NOUVELLE SIXTINE (partie 1)

« On n'est jamais au courant de rien, nous autres. C'est vrai, on ne nous dit rien : nous sommes juste les range-meubles, les nettoyeurs du petit matin, le personnel d'entre... d'entregneûh... gneûTCHOUM !!! » ; éternua le jeune balayeur, libérant un bon million de particules jusque-là en stagnation dans l'univers clos de ses poumons, particules qui rentrèrent ainsi bon gré, mal gré dans le monde trépidant de la vie active. Enfin, trépidant si l'on veut car c'est plutôt le recueillement qui fait l'ambiance, le soir, après le départ des touristes, dans la Chapelle Sixtine, et bien qu'il sût que son onomatopée avait quelque part un côté sacrilège, le jeune balayeur ne ressentit nul besoin de faire pénitence. Il époussetait les alentours d'un petit chandelier, dans un coin de la salle. Devant lui, tous les participants du colossal Jugement Dernier de Michel-Ange se toisaient les uns les autres dans un complexe jeu de regards, comme autant de mouches dans une toile d'araignée géante en train de se demander mutuellement : « Hé ! À ton avis, comment on va faire pour sortir de là ? » Il n'y en avait pas un pour prêter attention à lui et à son minable éternuement, alors il reprit son soliloque en astiquant les mosaïques du sol, sous la voûte hautement imagée de la Chapelle. Il n'avait pas à se soucier de la sacro-sainteté de l'endroit, il était juste là pour faire son boulot, et il le faisait.

Comme chaque soir, il quitta la silencieuse conférence du Christ Juge en toute laïcité, mais ce soir-là, comme pour défier les hypothétiques esprits que son allergie aurait pu réveiller, il claqua une porte en s'en allant. Et ce n'est pas un esprit, mais Saint Barthélémy en personne (vous savez, le grand chauve tout nu avec une barbe blanche, qui tient sa peau d'écorché à la main, à droite, un peu en-dessous du Christ) qui se décolla (avec sa peau) du Jugement Dernier pour venir s'aplatir sept bons mètres en contrebas, devant l'autel. Déjà ébranlé par l'éternuement, il n'attendait plus qu'un choc violent pour s'arracher à sa prison murale.

« Ah ! Libre enfin ! Ça fait du bien de pouvoir se dégourdir les jambes !

– Moi, ça m'a plutôt fait mal, mon grand, car tu m'es tombé dessus, rectifia la Peau, qui avait amorti le choc.

– Tiens, tu es là aussi, toi... je suis sorti de ma peau et de ma fresque, mais tant que tu seras là...

– ... tu n'es pas sorti de l'auberge. Blague à part, tu n'es jamais sorti de moi, tout le monde sait bien que je suis un autoportrait de Michel-Ange, et qu'en conséquence, je ne te ressemble pas du tout. Ensuite n'oublie pas que tu es complètement à poil, mon grand et que dans cette tenue, tu n'iras pas loin dans ton Nouveau Monde. D'ailleurs, même si tu me revêtais, tu n'en serais que deux fois plus nu.

– Je sais (Barthélémy était sur le point de dire « vieille peau », mais se rendit compte à temps de l'aspect éculé du calembour), j'avais presque oublié à quel point tu étais barbante !

– Tu ne l'as jamais su, car nous ne nous sommes jamais parlé. »

Il lui fourra ses doigts dans la bouche pour la faire taire, et elle cessa de marmonner ? Puis, jetant un œil alentour, il constata que l'éternuement et le claquement de porte avaient aussi fait glisser les deux énormes clefs du Royaume des mains de Saint Pierre. Ni une, ni deux, il s'en empara. « Tu ne l'emporteras pas au Paradis », pensa d'ailleurs ce dernier, toujours scotché sur la fresque, et furieux de ce larcin.

« Allons, ne boude pas ainsi, grand Pierre, de toute façon, tu ne t'en sers jamais. » Oui, mais c'était une question de principe.

Clefs en main, Barthélémy franchit pour la première fois la grille de la salle du Jugement, mais s'arrêta pour venir voir le petit chandelier, dans le coin. Quel bonheur d'être en trois dimensions ! Il lui fallait essayer ce nouveau pouvoir, aussi s'essaya-t-il à souffler la flamme de la petite chandelle. Elle ne tressaillit même pas. Il s'y reprit à plusieurs fois, sans succès. Il avait certes trois dimensions, mais n'en demeurait pas moins une image, et n'avait en conséquence ni pouls, ni respiration ni souffle (on se demande d'ailleurs comment il arrivait à parler). Bien sûr, il titubait un peu aussi, comme on le fait toujours après être resté assis sur un nuage pendant près de quatre siècles et demi. Il s'accapara deux tentures qui camouflaient une fresque en restauration, en revêtit une et fourra dans l'autre la Peau importune avant qu'elle eût le temps de dire « ouf ». De toute façon, ce n'était pas son genre de dire « ouf ». Une fois dignement vêtu, l'auguste saint se mit à explorer, comme il en avait toujours rêvé, la Chapelle Sixtine. Il vit le meurtre d'Holopherne dans un coin, les malheurs de Noé dans un autre (il lui semblait les connaître, tous ces gens qu'il voyait sur les murs), des balais assoupis dans un cagibi... eh oui, il visitait même les cagibis, tout heureux qu'il était de pouvoir ouvrir toutes les portes, grâce aux divines clefs de Saint Pierre qu'il tournait avec délices dans toutes les serrures (attention : n'y voyez aucune allusion sexuelle, un peu de respect pour les saints). Il comprenait pourquoi ce vieux Saint Pierre était serrurier en chef du Paradis depuis si longtemps : ses clefs, ce n'était pas de la gnognotte. Seulement, maintenant, c'était son tour à lui, Barthélémy, d'avoir les clefs d'un monde. De sporadiques veilleurs de nuit parsemaient la Chapelle, mais il n'en avait cure, silencieux comme l'image qu'il était. Il avait même une idée très précise de l'endroit où il voulait aller. Tant de fois, il avait entendu des touristes s'écrier : « C'est bien beau, tout ça, mais quand même, ça ne vaut pas Paris ! », ou : « Versailles, c'est tout de même autre chose ! » C'était décidé, il devait à tout prix voir tout cela.

« Alors, où crois-tu aller comme ça, mon grand ?

– En France, cher épiderme, au pays du bon vin et de je ne sais quoi encore ! »

La Peau eut un petit hoquet étouffé dans son sac, comme un rire, plutôt.

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