VESTIGES (une aventure de Phil Alexanders)
La nouvelle allait faire sensation : un nouveau temple de l'ordre dorique – le plus ancien ordre architectural de la Grèce antique – venait d'être mis au jour sur l'île de Naxos, dans l'archipel des Cyclades. Peu de touristes étaient au courant, la chose étant encore tenue confidentielle, et seuls les milieux spécialisés avaient pu glaner quelque renseignement – mais Phil, lui, était au courant. Épris d'Histoire (et, à ses heures perdues, d'alpinisme), Phil Alexanders fréquentait en amateur estimé (enfin, pas par tous) lesdits milieux spécialisés, et avait d'excellents contacts, aussi mettait-il à profit ses vacances pour partir à la découverte de tous les trésors des civilisations passées que recèle le Vieux Monde. Il connaissait bien sûr l'archipel grec pour ses énigmatiques statuettes de marbre, dont il avait pu voir un échantillon au musée national d'archéologie d'Athènes. Ayant eu vent, non par Éole, mais par quelque source bien renseignée de l'évènement qui secouait ainsi les cercles d'historiens de la péninsule, Phil prit le premier vol en partance et décolla, tel Icare mais sans le risque, vers les Cyclades.
Après une journée très agréable dans un petit village pittoresque de Naxos dont il n'avait pas retenu le nom, il arriva vers le crépuscule en vue du temple en question. Le site, encore enfoncé au creux d'une carrière rocheuse, venait visiblement tout juste d'être dégagé du sol, et ressemblait de loin à une réplique à moindre échelle du Parthénon. Le magnifique tableau qui s'offrait ainsi aux yeux de Phil était encore encombré par quelques déblayeurs et archéologues qui s'affairaient, malgré l'heure tardive, dans ses couleurs ronflantes. Naturellement, Phil s'était muni des passes et formulaires nécessaires à son exceptionnelle visite, et surmonta sans difficulté les réticences du peu de personnel occupant encore les lieux. Puis il gravit les premières marches de l'édifice.
Tout comme le Parthénon véritable, le temple était construit en marbre du Pentélique, et sa longue forme rectangulaire soutenue par de hautes colonnes aux arêtes proéminentes. Ayant déjà visité le Parthénon, Phil fut sensiblement déçu de ne pas retrouver à l'intérieur les frises et reliefs qu'il avait pu voir dans le temple original – si toutefois le Parthénon était bien l'original, et non la copie – et il se consola en pensant que, peut-être, les décorations de ce petit bâtiment avaient été moins épargnées par le temps, et que le déclin de la clarté diurne ne lui permettait sans doute pas d'en apprécier convenablement le détail. Le plan intérieur du temple, en revanche, correspondait bien à celui de son célèbre homologue athénien, et après avoir franchi une première rangée de six colonnes, Phil se trouva dans le pronaos – le vestibule, en quelque sorte. Les colonnes extérieures, normalement blanches, prenaient avec le soleil couchant une savoureuse couleur de sable, tandis que l'intérieur devenait plus sombre et indistinct.
Une fois les yeux accoutumés à la pénombre, Phil commença à s'orienter au-delà du pronaos et passa dans la cella, où il fut arrêté par la vision d'un petit objet scintillant sur le sol. Il le ramassa : c'était un penny, ce qui ne manqua pas, bien sûr, de lui rappeler son pays d'origine, mais lui fit aussi remarquer une tache sombre à ses pieds. Plissant les yeux, Phil put identifier la chose comme étant l'empreinte d'une semelle, trop fine pour avoir été produite par les grossières chaussures de terrain que portaient les chercheurs et ouvriers des fouilles. Il en conclut donc qu'un autre touriste, mieux renseigné que lui, avait réussi à le devancer. Pas jaloux pour deux pence (enfin, si, tout de même un peu), il décida d'emprunter le même itinéraire que son prédécesseur pour visiter le temple, et se mit à suivre une à une les empreintes de pas.
