SOUVENIRS D'UNE VOYAGEUSE

Il y a des années que ça dure.

Aujourd'hui, j'ai peur de ne jamais réussir à oublier cette fille. Pourtant, je fais tout mon possible, mais je crois que ce ne sera pas suffisant. Ma chambre n'a pas de fenêtre, alors quand j'éteins la lumière, c'est bon, je ne la vois plus : je ferme les yeux et je m'efforce de penser à autre chose. Seulement, ça ne dure qu'un temps : pour finir, il faut bien que je rallume, et alors, elle est là. À côté de mon oreiller. Derrière mon téléphone. Sur ma porte. Partout.

Il y a des années que l'on s'est rencontrés, elle et moi, et on s'est si bien entendu que, très vite, on s'est retrouvés ensemble. On a beaucoup voyagé, ensuite, parce qu'elle aimait les voyages, et partout où on allait, on achetait des souvenirs, tout le temps, des tas de souvenirs. Enfin, surtout moi, parce qu'elle, elle n'aimait pas trop ça. Moi, j'ai toujours aimé les souvenirs. À cette époque-là, d'ailleurs, ma chambre était remplie de posters, de vieux jouets, d'albums de photos...

Bref, elle était vraiment formidable, car tout ce qu'elle faisait me rendait heureux. J'étais heureux lorsqu'elle me confiait les secrets de son enfance, que je lui rappelais souvent, un peu plus tard, ou lorsqu'on allait ensemble au musée des Beaux-Arts, ou lorsqu'elle me montrait les vieux livres qu'elle aimait bien relire de temps en temps, mais pas trop souvent, elle disait. Les plus petits détails, les moindres gestes, tout ce qu'elle faisait. Chaque petite part d'elle participait à mon bonheur, et aujourd'hui encore, je n'y trouve rien à redire, à part peut-être qu'elle était toujours un peu triste. C'est surtout ça qui me chagrinait, en y repensant bien, tout ce que je me rappelle vraiment d'elle, c'est qu'elle était triste.

Comme je l'ai déjà dit, nous voyagions beaucoup, elle et moi, et comme j'aime bien les souvenirs, j'avais toujours mon appareil photo sur moi. Parfois, quand un endroit lui plaisait, elle se sentait un peu moins triste, puis elle souriait, elle riait. Du coup, moi aussi. Dans ces moments-là, je la photographiais, comme ça, j'avais des images où elle était heureuse. C'est vers l'époque de nos premiers voyages que j'ai commencé à détapisser ma chambre et à enlever mes vieux posters qui ne me plaisaient plus ; j'ai donné mes vieux jouets à mon petit frère, et mes albums photos à mon frère aîné, qui les voulait depuis longtemps, et à la place de l'ancienne tapisserie, sur mes murs, j'ai accroché les premières photos que j'avais prises d'elle. D'abord, j'en ai placé une près de mon oreiller, pour la voir le soir avant de m'endormir, puis une seconde derrière mon téléphone, pour l'avoir devant moi quand je l'appelais. Et puis j'en ai collé d'autres un peu partout, parce que cette fille me rendait heureux, et surtout à cause de son sourire.

Quand je lui en parlais, elle me disait qu'il ne fallait pas faire ça, que ça ne servait à rien puisqu'elle était là, avec moi, que ce n'était pas elle, ces photos. Bien sûr que ce n'était pas elle, mais quand elle n'était pas là, c'était tout ce que j'avais d'elle, et quand elle était triste, c'était tout ce que j'avais de son sourire. Malgré tout, elle me conseillait de ne pas les garder, parce que ça ne m'apporterait rien de bon, pensait-elle. Pourtant, j'ai continué, jusqu'à en retapisser entièrement les murs de ma chambre. Tous les soirs je m'endormais dans ses yeux. Son sourire me réveillait tous les matins.

Ce matin-là, c'est la sonnerie du téléphone qui m'a réveillé, plus tôt que prévu. Je suis allé décrocher et j'ai entendu sa voix : elle partait en voyage et je ne la reverrais plus. Du moins, plus avant longtemps. L'instant d'après, elle avait raccroché, elle n'était plus là. J'ai reposé le combiné devant son sourire, sur la photo derrière le téléphone. Elle se moquait de moi. Aussitôt, j'ai recomposé son numéro, pour savoir si ce n'était pas vrai et pourquoi et pour combien de temps... pas de tonalité. J'ai eu beau pianoter et secouer et matraquer ce foutu téléphone, il n'y avait plus rien à en tirer. Alors, j'ai voulu arracher toutes ces lèvres riantes qui s'épanouissaient sur mes murs : huit fois au moins, j'ai fait le tour de ma chambre en griffant les photos de mes doigts, mais rien à faire. Ils glissaient. Et puis, j'ai réfléchi, je me suis dit que si j'enlevais les photos, les murs redeviendraient tout blancs et vides. Ce serait pire. Si je sortais vite, j'avais encore une chance de la revoir avant qu'elle ne parte : je me suis dépêché de m'habiller pour foncer dehors, mais la porte était coincée. La poignée glissait. J'ai appelé à l'aide pendant des heures, jusqu'à entendre la voix de mes frères, et celle de mes parents, loin, de l'autre côté. Du matin au soir, ils se sont efforcés de l'ouvrir, sans succès. À un moment donné, j'ai bien senti qu'il était trop tard, qu'elle était partie. Tous les matins, ils réessaient d'ouvrir cette porte, mais moi, j'y ai renoncé.

Depuis ce matin-là, je suis coincé ici.

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