LE MOBILIER D'HORACE (partie 3)
Les heures ont filé comme des flèches au bureau, aujourd'hui, et Horace est impatient de voir le résultat de sa riposte. Il savoure même l'instant de suspens précédant l'ouverture de la porte : que va-t-il découvrir à l'intérieur ?
Ce qu'il découvre l'abasourdit contre toute attente : tout a de nouveau changé de place, mais pire encore, le réseau de ficelle est intact ! Une fois passé le choc de la surprise, cependant, Horace s'attarde et s'émerveille devant la qualité du travail opéré : pour modifier la configuration de la pièce, les intrus ont dû défaire les quadruples nœuds un à un, déplacer les meubles puis retendre les ficelles, et enfin refaire les quadruples nœuds aux pieds de chaque élément. Horace imagine la patience qu'il leur a fallu, le temps qu'ils ont dû mettre à réaliser cette prouesse, et surtout l'opiniâtreté qu'ils ont montrée à accomplir ce nouvel exploit d'inutilité. Pendant un long moment, Horace hésite à défaire les nœuds, tant que spectacle l'impressionne : se donner tant de mal, mais dans quel but ? Lorsqu'il remarque son armoire de nouveau calée dans l'entrée de sa chambre, il comprend qu'une rude soirée s'annonce...
Après avoir travaillé plusieurs heures à démanteler la toile d'araignée qui entravait son appartement – ce qui lui a encore valu les remontrances murales de son chaleureux voisin – Horace retombe exténué devant sa pendule, qui indique minuit moins le quart. Il n'a même pas faim : cette histoire le scie. Ce qui lui fait presque peur, dans tout cela, c'est l'apparente absence de motif : pourquoi ces dérangements intempestifs ? Pourquoi ?
La présence d'une volonté mystérieuse dans son appartement donne maintenant des nuits blanches à Horace : durant plusieurs jours, il ne cherche même plus à empêcher le phénomène, tant le spectacle de l'autre soir l'a abattu. Il se contente de remettre en place, de ranger certains des meubles qui font de nouveaux voyages tous les soirs : à présent, les meubles de la chambre à coucher sont couramment introduits dans le salon, et il a renoncé à tirer l'argentier de la place qu'il occupe désormais auprès du lit.
Plus opprimé de jour en jour, Horace ne parvient même plus à se concentrer au travail, si bien qu'on lui conseille rapidement de prendre quelques jours de congé. Ce soir-là, sur le chemin du retour, il aperçoit, chez un vieux brocanteur qu'il n'avait jamais remarqué, un phonographe poussiéreux, exposé en vitrine avec quelques disques de Beethoven. Un lointain souvenir de ses premières émotions musicales le pousse à acheter l'ensemble (car les premières émotions musicales d'Horace s'étaient justement manifestées naguère à l'écoute de Beethoven), d'autant que le vendeur, un aimable vieillard barbu et vêtu à l'ancienne, le lui cède pour une bouchée de pain. Tandis qu'il pose la somme voulue sur le comptoir rustique, Horace, rêveur, laisse vagabonder son regard sur les autres étrangetés de la boutique : tout au fond, dans un recoin à l'abandon, une statue ancestrale d'Atlas, bancale, portait sur ses épaules un globe de verre brisé. Une autre statue, à côté, avait un globe identique, intact celui-ci, pour tête. Des lampes stylisées à l'ancienne mode, sans doute se dit Horace, mais elles dénoteraient dans son appartement. Une fois rentré, à peine a-t-il le temps de déposer ses emplettes sur l'argentier qu'il s'endort comme une masse sur son lit au milieu de la salle à manger (il faut dire qu'Horace n'a plus beaucoup fermé l'œil depuis le début de cette histoire).
Assez tard dans la matinée, Horace place un disque sur le plateau dépoussiéré du phonographe – la sixième symphonie – et l'écoute en sirotant son café, adossé au mur près de son inamovible miroir, sans se douter le moins du monde qu'il est sur le point d'assister à une scène propre à altérer son esprit à tout jamais. En effet, au bout de quelques minutes de musique, il ressent un léger malaise, une certaine appréhension en regardant les pieds de l'armoire. Après avoir tenté de touiller son café quelques secondes, il se remet machinalement à fixer ces mêmes pieds et constate bel et bien une anomalie de taille : ils se tiennent à exactement cinq millimètres au-dessus du sol... non, à un centimètre... deux centimètres... deux et demi... l'armoire s'élève dans l'air ! Effaré, Horace observe, sans remarquer que, dans le salon, les autres meubles se sont mis, eux aussi, à léviter ostensiblement... Et tous se mettent en mouvement silencieux les uns vers les autres, glissant à la surface du parquet sans l'effleurer, de plus en plus vite, suivant le rythme de la Pastorale ! Ce spectacle, qui commence tout juste à émerveiller Horace, se serait sûrement prolongé des heures durant sans l'intervention intempestive du voisin qui, tambourinant dans le mur, fait sauter le disque : tout l'appareil qui s'était ainsi mis en marche retombe aussitôt au sol avec fracas, jetant la pièce dans un désordre inavouable. Se retournant alors vers le miroir pour voir s'il n'a pas rêvé, Horace y entrevoit une silhouette furtive, lui tournant le dos pour s'esquiver. Bien sûr, lorsqu'il pivote à nouveau vers le salon, il n'y a plus personne. Mais cela lui a suffi : il est désormais certain que des êtres invisibles et intangibles habitent ce réduit avec lui, et que l'on ne peut voir d'eux que leur reflet dans ce miroir.
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