LE DÉFI DE LOSSELANT
Piètre allure a-t-il, le chevalier Losselant ! Dépourvu de son fidèle destrier qu'il a dû abandonner derrière lui, épuisé, aux crocs acérés des deux lions, ainsi que de son armure et de son épée, qu'il a ôtées afin d'être plus leste, le pauvre preux a couru depuis laudes jusques à vêpres dans le fol espoir de semer les deux fauves infatigables qui sont après lui. Tout le jour, il a couru à travers champs et bois, par-dessus ponts et rivières, sans croiser de village depuis none, et s'est à chaque fois retourné pour voir derrière lui les deux crinières dorées, toujours un peu moins loin. Tout le jour, le chevalier Losselant a ainsi couru de toutes ses forces de preux, mais à présent il est vraiment las, et lutte pour ne point s'assoupir dans sa course. Autour de lui s'étend à perte de vue un aimable pré fleuri aux herbes grasses et verdoyantes, parcourues du frisson vivant et enchanteur de la saison, véritable invitation au repos : comme j'aimerais m'allonger dans ce tapis de verdure, se dit Losselant, comme cet endroit me serait doux, si j'avais seulement le temps d'y faire halte et d'en goûter les parfums ondoyants... mais le chevalier sans armure doit courir, encore et encore, car les lions ne lui donneront aucun répit.
Il court et court vers le soleil qui descend tout au bout du pré : quand la nuit sera tombée, il le sent, il n'aura plus la force de continuer, et dans la fraîcheur et la sérénité de ce pré divin, il sera dévoré vivant. Quelle honte pour un preux, que de galoper à demi-nu par les prairies et de fuir devant le danger tel un lièvre effarouché ! Lui qui devrait être ailleurs, quelque part à se battre pour une noble cause, pour protéger un bon seigneur, pour défendre une sainte relique, pour faire justice à une belle demoiselle, que fait-il là ? Certes, ses poursuivants eussent-ils été des hommes, il les eût volontiers combattus, mais devant les deux bêtes enragées, il ne s'est pas senti de taille. Alors, il a fui. Losselant est couard, et renommé comme tel de par toute la contrée : il est réputé être, on le dira encore dans cent ans, « le pire chevalier du royaume ». Il n'est que l'ombre d'un preux.
Ses jambes lui semblent d'airain : il sait qu'il ne pourra plus courir longtemps, et désespère de sa situation quand, du vert coriandre, il voit surgir son salut, droit devant lui, en la forme d'un beau moulin blanc aux ailes fixes, tranquilles, apaisantes. À compter de cet instant, Losselant ne se retourne plus, mais lance ses toutes dernières forces dans une âpre joute avec ses jambes éreintées, qui menacent à chaque pas de s'affaisser. Plus près du moulin, plus près, toujours plus près : il a l'air bienveillant, il est là pour m'aider, pense Losselant, impossible que je ne l'atteigne pas. Bataillant ferme contre ses mollets félons, il remarque, au sommet de l'aile culminante, une silhouette, un homme ou une femme qui s'accroche, et il entend une faible voix, comme un cri, un appel à l'aide. Trop absorbé dans son effort pour répondre, cependant, Losselant exulte en lui-même : voici qu'on lui offre tout à la fois un refuge et une mission à accomplir ! Ainsi, la journée ne sera pas perdue : il va enfin pouvoir se montrer preux. Il arrache les dernières foulées à ses jambes raides comme la pierre, pénètre le moulin paisible et silencieux, en referme la lourde porte de bois et s'affale par terre, moulu.
