Chapitre II : Live Like We're Dying

Dans une taverne, une clientèle titubante se rafraichissait autour de tables recouvertes d'une telle épaisseur de crasse que personne ne pouvait deviner le matériau dont elles étaient faites. Dans un coin de la salle trois hommes se serraient autour de leur chope de bière en devisant à voix basse.

"-Vous saviez que la Ténébreuse a été aperçue en ville ? commença le plus petit du groupe.

-La quoi ? demanda son voisin de droite qui avait depuis longtemps oublié jusqu'à son propre nom.

-La Ténébreuse, a t-il répété d'un ton agacé. C'est une femme sortie de nul part qui semble constamment enveloppée de ténèbres. Il paraîtrait ..."

L'homme se pencha vers la table et enjoignit d'un geste ses compagnons à faire de même.

"-...Qu'elle serait capable d'entendre tout ce qui se passe près d'une ombre, acheva t-il d'un ton fiévreux."

Le troisième compère prit pour la première fois la parole.

"-Ce ne sont que des rumeurs ! Personne ne sait exactement quels sont ses pouvoirs ou à quoi elle ressemble. Mais cela ne veut pas dire que tu n'as pas raison, conclut-il maladroitement pour apaiser son ami qui semblait de plus en plus offusqué qu'on remette sa parole en doute.

-Ah, je la connais c'tte rumeur s'exclama brusquement le plus alcoolisé du groupe. Mais vous avez oublié le plus important."

Les deux autres le regardèrent surpris qu'il soit capable de formuler une phrase cohérente comportant plus de trois mots avec toute la bière qui circulait dans son corps.

"-Bah quoi, moi aussi j'sais des trucs, rajouta t-il d'un ton vexé. Mais si vous voulez, je peux rien dire !"

Et pour appuyer cette vigoureuse déclaration, il but une grande rasade avant de reposer sa chope violemment.

"-Vas-y raconte, lui demanda le troisième d'une voix exaspérée."

L'ivrogne se rengorgea l'attention portée à son savoir acquis au prix de nombreuses beuveries.

"-Et bien il se murmure que la Ténébreuse serait poursuivie par....Lucifer lui-même ! Les rumeurs sur ces capacités ont attiré son attention et vous savez comme il aime s'emparer des pouvoirs des plus puissants..."

Les trois hommes frissonnèrent. Lucifer était l'Empereur de l'Empire Pandémoniaque qui couvrait plusieurs dimensions et si on pouvait légitimement douter de la capacité d'espionnage de la Ténébreuse, celle de Lucifer était indubitable.

Après un instant de flottement, le plus petit releva la tête.

"-P't-être qu'il veut voler sa magie mais d'abord faudra qu'il l'attrape, la Ténébreuse !"

Ses compagnons montrèrent leur assentiment en hochant leur caboche enivrée et commandèrent une nouvelle tournée.

Mais tout à leur volonté de s'abreuver, ils ne virent pas que, drapée dans les ombres de la salle, j'avais écouté avec attention leur discussion. Un sourire s'esquissa sur mon visage et je murmurais:

"-Qu'il essaie donc de m'attraper cet Empereur de pacotille.

-De quoi tu parles ? Et surtout, ça te dérangerait de m'écouter quand je te parle, s'agaça mon interlocuteur."

De taille moyenne avec des rides de lion qui séparaient ses deux yeux bruns chocolat, il n'impressionnait pas au premier regard. Son visage était fascinant de banalité, ne possédant aucun trait marquant. Si vous deviez mener une enquête et qu'il était le suspect d'un meurtre, vous seriez bien en peine de trouver un témoin pouvant le décrire précisément. Même ses vêtements de toile grossière alimentaient cette impression de normalité qui suintait par tout ses pores.
Et pourtant Maxen, puisque c'est son nom, était dangereux à bien des égards. Il était un Calatin, une espèce de sorciers spécialisés dans la manipulation des esprits. C'était donc sous ce beaucoup-trop-banal visage (Sans aucun doute résultat d'une illusion et non d'un quelconque échange d'A.D.N) que se cachait l'impitoyable homme d'affaires dirigeant la florissante entreprise Alenta qui vous garantit le bonheur et la tranquillité d'esprit...contre monnaie sonnante et trébuchante. Évidemment puisqu'il s'agissait d'un business géré par des sorciers, la solution à vos problèmes était généralement inscrite sur un parchemin enchanté ou contenue dans une petite fiole en verre.
Mais que faisais-je dans cette affaire ? Et bien, il arrivait que la magie soit insuffisante pour apaiser les esprits et c'est là que j'entrais en scène. J'étais chargée des missions plus...complexes diront-nous.

