NOUVELLE SIXTINE (partie 3)



Quand Barthélémy reposa les yeux sur le vieil ouvrage, celui-ci était ouvert à la page du mot          « énervé », et la main molle avait regagné son sac depuis belle lurette. Intrigués par cet énigmatique changement de page, les deux saints se mirent à lire attentivement la définition, la première en haut à gauche :

ÉNERVÉ, E, n. Personne ayant subi le supplice de l'énervation, autrement dit à qui on a brûlé les tendons des jarrets et des genoux.

En-dessous, un peu à droite, la définition était illustrée par une reproduction miniature d'un tableau sinistre, Les Énervés de Jumièges, d'un certain Évariste Vital Luminais. Perplexe, Saint Antoine se demandait qui avait bien pu tourner les pages, et dans quel but on les avait arrêtés devant celle-ci, cependant que Saint Barthélémy trouvait dans ce tableau une illustration inespérée, non du sens d'un bête mot caduc, mais de ce qu'il s'efforçait en vain de faire comprendre à son nouveau compagnon depuis une heure.

« Vois-tu ces deux pauvres hères coincés dans ce cadre minuscule, incapables de se mouvoir, rivés à un lit croulant qui s'enfonce dans les eaux ? Eh bien moi je te parie, Antoine, que nous pouvons les aider et leur offrir une vie meilleure en les ramenant ici, avec nous. »

Saint Antoine leva les sourcils, toujours aussi ahuri, la Peau eut un rictus ironique dans son sac, et le temps de ces deux petits soubresauts, Barthélémy avait déjà pointé les deux énormes clefs sur le Petit Robert, les engouffrant tous trois dans le rectangle serré des Énervés.

Plusieurs minutes s'écoulèrent, et avec elles un flot de lecteurs distraits qui jugèrent tous bon de laisser ce dictionnaire ouvert en l'état : qui sait, le consultant s'était peut-être absenté pour téléphoner ou aller au petit coin, il serait sûrement content de retrouver son Petit Robert à la bonne page.

Comme tout le monde avait le dos tourné, les deux saints et demi s'extirpèrent en coup de vent du cadre réduit et se retrouvèrent assis à leur place initiale. L'œil désapprobateur de Saint Antoine ne présageait rien de bon.

« Je t'avais bien dit, explosa-t-il soudain, qu'ils ne voudraient pas venir avec nous ! Quel besoin as-tu aussi de toujours t'incruster dans les tableaux des autres ?

– Enfin, Antoine, répliqua Barthélémy, penaud, tu les as bien vus : ils étaient prisonniers de cette toile sordide, les jambes paralysées ! Nous aurions pu les sortir de là, les faire remarcher...

– Qui te dit qu'ils auraient pu remarcher ?

– Ce monde-ci est bien meilleur...

– Et puis, cesse de tutoyer les étrangers comme si tu les connaissais depuis toujours ! Est-ce que je l'ai tutoyé, moi le bonhomme ? Avec tes airs de Rédempteur... D'ailleurs, il n'avait peut-être pas envie d'être sauvé, en fin de compte...

– Ah bon, parce que vous, sans doute, mon cher, vous auriez préféré continuer à vous prélasser dans les bras de vos aimables diablotins ! »

Antoine ne répondit pas, ou du moins n'en eut-il pas le temps, car la voix du sac fut plus prompte :

« Difficile, pour un saint, de faire sa B.A. du jour, ces temps-ci, n'est-ce pas ? Ce n'est plus vraiment l'époque des bons Samaritains, mes petits pères. Par ailleurs, soit dit sans vous offenser, vous n'avez pas grand-chose de saint...

– N'ajoute pas le blasphème (laissa échapper Barthélémy) à la longue liste de tes péchés, orgueilleuse petite...

– Vous remettez donc en cause (coupa Saint Antoine) notre saint statut ?

– C'est qu'il n'y a rien à remettre en cause, explicita la Peau, à vrai dire vous n'êtes que des images de saints, et vous le savez. Oui, vous êtes des taches de couleur, des dessins qui se prennent pour des saints, mes enfants !

– Comment (éructa Barthélémy), tu insinues que je ne suis pas...

– Tu es un peu de Michel-Ange, un peu de pierre (pas Saint), beaucoup de peinture et un soupçon de vernis, mais tu n'es sûrement pas Saint Barthélémy. J'en veux pour preuve que tu ne te souviens même pas de ton martyre. »

En effet, ils eurent beau réfléchir d'arrache-pied, aucun des deux saints ne parvint à un souvenir précis de son calvaire. Pourtant ce genre de chose laisse des traces, d'habitude. Certes, Barthélémy pensait bien s'être fait écorcher quelque part, mais...

« Et toi, qu'es-tu donc ?

– Moi ? Un autoportrait déformé, une autre tache de couleur, une anamorphose peut-être, l'image de la peau d'une autre image, une esquisse, un chef-d'œuvre, une obsession morbide, la cinquième roue du carrosse, la huitième merveille du monde, que sais-je encore ? Je suis ce qui complète le tableau. »

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