LE MOBILIER D'HORACE (partie 1)


L'ordre et la netteté ont toujours régné en maîtres chez Horace Wimp : déjà lorsqu'il vivait chez ses parents, et aujourd'hui plus que jamais. Modeste employé de banque, Horace a bien organisé son existence : il n'a pas investi trop d'argent dans son logement – son loyer est raisonnable – mais a préféré traduire un maximum de son salaire en économies, pour pouvoir faire plus tard des placements avantageux. En conséquence, il vit actuellement dans un simple appartement trois-pièces, dans un immeuble-dortoir où la plupart des résidents sont invisibles de sept à dix-neuf heures, excepté son vieux voisin taciturne, dont la présence est peu gênante puisqu'il ne fait strictement aucun bruit et que ses rares manifestations consistent en quelques grommellements lorsqu'il croise quelqu'un dans l'escalier en descendant chercher son courrier. Lui et Horace cohabitent au troisième étage de l'immeuble qui en comporte six. Tous les matins à sept heures vingt-cinq, Horace quitte son appartement pour se rendre au bureau, et tous les soirs à dix-huit heures quarante-huit, il retrouve ses pénates tels qu'il les avait laissés. Mais ce soir, c'est différent.

Cela fait deux ans et huit mois qu'il a emménagé dans ce petit meublé et qu'il en a préservé l'aspect initial : tout le mobilier, sobre et légèrement austère, est depuis le premier jour resté rigoureusement en place. Seul le miroir au cadre sculpté d'angelots dénote un peu, mais c'est un trésor de famille qu'Horace a apporté avec lui en s'installant. Ce soir, seul ce miroir n'a pas bougé. Certes, les changements sont infimes, quelques centimètres tout au plus, mais Horace connaît trop bien ses quartiers pour que la chose lui échappe. D'habitude, en rentrant, il n'a qu'à étendre le bras vers la gauche pour accrocher son chapeau au portemanteau. Ce soir, il lui faut faire un pas dans sa direction. De même la table basse de verre semble avoir légèrement reculé vers le coin du salon, et l'argentier, contre le mur de droite, paraît sensiblement plus proche du miroir que ce matin. La grande table rectangulaire n'est plus orientée droit vers la fenêtre, mais a dévié selon un angle indéfinissable, et les trois chaises qui l'entourent ont également pivoté de quelques degrés. En allumant toutes les lumières, Horace obtient la conviction que les changements ont réellement eu lieu, car toutes les ombres des objets qu'il connait si bien se sont déplacées, allongées ou aplaties encore plus ostensiblement. Il est évident que quelqu'un est venu ici aujourd'hui, pense-t-il ; or, seuls ses parents ont un double des clefs. Cependant, comme ils connaissent et partagent son goût du rangement systématique, il serait surprenant qu'ils se soient amusés à repositionner chaque meuble cinq centimètres à côté de son emplacement d'origine. D'autant plus que leurs visites sont rares et que, lorsqu'il est absent, ses parents ont le bon sens de lui laisser un mot.

Sans plus attendre, Horace s'applique à remettre en place chaque élément de son précieux mobilier : c'est l'affaire de quelques minutes. Après quoi, il téléphone au domicile familial pour apprendre ce qui s'est passé, mais on lui répond que non, on n'est pas venu lui rendre visite. Le même soir, il ose aller déranger son auguste voisin (ce qu'il ne fait que rarement, car Horace est infiniment poli), et se confond en excuses devant la moue renfrognée qui lui ouvre la porte et lui rétorque que non, on n'a entendu personne entrer chez M. Wimp durant la journée. De nouveau seul sur le palier, Horace hésite un instant devant sa propre porte, puis, entrant une seconde fois chez lui, se demande même s'il n'a pas rêvé.

Si la grande table est proche de la fenêtre, c'est parce qu'Horace aime à prendre ses repas en observant le spectacle de la rue en contrebas. Devant le va-et-vient incessant des gens pressés et occupés qui courent sous les enseignes lumineuses, il savoure le silence et la quiétude de son petit appartement au troisième, et en même temps, ce va-et-vient extérieur le rassure un peu. Si jamais, une nuit, il se sentait trop seul, il pourrait toujours descendre et se mêler à la foule. Bien sûr, il ne l'a jamais fait, mais cette idée le rassure tout de même. Et puis, Horace n'a pas le temps de se sentir seul, la nuit, car il dort comme un bébé.

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