NOUVELLE SIXTINE (partie 5)


« Médiocre, insista la Peau, oui, mon grand, tu es franchement médiocre en pilotage, et il m'est avis que tu devrais passer la main.

– Ah oui, à qui donc, à toi peut-être ? s'écria Barthélémy, à quatre-vingts mètres d'altitude en pleine Méditerranée. Déjà, à bord du Jugement Dernier, tu pendouillais lamentablement à ma main gauche pendant que je me tapais tout le boulot !

– Par contre, je pourrais essayer... osa Antoine.

– Ceci dit sans malice, mon cher Antoine, dans ton propre tableau, tu te laissais traîner au ciel par des farfadets de bas étage, tandis que dans la fresque d'où je viens, j'avais le contrôle de tout un nuage, moi !

– À propos, est-ce un nuage qui sort de l'eau, là-bas ? » demanda la Peau qui, du fond de son sac, ne pouvait d'ailleurs rien voir.

Au-dessous de la montgolfière, un peu à droite, se dessinait en effet un petit îlot couleur noisette, surplombé d'un cocotier, près duquel un petit bonhomme agitait les bras.

« Nous devons lui porter secours ! s'écria Barthélémy, déjà tout prêt à manœuvrer l'appareil en direction de l'îlot.

– Minute, papillon (intervint Antoine), si nous descendons vers cette île, dégourdi comme tu l'es, nous ne remonterons jamais !

– Nous lâcherons du lest.

– Oui (s'immisça la Peau), du gros lest tout chauve avec une barbe blanche...

– Silence, carcasse dégénérée ! » conclut Barthélémy.

Selon les prédictions d'Antoine, le manque d'adresse de son compagnon ne leur permit pas d'aller sauver l'infortuné naufragé. Au contraire, suite à une sainte erreur, ils prirent de l'altitude jusqu'à perdre de vue l'îlot. Visiblement énervé (au sens figuré) par ses tentatives infructueuses pour diriger l'aérostat, Barthélémy céda les rênes à Antoine qui, d'un calme olympien, ramena tout le monde du côté de l'île en un peu moins d'une journée – étant de simples images, ils ne souffraient ni de la faim, ni de la soif, et avaient par conséquent tout le temps qu'ils voulaient.

« Tu as vu, dit Antoine, ils sont deux sur cette île, à présent.

– Ah, en effet. Comme ça, au moins, ils auront de la compagnie.

– Les Antoine et Barthélémy de la plage », ironisa la Peau.

Quand Antoine était las, Barthélémy reprenait les commandes, et ils vagabondèrent ainsi plusieurs semaines au-dessus de la Méditerranée, décrivant des cercles involontaires sus un soleil de plomb, incapables de s'orienter. Ils repassèrent plusieurs fois près de l'île, mais ils avaient renoncé à s'en approcher. Un charme mystérieux semblait toujours les y ramener, mais la Peau n'émettait (pour une fois) pas d'opinion à ce sujet. Comme ils la survolaient une fois de plus, inquiets de savoir si les petits bonshommes survivaient, un détail les frappa :

« Très saint confrère, dit Barthélémy, cette île n'a-t-elle point changé de couleur ?

– Absolument, cher Barthélémy. Alors qu'elle était hier encore de la couleur de nos toges, elle est aujourd'hui indiscutablement beige...

– Je me demande ce qui a pu causer un tel phénomène...

– Sans doute, intervint la Peau, l'un des deux types a-t-il éternué trop fort. C'est fou, les dégâts que ça peut causer, ce genre de chose. »

Et puis, un beau matin, l'île se désintégra, s'éparpilla en petits morceaux sur la mer luisante, au grand dam des deux faux saints, et comme par enchantement, le ballon s'éloigna.

« Ouf ! Pas trop tôt ! » soupira la Peau, dont ce n'était pourtant pas le genre de dire « ouf ». Barthélémy, dans un accès de fureur, la sortit alors de son sac, l'empoigna fermement et la suspendit hors de la nacelle, au-dessus de l'onde bleue et claire.

« Monstre ! Fléau ! Calamité ! Résidu d'écorchure de démon ! L'île a sombré, ces deux pauvres êtres sont condamnés à une mort certaine, sans que nous ayons pu les secourir, et tu trouves que ce n'est « pas trop tôt » ?

– Il était tout de même temps que nous repartions. Nos réserves d'air chaud ne vont pas tarder à s'épuiser, mon grand, et ces deux noyés en sursis verront peut-être notre engin péricliter avant même d'avoir coulé. À force de regarder en bas, vous en avez oublié ce qui se passe ici, à bord, à notre niveau. En tout cas, merci de me laisser enfin prendre l'air.

– Voyons, Barthélémy, ressaisis-toi, tempéra Antoine, ne fais pas de geste inconsidéré.

– Au contraire, je considère sérieusement la possibilité de lâcher du lest, un lest plus que pesant, inutile et superflu, et qui une fois passé par-dessus bord ira user de son humour parmi les écailles et les arêtes, les autres détritus de son espèce qui gisent au fond des eaux !

– Repose-moi tout de suite, brouillon d'homme ! Tu ne me lâcheras pas au-dessus de l'océan, ni nulle part ailleurs, et tu le sais. Car bien que je ne sois pas ta peau, ni même une vraie peau quelconque, sans moi tu ne serais rien. Saint Barthélémy, l'écorché ? À quoi le reconnaît-on ? Le vieux barbu, là ? Laissez-moi rire ! Non, tu sais très bien, que tu le veuilles ou non, que je suis ta carte d'identité, ton indispensable moitié, et ta seule famille en dehors du monde clos de la fresque. Tu n'as aucune personnalité car tu n'es pas réel, tu n'es qu'une image grisée par l'ajout fortuit d'une troisième dimension, et tout ce que tu as de plus proche d'une vraie personnalité, c'est moi. Tu n'es qu'un lambeau de fresque, brouillon d'homme, et je suis ce qui complète le tableau. »

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