Les yeux fermés, il évacua de ses paupières l'image des deux crinières dorées qui l'opprimait depuis si longtemps, et la remplaça par celle de cette silhouette en péril qui se détachait là-haut, sur le ciel orangé. Certes, il fallait lui porter secours. Il rouvrit les yeux sur l'intérieur du moulin : une grande salle blanche, circulaire, poussiéreuse, ombragée, vide. Pas de fenêtre. En haut, les poutres sombres et vermoulues, garnies de soyeuses toiles d'araignées opaques à travers lesquelles perçait malgré tout la lumière vespérale, semblaient s'enraciner en creusant avec force et véhémence dans les murs pâles et concaves comme pour les briser. S'il n'y avait eu ce silence d'église, Losselant eût craint que toute la charpente ne s'effondrât sur lui, mais tout en cet endroit demeurait calme et immobile, sans même un grincement isolé. Puis, face à lui, dans l'ombre, il vit les trois corps allongés près des sacs de grain. Il fut pris d'une nouvelle frayeur à l'idée d'être tombé dans un moulin habité par les victimes ensommeillées de quelque sortilège, ou, pire encore, par des morts. Les trois corps lui tournaient le dos, de sorte qu'il ne pouvait voir d'eux que leurs vêtements, d'un tissu grossier et suranné, probablement des serfs, le meunier et ses apprentis. Tétanisé, Losselant prit son peu de courage à deux mains : quoi que ce moulin pût renfermer, rien ne saurait y égaler la fureur des deux lions, au-dehors. Dans un atroce tiraillement de muscles noués, il se releva et s'avança vers les trois corps inertes.
Dans les sacs éventrés, le grain moisi était lui aussi recouvert d'épaisses toiles d'araignées qui, bien que désertes, firent frissonner Losselant. Il se pencha sur l'un des corps qui gisait étendu face contre terre et, prêt à bondir en arrière, lui toucha l'épaule du bout des doigts. Le corps ne bougea pas. Sous le chapeau déteint et aplati dépassaient des cheveux serpentins, filandreux, et anormalement raides. Losselant n'osa pas lui ôter le chapeau, de peur de trouver une énorme araignée à l'intérieur, préférant à tout prendre faire rouler lentement le corps vers lui, de façon à le retourner sur le dos, pour voir son visage...
Du foin ! Le corps n'avait pas de visage, il n'était pas mort, ni même ensorcelé : ce n'était qu'un fétu de paille ! Les deux autres lui étaient semblables : deux paquets de foin grimés en paysans. Il n'y avait donc là rien d'effrayant, toutefois Losselant restait inquiet : être coincé dans ce moulin vide, avec ces sinistres simulacres, n'avait rien de très rassurant non plus. Il se sentait comme la victime de quelque farce saugrenue. De nouveau, la voix fluette se fit entendre, et Losselant se retourna, prêt à aller secourir quiconque était coincé là-haut.
Horrifié, il recula d'un bond et s'écroula dans les sacs de grain avec un abominable fracas qui fit trembler le moulin du sol au plafond. Longtemps, il resta enfoncé entre les sacs, interdit, les yeux fermés, épouvanté par le vacarme qu'il venait de produire et qui avait ainsi profané le silence antédiluvien des lieux, comme redoutant les conséquences. Puis il ouvrit et jeta un œil à l'objet qui lui avait causé un si vif émoi : en travers de l'escalier de bois qui menait à l'étage gisait un quatrième corps, désarticulé. S'il n'avait su qu'il s'agissait là d'un autre épouvantail, Losselant eût juré que l'homme avait été foudroyé, ou avait souffert quelque mort particulièrement violente. Il s'extirpa aussi délicatement que possible des sacs crevés, évita avec soin les trois masses insensibles à es pieds et se dirigea vers l'escalier. Il y avait de la lumière, là-haut, c'était de là qu'elle venait : il se mit à gravir les marches, sans bruit, contournant prudemment la forme inanimée qui les entravait, et traversa l'enchevêtrement de poutres écorchées pour parvenir à l'étage. Tout en montant, il essayait de s'imaginer de quoi le meunier, s'il y en avait un, pouvait avoir l'air : un vieillard, sûrement, un peu trop grand peut-être, chauve, une barbe blanche, un brave paysan, en somme.
Un maigre frisson le fit encore hésiter une fois en haut : accrochés de manière hideuse entre les rouages à l'arrêt du moulin, trois nouveaux corps grotesquement accoutrés s'offraient à sa vue, dont l'un suspendu par le col à un jeu d'engrenages, était encore plus saisissant. Cela en faisait sept en tout. Désormais accoutumé à cette présence qui n'en était pas vraiment une, le preux Losselant marcha vers la haute fenêtre voûtée par laquelle pénétraient les doux rayons du couchant, et d'où venait une nouvelle fois de gémir la voix aigrelette. Il se pencha au-dehors. Pas de lions. Se penchant plus avant, il revit la silhouette, vraisemblablement un homme, lui tournant le dos, agrippé bras et jambes au sommet de l'aile la plus haute. Pas un souffle de vent, les ailes ne grinçaient pas, n'oscillaient même pas : elles demeuraient endormies, de marbre, imperturbables et tranquilles.
