L'ODEUR DE CAOUTCHOUC


Le moteur ronronnait avec délices. Dans sa fidèle petite voiture à trois portes rouge, Ivor filait à une allure respectable le long de l'autoroute à huit voies sur laquelle le soleil ne tarderait pas à se coucher. Les trois superbes filles qui l'accompagnaient lui avaient si instamment demandé de les emmener voir l'épave du Sixtin qu'il s'employait avec la meilleure volonté à en rechercher la direction. Le Sixtin, ce mythique navire retrouvé au fond des eaux qui avait sombré dans le Pacifique il y avait près d'un siècle !

Depuis plusieurs heures, il scrutait les hauts panneaux directionnels qui surplombaient l'autoroute, comme autant de ponts. Sous les nuages clairsemés qui arpentaient la voûte céleste s'élevaient huit arcs-en-ciel, tels des ponts par-dessus les ponts. Comme l'éclairage du couchant altérait les couleurs et donnait aux arcs-en-ciel une texture cristalline et un peu phosphorescente, et comme résonnaient dans la petite trois-portes les généreux accords d'un bon rock californien, Ivor trouvait qu'il y avait là une merveilleuse harmonie entre l'instant, le décor et les sons, et il savourait donc ce crépuscule sur l'autoroute en compagnie des trois sympathiques demoiselles qui avaient bien voulu monter dans sa voiture. Dans le rétroviseur, un taxi jaune les suivait.

Bientôt, à l'horizon, émergea un panneau qui indiquait, en grandes lettres blanches sur fond bleu, le nom « SIXTIN », avec au-dessous deux flèches et une distance encore illisible. En effet, le panneau en question était encore à un bon kilomètre, mais étant donnés la luminosité particulière et le caractère absolument plane de la bande d'autoroute sur laquelle il roulait, Ivor ne s'étonnait pas d'avoir pu déchiffrer le nom de l'épave à une telle distance. Quelques véhicules épars explorant les huit voies semblaient faire écho aux rares nuages dominant les arcs-en-ciel, et la circulation n'était vraiment pas difficile. La bonne humeur régnait dans l'habitacle, et la soirée promettait d'être réellement excellente, surtout si le formidable spectacle que leur réservait l'épave n'était pas très loin. Ivor était impatient d'arriver : le navire devait être gigantesque peut-être y aurait-il moyen de le visiter...

C'est à environ six cents mètres du panneau que, soudainement, les quatre passagers n'entendirent plus ronronner le moteur : très vite, la voiture cessa d'avancer, et s'arrêta net sur la cinquième voie en partant de la gauche, au beau milieu de l'autoroute. Un crissement de pneus retentit, comme une fausse note, et le taxi jaune fit un brusque écart pour les dépasser, avant de se stabiliser à nouveau et de poursuivre son chemin.

Bien que l'autoradio continuât de fonctionner, ce qui suffisait à préserver la bonne humeur d'Ivor, les trois jeunes filles montrèrent rapidement de vifs signes de mécontentement, puis descendirent de la voiture avec leurs sacs et leurs affaires. L'une d'elles, voyant que leur départ attristait Ivor, lui dit que ce n'était pas grave, qu'elles allaient continuer à pied jusqu'au Sixtin, et qu'il n'aurait qu'à les rejoindre là-bas aussitôt qu'il aurait réparé.

Assis sur le capot, Ivor les regarda s'éloigner vers le soleil qui se couchait derrière les panneaux, sous les arcs-en-ciel dont la luminescence était devenue telle que, selon lui, leur seule présence eût suffi à éclairer l'autoroute pour la nuit. Il ne se faisait aucun souci pour les trois demoiselles qui se déplaçaient maintenant le long de la bande d'arrêt d'urgence, car il y avait bien trop peu de trafic pour qu'elles pussent courir un quelconque danger.

Bien qu'il n'eût pas l'âme mécanicienne, les généreux accords de rock californien qui s'échappaient encore de l'habitacle l'encouragèrent à ouvrir le capot pour se mettre à étudier le problème qui résidait dans le moteur. Pas de fumée, pas de cendres ni de vapeurs suspectes : à première vue, tout semblait normal, excepté cette forte odeur de caoutchouc qui lui ouvrait inexplicablement l'appétit. Cet appétit allait grandissant à mesure que ses mains fouillaient les câbles et les composants du moteur, qui semblaient tous fortement imprégnés de l'odeur de caoutchouc. Oui, en y pensant bien, même le son du rock californien lui donnait faim...

Affamé, Ivor referma le capot, renonçant momentanément à solutionner le problème de la panne, rouvrit la portière côté conducteur et revint s'installer au volant. Il coupa l'autoradio, l'ôta de son habitacle et le porta à ses narines. Il sentit la même odeur qu'il avait relevée à l'intérieur du moteur, celle qui lui semblait si irrésistible...

Comme le soleil était vraiment sur le point de disparaître, Ivor sortit à nouveau de sa voiture et retourna s'asseoir sur le capot pour assister au spectacle, son autoradio dans les mains. Il hésita un peu puis, n'y tenant plus, porta l'appareil à ses lèvres et y mordit à pleines dents. L'autoradio était mou comme du gâteau, du massepain plus précisément, et avait un goût surprenant qu'il ne parvenait pas encore à identifier. Qu'importe, la vision du couchant sous les arcs-en-ciel était toujours fabuleuse, et il trouvait l'autoradio très bon. Il se dit qu'ensuite, il s'attaquerait au moteur.

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