Survivre
Cela faisait longtemps maintenant que tout était tombé. Au moins deux hivers. Tous les systèmes de support avaient été anéantis. Plus d'eau courante, plus d'électricité, plus de police, plus de pompier, plus d'ambulance, plus de banque, plus de gouvernement, plus d'argent, plus de soirée en boite de nuit, plus personne sur qui se reposer. Seule. Claire était seule. Jusqu'à présent, elle s'était déplacée de camps de réfugiés en camps de réfugiés. Mais ils étaient tombés eux aussi. Les premiers avaient été envahis par ces choses qui mangent les humains. Le dernier, lui, c'était des hommes lourdement armés, violents, sauvages qui l'avaient attaqué. Claire s'en était sortie de peu. C'était il y a deux jours. Depuis, elle n'avait rien mangé, ni bu. Errant dans la forêt, Claire n'en pouvait plus, elle se sentait perdue.
Avant que tout ne s'écroule, Claire vivait dans une ville. En bonne citadine, ses seules préoccupations étaient de trouver un magasin ouvert pour faire ses courses et dans quel pub aller le weekend pour se détendre. Elle n'aurait jamais pensé que tout puisse disparaitre si vite, surtout sur cette île où il faisait si bon vivre. Elle rigolait bien même, à l'époque, de voir à la télé ces gars planqués dans leur bunker faire des provisions de nourriture hallucinantes en prévision d'une hypothétique fin du monde. Maintenant, elle donnerait son corps pour une de ces boites de conserve et un abri. Claire savait que les règles du monde avaient changé, mais elle n'y arrivait pas. Trop sensible, trop paumée, trop peureuse, même après tout ce temps, elle n'acceptait toujours pas la situation. Elle n'avait aucune idée de comment survivre, pourtant, elle le devait, elle le devait à Marc. Marc était son ami. Il l'avait protégé durant tout ce temps. C'est lui qui cherchait à manger, leur construisait des abris, tuait ces choses, la protégeait. Mais Marc n'était plus là, une balle lui avait arraché la tête quasiment sous les yeux de Claire. En évacuant, la seule chose qu'elle avait récupéré, presque par réflexe, avait été le couteau de Marc, un USMC Ka-bar, une sorte de gros poignard militaire. "Un couteau ça peut te sauver la vie" disait Marc. Là, maintenant, Claire aurait troqué volontiers son couteau pour la présence de son ami. Lui saurait quoi faire, elle non.
Claire, malgré elle, était extrêmement vigilante. Tout devenait important, le moindre bruit, piaillement d'oiseau, craquement de branche, la moindre odeur, la moindre lumière pouvait être un signal de danger. Les hommes étaient devenus un danger plus grand que les choses. Les choses ne faisaient que mordre, les hommes, faisaient pire, bien pire.
Au détour d'un chemin, elle tomba sur une bouteille de soda en plastique, vide. Dans un autre temps, elle aurait regardé cette bouteille de haut en jurant contre ces gens qui jetaient leur poubelle dans la nature. Mais tout avait changé, elle la ramassa. Ça ferait une gourde. La majorité des survivants avaient élu domicile en haut, vers les montagnes. Même s'il y avait des risques d'hypothermie, on y était plus en sécurité qu'en bas, vers la mer. Déjà, il n'y avait que trop rarement de l'eau douce vers la mer, et c'était là où se trouvaient les villes. Et les villes étaient devenues extrêmement dangereuses, les choses y étaient regroupées par centaines et on pouvait plus facilement tomber sur des gens. Claire continua sa marche. Les sentiers étaient abrupts et, même sans rien avoir à porter, le manque de repos et de nourriture commençait à lui peser, ses muscles, vides d'énergie, brûlaient. C'était le milieu de la journée et le soleil tapait dur, et moite. Son corps entier ruisselait, finissant de la déshydrater. Lorsqu'elle franchit un bosquet de fougères, Claire ouvrit de grands yeux. Elle ne le croyait pas : des goyaviers. Tout un champ de goyaviers sauvages s'offrait à ses yeux affamés. Elle lâcha sa bouteille et se précipita vers les fruits, arrachant la peau avec ses ongles sales tandis que le jus acide des petits grains lui coulait dans la gorge et sur le menton. Elle ne put s'empêcher de sourire. Ah qu'il était bon de manger, qu'il était bon de boire ! Pendant plusieurs minutes, elle oublia le monde dans lequel elle évoluait, toute concentrée et heureuse à l'idée de se nourrir à volonté. Elle pourrait même dormir ici. Il n'y aurait qu'à se lever pour manger, au moins pour quelques semaines. Tout entière à l'idée de vivre un bref moment de paix, Claire ne s'aperçut pas qu'elle n'était pas seule. Un homme était là avant, et il s'approchait par derrière. Claire sentit subitement une main lui attraper la bouche, l'homme la plaqua au sol et la retourna. La violence du choc lui fit perdre connaissance durant un bref instant. Quand elle rouvrit les yeux, l'homme était sur elle, en train de la déshabiller.
- Alors ma jolie, on se promène dans les bois ? Tu sais pas qu'il y a le loup par ici ?
