NOUVELLE SIXTINE (partie 11)


Il devait être près de vingt heures. La boutique était fermée depuis longtemps, et Antoine contemplait ses lampes invendues, l'air rêveur. L'une d'elles, la statue d'homme ayant un globe pour tête, lui rappelait furieusement son ami disparu. Même la Peau, avec toutes ses railleries et ses insanités, commençait à lui manquer. Il était las. Malgré le panneau « fermé » sur la porte, un groupe d'ombres s'assemblait devant la vitrine sous la pluie battante, et Antoine, depuis son comptoir, se mit à leur faire de grands signes pour les faire circuler. Quand il distingua les épines qui se dressaient sur leur dos, il les reconnut. Ils n'eurent pas besoin de briser la vitre.

« Entrez, entrez donc, mes vieux amis. Qu'est-ce qui vous amène si loin de chez vous ? »

Trempés jusqu'aux os, les démons n'en menaient pas large.

« Il faut revenir avec nous, dit le chef. La Bibliothèque Nationale est devenue un champ de bataille, rien ne va plus, les autres tableaux n'ont plus la paix. Ça ne peut plus durer, rentrons, Saint Antoine !

– Pourquoi rentrerais-je ? J'ai une bonne vie, ici, vous savez. Je vends, j'échange, je discute, je rencontre des gens. D'ailleurs, je suis content de vous voir : si vous restez, je vous engage comme démarcheurs à domicile. Vous irez proposer mes articles à de nouveaux clients et faire les livraisons. Qu'en dites-vous ? »

Antoine souriait jusqu'aux oreilles, mais sans vraiment y croire.

« Allons, cher saint, écoutez la voix du Dém... – euh, de la raison, gémit le plus diplomate. C'est la zizanie, chez nous, notre tableau n'existe plus, ce n'est plus qu'un cadre vide.

– Vous ne pouvez pas nous infliger ça à tous, reprit le chef, simplement parce que vous avez envie de voir d'autres têtes !

– Nous ne sommes pas si méchants que ça, vous savez, étaya le plus petit, autrement nous vous aurions déjà mangé depuis longtemps ! Revenez-nous, Saint Antoine !

– Mes amis, répondit le faux saint, on dirait que vous ne savez pas encore grand-chose de ce monde. Il est si vaste, si magnifique. Et l'on y apprend tant de choses. Je sais, par exemple, que je ne suis pas vraiment un saint, pas plus que vous n'êtes de vrais démons. Ici, du moins, vous n'êtes rien de tout cela. Non, vous n'êtes vraiment rien. Nous ne sommes vraiment rien, ici. »

Les faux démons n'y comprenaient goutte, mais ne lâchèrent pas prise.

« Mais là-bas, dans notre tableau, nous sommes de vrais démons ! Et vous, vous êtes un saint, un pur, un vrai !

– Que serait Saint Antoine sans ses démons, après tout ?

– Et que seraient-ils sans lui ?

– Saint Antoine, nous ne pouvons pas rentrer sans vous. »

Antoine observa les démons suppliants et inclina la tête, songeur. Ils n'avaient pas tout à fait tort. Tout cela était parfaitement normal, en fin de compte. Une à une, il éteignit les lumières de la boutique, caressa une dernière fois ses lampes invendues, puis dit à ses vieux démons :

« Bien. Allons-y. »

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