LA COULEUR DE LA PURÉE DE POIS

Le moteur toussait et cahotait de façon inquiétante. Au volant de sa petite trois-portes, Ivor se sentait lui-même un peu barbouillé. Il n'aimait pas rouler ainsi, tôt le matin, sur ces petites routes de campagne bordées de fossés profonds. Elles ne sont pas sûres. Enfin, il lui restait tout de même son rock californien, grâce auquel l'autoradio diffusait encore un peu de bonne humeur sous le pare-brise. Au-dehors, la route était brumeuse : au-delà des fossés adjacents, on ne voyait que du blanc. Devant et derrière la voiture, c'était la même chose : Ivor ne pouvait donc pas savoir s'il était suivi ou précédé d'un autre véhicule, ce qui n'arrangeait pas franchement son moral. Il se sentait en effet très seul, ce matin-là, dans sa petite trois-portes, d'autant plus qu'il était malade. Peut-être était-ce quelque chose qu'il avait mangé. Alors cette route étroite qui s'étendait interminablement à l'avant comme à l'arrière commençait à le fatiguer. Lui qui se régalait de voir les paysages défiler lorsqu'il conduisait, il n'y avait pas trace d'un arbre ni d'une fleur à des kilomètres à la ronde. Rien que le blanc du brouillard. Quelle purée de pois, se dit Ivor, mais il aurait en fait préféré rouler dans de la vraie, parce que la purée de pois, au moins, elle a une couleur. Mais en pensant à la purée de pois, il sentit la nausée se reprendre, et décida de s'absorber dans le blanc. Personne dans le rétroviseur.

Devant lui, le capot vibrait de plus en plus fort, ce qui n'était pas bon signe, et Ivor espérait vivement ne pas avoir à s'arrêter au milieu de cette route livide. Sa voiture avançait avec peine, et il était certain de ne trouver personne pour le secourir en cas de panne. Les forces du moteur s'amenuisaient, et la froidure du brouillard pénétrait lentement l'habitacle, tandis qu'aux oreilles d'Ivor les notes de musique devenaient de plus en plus lointaines... mais il se ressaisit : il agrippa fermement le volant, secoua la tête et augmenta le volume de l'autoradio. Il croisa un taxi vaguement jaunâtre, qui s'éloigna spectralement dans le rétroviseur. Il repensa à cette soirée sur l'autoroute, où il avait assisté à un magnifique coucher de soleil. Ça, c'était une soirée. Après tout, il n'allait pas se laisser abattre par une aurore grisâtre. Il se réinstalla confortablement dans son siège, se détendit et décida de chasser le cafard.

Comme il appuyait précisément sur l'accélérateur, Ivor vit soudain la nuée opaque s'éclaircir : un disque lumineux s'élevait derrière elle. Heureux de retrouver enfin le soleil, il se sentait déjà un peu mieux : il entendait de nouveau très clairement le rock californien. La visibilité s'améliorait : de part et d'autre de la route commençaient à apparaître de formes colorées qu'Ivor, profitant du regain d'énergie du moteur, n'avait pas le temps de remarquer. Sur l'horizon, devant lui, un peu à droite, se découpait une forme haute et effilée dont les couleurs se précisaient peu à peu dans le flou lumineux. Une forme similaire, un peu moins haute et plus fine encore, se dessinait également au loin, de l'autre côté de la route, derrière lui. Il ne tarda pas à identifier l'ombre monumentale qui lui faisait face, aussitôt que ses couleurs furent apparues : il s'agissait bel et bien de la Tour Eiffel, qu'il fut surpris d'apercevoir à une si grande distance de la capitale. Ce superbe élan dynamique et futuriste, reconnaissable entre tous, était pourtant celui de la Tour, et le brouillard qui l'enveloppait encore faisait scintiller ses contours métalliques. Jetant un coup d'œil dans son rétroviseur intérieur, il reconnut aussi l'autre forme : c'était l'aiguille de la cathédrale d'Anvers, dont le dessin médiéval et inquiétant excluait toute méprise. Dans les premiers rayons du soleil, le jaune ocre de ses pierres ressortait avec une extraordinaire vivacité : ainsi se faisaient face à travers la brume en décomposition, deux architectes de génie, Eiffel et Appelmans. Mais Ivor ne connaissait guère ces deux types-là, et ne pensait plus du tout à la purée de pois. Il se sentait guéri, et ce qui l'intéressait, à présent, c'était ce qu'il voyait arriver droit devant, sur le bord droit de la route.

S'il n'avait pas la berlue, c'étaient là trois jeunes filles qui faisaient du stop : une chance que le brouillard se fût éclairci, sans quoi il ne les aurait peut-être même pas aperçues. Tout en ralentissant à leur niveau, Ivor étudiait les silhouettes de ces trois demoiselles : elles étaient vraiment charmantes. Il était tout à fait certain de ne les avoir jamais vues, mais leurs visages avaient tout de même quelque chose de familier. Il s'arrêta, sans crainte de ne pas pouvoir redémarrer, et leur ouvrit sa portière côté passager. Elles montèrent aussitôt avec lui et le remercièrent. Lorsqu'il voulut savoir où elles se rendaient, l'une d'elles lui demanda :

« Savez-vous où se trouve l'épave du Sixtin ? »

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