La piste sur laquelle il se trouvait le mena hors du temple, puis de nouveau à l'intérieur, l'obligeant à serpenter entre les colonnes de façon assez répétitive – il eut plusieurs fois l'impression de décrire des 8 – puis à traverser l'édifice de long en large et en diagonale, pour le faire finalement échouer à l'opposé du pronaos, dans l'opisthodome, tout au fond du bâtiment. La piste ne s'arrêtait pas là, mais Phil avait les yeux fatigués, et préféra faire une pause entre deux colonnes. Ses lieux favoris dans les temples avaient toujours été les salles hypostyles : il était fasciné par les tours et les colonnes et plus encore lorsqu'il en voyait une grande concentration ; aussi, tout temple similaire au Parthénon ne pouvait que le ravir. Comme il s'ingéniait à comprendre les détours arachnéens de son prédécesseur, il vit soudain reluire un dôme crânien, dans les ténèbres, de l'autre côté de l'opisthodome. Une singulière silhouette, apparemment drapée dans une toge ou dans quelque habit large et flottant, s'avançait vers lui. Bientôt, il distingua une forme autour du visage qu'il supposa être une barbe blanche.
Certain de tenir là son fameux faiseur d'empreintes, Phil s'élança calmement à sa rencontre, et s'apprêtait à lui demander de citer ses sources lorsqu'il discerna dans l'obscurité grandissante les deux pieds nus sur le sol de marbre. Cet inconnu ne portait pas de chaussures : il y avait donc peu de chances qu'il fût le visiteur recherché. Mais ce n'en était pas moins un visiteur, qui plus est aussi tardif et bien informé que lui-même, ce qui poussa Phil à lui présenter ses respectueuses salutations. Le vieillard eut un sourire affable (le dialogue ci-après, prononcé à l'origine en anglais, sera retranscrit en français pour plus de commodité) :
« Ami, vous me semblez exténué ; est-il quelque chose que je puisse faire pour alléger votre fardeau ? »
Phil fut surpris par la douceur de la voix, qui paraissait beaucoup plus jeune que le corps dont elle sortait, mais se ressaisit assez vite pour répondre :
« Merci, monsieur, il y aurait bien une chose : n'auriez-vous pas rencontré, dans ces ruines, un homme avec de fines chaussures, longues comme ceci à peu près ?
– Ma foi, non. J'ai arpenté ces colonnades toute la soirée, et vous êtes le premier.
– Cela ne fait rien, soupira Phil, notant le fort accent étranger de son interlocuteur. Au fait, j'ai oublié de me présenter : Phil Alexanders, Anglais d'origine, historien et explorateur amateur. À qui ai-je l'honneur ?
– Mon nom est Barthélemy. Je viens d'Italie. »
Phil complimenta Barthélemy pour son anglais – très tolérable pour un Italien – et ils s'entretinrent une petite demi-heure de leurs voyages respectifs, à l'ombre des piliers. Phil découvrit qu'il avait affaire à un érudit, tout comme lui épris de culture et d'histoire. En dépit d'un calme olympien, cependant, Barthélemy cherchait sans cesse, avec gaucherie, à dissimuler un sac volumineux, encombrant, et qui laissait entrevoir par son ouverture quelque chose comme des cheveux – probablement une perruque que le vieux voyageur avait ôtée par cette chaleur, ce qui ne manqua pas d'amuser secrètement Phil. Comme ils étaient sur le point de se séparer, il revint une dernière fois sur les traces de son mystérieux prédécesseur. Au bout de quelques instants d'observation attentive, Barthélemy rompit doucement le silence :
« Excusez-moi, mon ami, mais ces empreintes qui vous intriguent tant, ne sont-elles pas les vôtres ? »
Comparant l'une des traces avec sa propre semelle, Phil se rendit compte que Barthélemy avait raison. Pourtant, il avait d'abord relevé ces empreintes dans des salles où il n'avait jamais mis les pieds. Cela n'avait pas de sens. Fouillant machinalement dans sa poche, il retrouva le penny.
Et tout à coup, sans pouvoir se l'expliquer, Phil eut l'impression qu'il était déjà venu.
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