quoi accrocher le regard. Un nez busqué, arrogant, surplombait son visage comme un roi son royaume. Et les ailes blanches s'étalant dans son dos qui obligeaient les Immortels à laisser une distance de sécurité de cinq mètres autour de lui ne faisaient qu'accentuer cette impression de supériorité qu'il dégageait. L'ange avait conscience de son importance et le faisait sentir à travers le moindre de ses gestes. Tout comme sa fortune était étalée sur son corps avec des lapis-lazulis parsemant les brassards de ses avants-bras, ses épaulières et sa coiffe haute. Mais il ne fallait pas le sous-estimer pour autant, si son habit semblait à mi-chemin entre un chiton grec et une tenue touareg, il avait clairement été conçu de façon à faciliter ses mouvements et sa cuirasse dorée, bien que richement décorée avec une scène de chasse au lion, renforçait l'aspect martial de sa tenue. Une singulière épée à la lame courbée reposait dans un fourreau accroché à son flanc.

— Il s'agit d'un shamshi, l'épée sacrée de mon peuple, m'informa t-il avec condescendance en surprenant mon regard.

Ecila leva les yeux au plafond peint.

— Heureusement qu'elle est sacrée sinon ils auraient dû utiliser des armes normales ! Les pauvres anges, ils en seraient tout déboussolés. T'imagines, les pauvres, devoir faire comme tout le monde.

Sa remarque attira l'attention de Zynidrael sur elle. Le regard de l'ange semblait porter plus d'avertissements qu'une prévision de neige pendant la météo du journal de vingt heures.

— Attention le chat, à force de jouer avec le feu, tu finiras par te brûler les moustaches...

Le son en "f" et l'emphase du barbu sur le mot me tirèrent un frisson qui passa heureusement inaperçu, l'assemblée était trop occupée à guetter la réponse de la nahual. Cette dernière commença à se curer les ongles, apportant à peu près autant d'importance à son interlocuteur ailé qu'à un pigeon.

— Pas grave, ça repousse. Puis, personne n'en voudra au chat de vouloir s'amuser avec un oiseau égaré...

La réponse d'Eci sourdait de menaces. Elle n'acceptait pas de se laisser marcher sur les pieds et rappelait à Zynidrael qu'il n'avait qu'une importance de façade, contrairement à elle. L'expression de l'ange s'assombrit mais il se contenta de lisser sa barbe. Les invités, déçus, commencèrent à s'éparpiller lorsque le barbu reprit la parole avec une voix douce.

— Cela n'explique pas pourquoi tu es là. N'étais-tu pas sensée être alitée ?

Eci grimaça. Apparemment, un de ses ongles était cassé.

— Non, c'était hier que j'étais malade. Aujourd'hui j'avais un rendez-vous.

Le visage moqueur de Zynidrael était assez explicite du crédit qu'il apportait à ses excuses.

— Je bénis les Dieux de t'avoir offert un si prompt rétablissement. Ils semblent être généreux ces derniers temps, déclara t-il avec un regard en biais dans ma direction. Quel malheur c'eût été de ne pas t'avoir parmi nous !

La nahual daigna enfin délaisser ses cuticules et accorda un regard à sa Némésis à plumes. Un lent sourire paresseux, très félin, retroussa ses commissures.

— Oh, je peux très repartir et emporter avec moi cette nouvelle que l'on m'a demandé de vous transmettre, ronronna t-elle presque menaçante.

L'ange se raidit, ses ailes devenant parfaitement immobiles.

— Quel message ? demanda t-il d'une voix aussi blanche que ses iris.

Cela fit rire Eci, ses yeux félins réduits à deux fines fentes.

— Voyons, tu croyais vraiment que j'étais venue pour le seul plaisir de ta présence ? Va falloir arrêter de rêver éveillé.

De simplement, Zynidrael devint une statue. Pas même un cheveu n'osait bouger, son corps soumit à sa colère calme. Seule sa bouche se mouva, articulant avec précision sa question :

— Quel. Est. Ce. Message, répéta t-il.

La nahual accepta de laisser une miette d'information au pigeon exigeant.

— Et bien, peut-être sommes nous limités par les sceaux d'anti-téléportation, mais cela ne semble pas être le cas de l'armée pandémoniaque. Ian Dubein est de retour et avec une cohorte de soldats supplémentaires. Et ils ont décidé de s'inviter à la fête de façon musclée.

Et merde.

__________
Hey !

Ça faisait longtemps hein ^^
Non je n'ai absolument pas deux semaines de retard, j'en ai deux d'avance :p (sur un malentendu, ça passe x) ). En vrai j'aurais pu publier ce chapitre à l'heure, vous auriez juste eu un tiers de ce que vous venez de lire x). Donc j'ai préféré attendre et m'en servir de décompresse entre deux révisions ^^"

J'en profite pour faire un énorme bisou baveux (bah oui x') ) à Emma-caron, Pignoufette et Chocapic_Girl qui sont des personnes adorables ! Si, si, si, ne vous jure... contrairement à moi qui suis à la bourre comme d'hab ;-; Bisous, cookies magiques (et super pomme de l'espace trop bonne pour Pignoufette ;p) à elle.

Je devrais répondre avec mes comms avec plus de retard que d'habitude sur ce chapitre mais promis ça viendra ;p

Voilà, pas grand chose d'autre à dire si ce n'est amour, chocolat et bonne chance à tous ! 😘❤

Chocolat (double lait, c'est une tuerie ce truc xD)💗

Kelewana





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