MICROCOSME
De tous temps, il en a été ainsi. De tous temps, il a arpenté de long en large son étroit corridor dans le silence le plus total. C'est en tout cas ce qu'il lui semble, à Lucien, car il ne se rappelle pas avoir fait quoi que ce soit d'autre dans sa vie. Lucien est garde-lampe. C'est son travail. Et cela consiste à arpenter de long en large le corridor et à veiller sur les lampes baroques qui en éclairent les murs. Allumées en permanence, jamais elles ne doivent faiblir, car le corridor n'a pas de fenêtre, et l'extinction d'une seule d'entre elles permettrait à l'ombre d'entamer une lente progression qui risquerait fort d'aboutir au noir absolu. Cela, Lucien ne le permettra pas.
D'une porte à l'autre, le corridor s'étend sur une douzaine, voire une quinzaine de mètres, pour trois ou quatre de large. Ce n'est pas une immensité, mais ce n'est pas rien, se répète à voix basse Lucien, tout en passant inlassablement en revue ses troupes. Il considère en effet ses lampes comme des fantassins, avec lesquels il livre une perpétuelle bataille contre l'obscurité, et, fort de ses années d'expérience, il se fait l'effet d'un petit général. Du moins il se suppose des années d'expérience, car il n'y a pas moyen de garder la mesure du temps, ici : ni horloge, ni fenêtre, et par conséquent, ni heure, ni matin, ni soir. Cependant, il est là depuis suffisamment longtemps pour se savoir non seulement le gardien, mais aussi le maître des lieux. Son domaine est somme toute assez agréable, et Lucien le ressent profondément lorsque, longeant l'un ou l'autre mur, il assiste au ballet des multiples lumières ondoyant sur la tapisserie de velours écarlate, caressant le dessin aranéeux des arabesques dorées qui la parcourent de bas en haut. Le bois verni des deux portes, aux reluisances sombres, dénote à peine dans ce décor cossu que Lucien en est peu à peu venu à concevoir comme son empire, et qu'il se régale à parcourir, entouré de ses lumineux sujets.
Alignées contre chaque mur en deux rangées parallèles, les lampes de Lucien ont été qualifiées plus haut de « baroques » en raison de leurs formes particulières, chacun de leurs globes étant enchâssé dans une véritable armature sculptée. Chaque lampe se compose donc d'une sphère, assez énorme, intégrée à une statue dont la perfection minutieuse jusque dans les moindres détails eût fait pâlir en son temps un certain Zeus à Olympie. Au nombre de huit, elles se font face avec une rigoureuse symétrie de part et d'autre du corridor : d'un côté de la première porte se tient une statue représentant, à l'échelle, un homme vêtu d'une toge dans le style antique, portant un sac sur le flanc, et désignant un point mystérieux au-delà du rideau d'arabesques, droit devant lui. Sa tête est la sphère lumineuse, dont le halo se répand sur la tapisserie derrière lui et se perd en descendant entre les labyrinthiques replis de sa robe. Face à lui, contre le mur opposé, se dresse une femme pareillement vêtue, et dont les traits précis et délicats semblent être le fruit d'un travail également complexe. De ses deux mains, elle tient au-dessus de sa tête finement ciselée une autre sphère éclatante (de toutes ses lampes, c'est celle que Lucien prend le plus de plaisir à épousseter).
Un peu plus loin, contre le même mur, la troisième sphère est imbriquée dans un réseau de lierre sculpté, si fin qu'il se briserait presque au toucher (sauf pour les doigts experts de Lucien, bien entendu) : la lumière perce donc à travers une toile de tiges serpentines et luxuriantes, et on l'entraperçoit comme un trésor, camouflé par quelque puissance magique au cœur d'un improbable enchevêtrement végétal. De l'autre côté du couloir, la quatrième lampe a l'allure sobre d'un portemanteau, surmonté d'une autre sphère.
Non loin de cette dernière, la cinquième lampe se présente sous l'aspect d'une maquette, où la sphère tient le rôle de l'astre solaire, se couchant parmi les montagnes ; sa jumelle, la sixième lampe, figure également le soleil, cette fois-ci caché derrière un rideau de nuages sombres et orageux. Si la texture sauvage et rocailleuse des montagnes miniatures est une merveille de vraisemblance, le travail effectué sur les nuages est encore plus époustouflant, car ceux-ci, bien que taillés à même le marbre, paraissent réellement vaporeux et immatériels.
Les deux dernières lampes ne sont pas les moins magnifiques : du côté des nuages, la septième a l'apparence d'une huître perlière haute et large comme un fauteuil, béante et laissant admirer en son centre la septième sphère. Celui qui la contemple avec une telle lassitude, contre le mur d'en face, est le titan Atlas, réduit à la taille d'un simple mortel, et ployant sous le poids de la huitième et dernière sphère. Si la coupe de la coquille de l'huître est un bijou de précision et de naturel, le visage du titan est un trésor de souffrance et d'exaspération.