"-Ça s'est bien passé ? me demanda t-il, un peu nerveux d'avoir organisé notre rencontre dans un coin aussi mal fréquenté. Son agitation était exprimée par ses regards furtifs et son incapacité à fixer un point plus de deux minutes, mais n'arrivait pas à briser son aura de banalité.

Je m'adossais à ma chaise et sirotais d'un air absent le contenu de mon verre avant de répondre.

-Oui, tes indics n'ont pas menti. Par contre, je pense qu'il y eu une fuite car quand je suis arrivée, la cible avait déjà tué les gosses kidnappés et m'attendait armée. L'avantage c'est qu'elle n'était pas au courant de mes...spécificités, donc soit la fuite voulait juste son argent soit elle n'est pas placée très haut dans la hiérarchie.

Maxen ferma les yeux de lassitude, se passa la main sur le visage et soupira:

-Ok, il va falloir à nouveau ouvrir des enquêtes. Je pensais qu'on les avait tous trouvé il y a deux ans...en plus ça ne pouvait pas tomber plus mal. Bon, au moins ça va soulager M. Tazio de savoir que ses enfants aient été vengés. Ça facilitera le travail du Guérissort.

-J'espère parce que sinon, cela ne servirait à rien que tu me paies, le taquinais-je."

Je compris à son sourire crispé que Maxen ne savait toujours pas comment qualifier notre relation et ne savais donc pas si il devait rire à ma boutade ou chercher à punir l'affront. Certes j'étais son employée mais nous savions tous les deux que ce n'était pas par nécessité et qu'un jour, je partirai sans aucun regard en arrière. De plus, pour ajouter au malaise, malgré toute sa magie il me savait pas lequel de nous deux était le plus puissant. Néanmoins j'éprouvais pour lui une grande affection et il était pour moi ce qui se rapprochait le plus d'un ami.

Après un instant de flottement embarrassé, il sortit une enveloppe et me la tendit. Après une courte vérification, je l'empochais elle, et la liasse de billets qu'elle renfermait. Alors que je me levai avec l'évidente intention de partir, le Calatin me retint le bras:

"-Attends ! Il faut que je te dise quelque chose, me déclara t-il."

Mon sourcil (le droit je ne sais pas faire bouger le gauche, une des plus grande déception de ma vie avec l'invention du café décaféiné) se haussa de surprise. Suite à sa demande si polie, je me rassis à notre table.

"-Alors quoi ? En général il s'écoule un mois ou deux avant que tu n'ai à nouveau besoin de mes services. Alenta a une pénurie d'employés ou cette fuite t'inquiète plus que prévu ? l'interrogeais-je.

-Ni l'un ni l'autre, me répondit-il gêné. En fait, j'aurais plutôt un service à te demander.

Aussitôt je me raidis. Si notre relation fonctionnait bien avec Maxen malgré quelques moments de gêne, c'est parce que nous ne marchions pas mutuellement sur nos plates-bandes. Il avait besoin de quelqu'un capable d'effectuer des services...salissants pour être poli, et moi j'avais besoin d'avoir des relations tout en gardant l'anonymat afin d'éviter qu'un certain Empereur démon se souvienne de mon existence. Pour qu'il me demande un service, il fallait vraiment qu'il n'ait plus aucune autre possibilité.

-Voilà, il se trouve que je suis l'hôte d'une cérémonie qui cache en réalité une réunion de crise en réaction à l'avancement du territoire de Luc.

Il s'arrêta et me regarda, comme pour s'assurer que je n'étais pas partie me cacher à l'autre bout de la salle. En effet, Luc c'est le petit surnom que Maxen donne à Lucifer. Je lui rendis son regard, imperturbable. Enfin, en apparence seulement car je commençais à fleurer l'arnaque.

-Et pour cette cérémonie, j'aurais besoin d'une...cavalière."