« Me voici, ne craignez rien : voici le vaillant chevalier Losselant ! »
Pas d'éclat de rire. Ce brave homme ne le connaissait donc pas même de réputation, ou peut-être était-il trop préoccupé par sa situation présente pour formuler une réponse. Losselant tendit vivement l'oreille et regarda derrière lui, vers les trois pantins de foin toujours impassibles, conscient d'avoir pour la seconde fois déchiré le monumental silence de l'endroit. Nouveau coup d'œil en bas : toujours pas de lions. Revigoré, ragaillardi, les muscles bien détendus, le chevalier se mit en demeure de secourir celui qu'il pensait être le meunier, mais dont il ne pouvait voir s'il était effectivement chauve car il portait une espèce de chapeau aplati, et dont il se demandait en tout cas par quelle diablerie il avait pu se hisser dans une position aussi inconfortable. Lâche mais agile, Losselant escalada sans difficulté l'aile supérieure du moulin, non sans lui imprimer une ou deux secousses, mais en prenant bien soin de ne pas ébranler toute la machinerie. Ce meunier devait bien savoir pourquoi tous ces mannequins grotesques hantaient son moulin : sans doute s'agissait-il d'un leurre, de quelque savant stratagème pour tromper les... les lions, bien sûr, parbleu ! Oui, Losselant se souvenait bien d'avoir trouvé la porte entrouverte en arrivant, très certainement : des lions étaient entrés avant lui, ils devaient être légion en cette contrée, et le pauvre meunier s'était vu contraint de se réfugier en haut lieu. Seulement, il ne parvenait plus à redescendre, et c'était lui, le providentiel chevalier errant venant à passer, qui allait le sauver !
La main posée sur l'épaule du meunier, Losselant eut une désagréable sensation : l'épaule était molle, granuleuse, et l'homme ne remuait pas d'un pouce. Le chevalier empoigna la tête et la tourna vers lui : du foin ! Encore un épouvantail ! Furieux, il manqua de tomber et se rattrapa de justesse, faisant légèrement pivoter l'appareil, puis décrocha un à un les membres de paille de l'aile, avant de balancer le faux meunier dans le vide. Le pantin, dans sa chute, heurta une autre aile en contrebas, et Losselant, avec stupeur, le vit s'y agripper. La roue du moulin s'abaissa encore d'un cran, tandis que le corps soudain animé se rétablissait et grimpait avec adresse vers la haute fenêtre voûtée. Terrifié au moindre mouvement, Losselant s'acharnait à préserver tant bien que mal son équilibre, se cramponnant à l'aile grinçante et vacillante, les yeux fixés sur ce simulacre qui assumait maintenant une vie propre et s'en retournait avec aisance à l'intérieur du moulin. Tout un remue-ménage de cordes, de frottements, de poulies et de craquements se mit alors en branle sous le toit du bâtiment qui, l'espace de quelques instants, parut lui aussi vibrer d'une vie singulière. Le grondement des engrenages ressuscités tira la roue de son antique sommeil et Losselant, fermant les yeux, sombra à toute vitesse vers le sol, accroché à son aile pour ne pas s'écraser comme un misérable sac de grain, avant de remonter presque aussitôt.
Les ailes n'ont fait qu'un tour et, déjà, s'immobilisent de nouveau. Quelques étincelles de bruit émanent encore de l'intérieur du moulin, puis tout redevient silencieux, tout revient à son point de départ, y compris Losselant, de nouveau immobilisé tout en haut de la roue. Se sentant stabilisé, il rouvre les yeux et les plonge dans le gouffre en-dessous de lui. Là, en bas, la porte du moulin est ouverte. Il relève les yeux : là-bas, un peu plus loin, huit silhouettes gesticulent et s'échappent en courant dans le pré. Tout cela sent le sortilège à plein nez, se dit Losselant, ou je ne m'y connais point. Le soleil a presque disparu derrière l'horizon : toute la contrée s'obscurcit. Losselant lève encore un peu plus les yeux : quelque part, au loin, c'est déjà la nuit. Du noir, il voit surgir deux taches d'or, droit devant lui, deux crinières flamboyantes qui se rapprochent, plus près, toujours plus près. Losselant reconnaît les lions.
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