Pendant un bref instant l'idée lui vint de se laisser faire. Après tout, pourquoi survivre dans un monde où tout n'est que chaos ? Mais elle se ravisa. Elle commença à se défendre, à balancer ses mains n'importe où pour le griffer. Elle l'atteint à la joue. L'homme émis un râle de douleur puis, lancé par la colère, lui colla deux coups de poing au visage.
- Tiens-toi tranquille salope !
Claire se calma, assommée par la douleur subite. L'homme continua son affaire. Il lui arracha son pantalon, dégrafa le sien, et déchira sa culotte. Dans les limbes, Claire n'y voyait plus, comme si son esprit et son corps étaient détachés. Elle se laissait faire, docile, soumise, vaincue. Elle repensa à Marc, son sourire, son esprit, son courage. Elle était prête à le rejoindre. Mais du bout de ses doigts, elle senti cet objet qu'elle connaissait bien. Elle le saisit, et frappa.
La lame du poignard pénétra jusqu'à la garde dans le cou de son agresseur. Son visage exprima une sensation particulière, un mélange de surprise et de douleur, tandis qu'une grosse gerbe de sang, chaude et aqueuse, se déversa sur le visage de Claire. L'homme s'écroula de tout son long sur elle. Il ne bougeait plus. Claire écrasée par toute cette masse morte, se mit à rire, et à pleurer en même temps. Elle avait le goût du sang de l'autre dans la bouche. Elle resta ainsi plusieurs instants avant de se dégager.
L'homme avait un sac, une machette, une lampe avec des piles qui fonctionnaient, un couteau, mais plus petit, et aussi de la corde, une gourde en inox et un briquet qui avait encore du gaz. Claire prit le tout et continua son chemin, en mode automatique, les mains et le visage imbibé de sang, tremblant encore de ce qui venait de se passer.
La nuit allait tomber et il lui fallait un abri. Elle prêta l'oreille et entendit le bruit d'un ruisseau. Elle pressa le pas. Il ne lui fallut pas cinq minutes pour y arriver. Quel soulagement ! De l'eau, pure et claire, de quoi se laver, boire, faire cuire ! En scrutant les lieux elle vit une cabane, un ancien refuge pour randonneur. C'était une baraque de béton sans porte ni fenêtre. Mais ça ferait l'affaire pour la nuit. Elle s'approcha lentement lorsque soudain elle entendit derrière elle le bruit d'un déclic qu'elle commençait à bien connaitre : celui d'une arme à feu. La voix d'un homme se fit entendre dans la pénombre.
- Ne bouge plus.
Claire se sentit perdue. Par réflexe elle saisit le manche du couteau à son ceinturon. Mais c'était foutu d'avance.
- S'il vous plait, j'en peux plus. Laissez-moi tranquille !
- Tournes-toi.
Claire s'exécuta, bougeant presque par à-coups. L'homme était grand, mince, il la dévisageait avec des yeux clairs extrêmement perçants. Il portait une barbe de plusieurs jours mais, ce que Claire remarqua tout de suite, c'est qu'il était propre.
- Vous avez un campement ?
- Ta gueule ! Pourquoi t'es pleine de sang ? T'as été mordu ?
- Je... Heu... Non je...
L'homme, son immense révolver toujours braqué sur elle, ne cessait de la dévisager, de regarder tout ce sang, ces vêtements déchirés.
- Il t'est arrivé des soucis on dirait.
- Il arrive tout le temps des soucis maintenant. J'ai des goyaviers si vous voulez, et un briquet. Je ferais tout ce que vous voulez mais ne me tuez pas je vous en prie !
- Je verrais ça plus tard, pour le moment j'ai trois questions à te poser.
- Trois questions ? Et si je réponds mal ?
- On verra.
- C'est quoi vos questions ?
- Combien de ces choses as-tu tué ?
Claire fut surprise, elle s'attendait à beaucoup de question sauf à celle-là.
- Aucun, c'est un ami qui ...
- Combien d'homme as-tu tué ?
Claire baissa les yeux. Fallait-il mentir ? Comment expliquer tout ce sang ?
- Un seul, aujourd'hui.
- Pourquoi ?
- Parce qu'il m'a attaqué et qu'il voulait me...
Elle baissa la tête vers son pantalon déchiré, qui ne tenait que grâce à la cordelette qu'elle avait récupéré. L'homme la scruta encore quelques secondes puis baissa son arme.
- On a un campement, à une journée de marche d'ici. C'est grand, c'est sécurisé, on est armé mais on manque de main d'œuvre. Il y a des femmes et des enfants, une école, une infirmerie, des cultures et des animaux. Il y a même l'eau chaude et de l'électricité. Tu veux venir ?
Claire hésita. Bien sûr qu'elle rêvait d'un abri. Mais pouvait-elle faire confiance ? La peur et l'indécision se lisaient sur son visage. L'homme s'approcha d'elle, elle attrapa son couteau, lui posa la main sur son arme.
- Chhhut, lui fit-il, tout va bien. Il ne t'arrivera plus rien ce soir, je ne te ferais aucun mal. Tu as ma parole.
- ...
- Y'a du ragout de hérisson dans la cabane, tu en veux ?
- ...
- Je sais que tu as des raisons de te méfier, on a tous vécu des choses qui nous ont changés, des choses que l'on a été obligé de faire. Mais nous on est des gens bien.
- Ça ne veut plus rien dire des gens bien.
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