Si je pouvais qualifier le silence assourdissant, je le ferai pour décrire celui qui s'installa tranquillement à notre table après la déclaration de Maxen. Celui-ci redoutait ma réaction, avec raison. Apparemment on peut être sorcier et avoir un instinct de survie. Grande découverte.

"-Tu te fiches de moi, là ? m'écriais-je quand j'eus décidé que le silence s'était suffisamment imposé et pouvait désormais repartir chez lui dans sa petite banlieue pavillonnaire. Je recherche qu'une seule chose c'est l'anonymat afin d'échapper à un c*nnard et toi tu te pointes comme une fleur pour me proposer d'être la coqueluche d'une soirée qui dissimule une réunion secrète et sera donc bourrée d'espions ! Maxen, je te considérais comme quelqu'un de sensé et doué d'un minimum d'intelligence mais là tu viens de descendre en-dessous d'un escargot décérébré dans mon classement !

Maxen grimaça mais endura courageusement ma diatribe.

-C'est bon tu as fini ? Alors déjà c'est pas sympa de ta part pour ce pauvre escargot, commença t-il.

-Je m'en fiche d'être sympa ! Toute la sympathie que j'ai éventuellement pu développer à ton égard s'est envolée dès que tu as proféré cette...foutaise ! l'interrompis-je vigoureusement.

-Ça suffit ! cria t-il en se levant brusquement."

Je le regardais, médusée. Cela ne ressemblait pas à Maxen de s'énerver ainsi, il devait vraiment avoir beaucoup de problèmes pour réagir pareillement. Je me fis la remarque que son visage était effectivement plus tiré qu'à l'accoutumé et que ses cernes avaient dépassé l'étape valise pour devenir des conteneurs. Je me tus donc en attendant la suite. Le Calatin se rassit, restaurant sa normalité si précieuse qui venait d'éclater avec sa petite crise.

"-Désolé mais tu ne me laisse même pas le temps de t'expliquer le pourquoi du comment, dit-il en se passant la main dans ses cheveux emmêlés. Je ne suis pas sûr que cela se termine bien, ce n'est qu'un doute mais j'ai appris à me fier à mes intuitions et je préfère amener avec moi quelqu'un qui pourra se défendre en cas de problème. De plus, je ne suis pas totalement inconscient, quoi que tu en penses ajouta t-il avec dérision, je t'ai déjà prévu une couverture en béton. Tu serais une banshee ce qui expliquerait ton attirance pour les ombres et je t'ai rencontré au travail car ton père a été traumatisé suite à la mort de ta mère. J'ai déjà prévu le coup et j'ai des patients prêt à devenir des témoins de ta "vie" en échange d'un traitement gratuit. Avec cette protection cela sera même une aubaine pour te construire des relations ayant une dent contre Luc."

Il s'arrêta, essoufflé après son long discours. Je le regardai calmement. Je ne pourrai pas fuir toute ma vie, je le savais. Je cherchais juste à accumuler du temps et de la puissance afin d'un jour me débarrasser de Luc. Mais si la rencontre avait lieu avant que je ne sois prête, il était vrai que j'aurai besoin de tous les soutiens possibles. En outre, j'avais une dette envers Maxen pour avoir protégé fidèlement mon identité durant toutes ces années.

"-Comment savais-tu pour mon chant ? lui demandai-je d'une voix plus calme que la mort.

-Tu as chanté lors des funérailles de Teo. Tu as attendu que tous le monde parte mais j'avais fait demi-tour afin de te redonner ta broche que tu avais perdu en chemin. Ton chant était si beau, si triste...je n'ai pu m'empêcher de rester l'écouter, m'avoua t-il gêné. C'est aussi comme ça que j'ai eu l'idée d'une banshee comme couverture."

Je fermai les yeux. Mon chant était mon seul talent qui n'impliquait pas de meurtre. Mais c'était aussi un aspect que moi que je cachais car  lorsque je chante, je m'expose et dévoile mes faiblesses. Que Maxen m'ait entendu et tut cet évènement durant autant de temps me conforta dans ma décision.

"-Je viendrais, lui annonçais-je. Mais c'est la dernière fois que tu me fais un coup pareil."

Puis je me levais, l'idée de voir les remerciements du Calatin m'effrayant plus que n'importe quel dragon ou Empereur démon.

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