Chaussé de gants suffisamment épais pour ne pas avoir à craindre la chaleur que dégagent les luminaires, Lucien se plaît à les manipuler, les dévissant parfois (en fait, très rarement) pour les faire reposer (il n'y a aucun autre moyen de les éteindre), puis les repositionnant quelque temps plus tard avec d'infinies précautions – à part la huitième, qui ne se dévisse pas. Occasionnellement, il passe même un petit coup de balai. Il ne dort que rarement et peu de temps, préférant toujours garder un œil sur ses huit pensionnaires. Avec une telle vigilance, d'ailleurs, tout irait pour le mieux dans le meilleur des corridors possibles, s'il n'y avait cette abjecte, cette maudite, cette misérable araignée. À intervalles irréguliers, l'insolent arachnide, gros comme une balle de ping-pong, fait son apparition, et entame parmi les luminaires une saynète que Lucien, lui, ne trouve pas de très bon ton. Et, irrégulièrement, depuis des lustres, Lucien pourchasse l'insidieuse créature de long en large dans le corridor, piétinant à en user le tapis, soufflant sur ses sculptures pour en déloger la sacrilège bestiole, jetant éventuellement ses gants au plafond, quand elle croit y avoir trouvé refuge. Seulement, à chaque nouvel affrontement, elle finit par disparaître comme elle est venue, sournoisement, derrière le socle d'une lampe ou dans un recoin sombre, par un mystérieux tour de passe-passe, et Lucien, persuadé qu'elle a élu domicile à l'intérieur de l'une des sculptures qui serait creuse, peste et rage de n'avoir pu lui régler son compte. Périodiquement, lorsqu'il s'y attend le moins, l'arachnide refait son entrée dans le corridor et le sempiternel duel reprend, toujours plus impitoyable.
Lucien vient de se réveiller. Il a somnolé quelques instants aux pieds d'Atlas. L'araignée est à quatre pas de lui : lentement, par degrés, il se lève et se tourne vers elle. Les voilà face à face, une fois de plus. Il fait un pas vers elle, elle ne bouge pas d'un pouce. Ces satanées bêtes ont un sang-froid à toute épreuve. Avec une lenteur reptilienne, il empoigne le balai qui sommeillait dans un recoin engourdi. À pas de fourmi, il avance vers son imperturbable ennemie. Il lève le balai, et l'abat de toutes ses forces à l'endroit où se trouvait, il y a une fraction de seconde, l'araignée. Pour la énième fois, la chasse est ouverte.
C'est d'abord derrière la lampe cerclée de lierre que les choses se passent, car l'araignée, subtile, se poste toujours aux points stratégiques – en l'occurrence, près de la lampe la plus fragile. N'osant trop user de son balai dans cette région du corridor, Lucien se contente de menus moulinets au-dessus du tapis, dans l'espoir de faire fuir l'adversaire vers une zone moins sensible. C'est chose faite : l'arachnide s'est maintenant retranché derrière l'huître perlière, où Lucien peut s'en donner à cœur joie, sabrant et piétinant allègrement les contours massifs et résistants de la coquille. La bête migre alors vers les montagnes, entre lesquelles elle cherche asile, mais les puissants doigts gantés de Lucien viennent très vite l'en déloger. Parmi les nuages mêmes, elle ne jouit que d'un repos éphémère, poursuivie sans relâche par les deux gants titanesques. Elle contourne à toute allure le portemanteau, une paire de semelles pesantes et démesurées à ses trousses, puis la lampe féminine, près de laquelle les pas de son poursuivant se font plus légers, avant de filer tout droit derrière l'homme-luminaire. Ne la voyant reparaître ni d'un côté, ni de l'autre, Lucien sent que l'instant de la victoire est proche, mais comme il contourne la statue sphérocéphale, il constate qu'une fois encore l'araignée a disparu.
Un faible grésillement se fait entendre à l'autre bout du corridor. Toujours aux aguets, Lucien se rapproche à pas de loup de ce qu'il suppose être la source du bruit : la sphère que porte sur ses épaules ce pauvre Atlas. Au-dessus du front tourmenté du titan, la lampe brille en effet avec moins d'éclat, non plus d'un rayonnement généreux et constant, mais par éclairs intermittents. L'usure, ou un défaut interne, est probablement à l'origine du phénomène. À y regarder de plus près, cependant, il découvre une petite tache sombre sur la paroi intérieure du globe translucide, une petite forme noire qui remue, frémit plutôt, prisonnière, et semble se consumer. Il reconnaît l'araignée. La malheureuse créature a dû louper son tour de passe-passe, cette fois, et échouer dans cette ampoule brûlante au lieu de rejoindre sa cachette habituelle. Et elle gigote, collée contre la paroi incurvée, impuissante à s'arracher à ce brasier sous cloche au cœur duquel elle agonise. L'espace d'un instant, Lucien contemple la chose d'un œil las, sans vraiment éprouver la joie qu'il avait attendue. Puis il lève très haut son balai et l'abat, fracasse le globe d'un seul coup. Parmi les éclats de verre qui retombent sur le tapis, l'araignée délivrée retrouve l'air frais. À travers le tonnerre de tintements qui envahit le corridor tout entier, Lucien croit alors entendre, tout près de lui, une voix éteinte lui souffler : « Merci ».
Alarmé, il scrute l'ensemble des lieux, dont la disparition d'une seule lampe a radicalement altéré les couleurs et l'aspect. Il n'y a personne, mais quand Lucien pose à nouveau les yeux sur Atlas, les traits sont relâchés, le front est serein, le visage paraît infiniment plus doux. Lucien lâche son balai. L'araignée a décampé sans même qu'il s'en aperçoive. Voyant combien tout a l'air différent, tout à coup, il commence à se demander ce qu'il fait ici, et ce qu'il y a derrière ces deux portes. Il se demande laquelle il va emprunter pour sortir, maintenant.
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