CONFÉRENCE
On n'est jamais au courant de rien, nous autres. C'est vrai, on ne nous dit rien : nous sommes juste les range-meubles, les nettoyeurs du petit matin, le personnel d'entretien, quoi. Nous ne préparons pas l'avenir de l'entreprise, nous : nous rangeons juste les bureaux des gens qui le font. Nous mettons un peu d'ordre dans le présent, c'est tout : en aucun cas, nous ne préparons l'avenir. C'est peut-être pour ça que nous n'y comprenons rien, à l'avenir.
On nous flanquerait à la porte qu'on serait les derniers au courant. Depuis plusieurs semaines, déjà, de nouvelles rumeurs circulaient dans les couloirs de la direction, comme quoi un changement majeur allait bientôt survenir, de nouveaux collaborateurs allaient débarquer, un nouveau conseiller aux idées révolutionnaires, des choses comme ça. Tout ça sentait bon le dépôt de bilan, aux dires des plus pessimistes, mais les hauts cadres étaient en pleine effervescence. Positif ou négatif, en tout cas, quelque chose se préparait.
Vous savez, c'est un détail que j'ai toujours trouvé drôle (enfin, avec mon humour de petit balayeur) : nos salles de réunion portent les noms des trois grandes pyramides de Gizeh. Nous avons notre Khéops, notre Khéphren et notre Mykérinos. Comme les vraies pyramides, la plupart du temps, elles sont vides. Et puis, hier après-midi, on nous a envoyés astiquer la salle Khéops, qui est bien entendu la plus grande : toute en longueur, les murs blancs formant un étroit rectangle, et les tables blanches un ovale, le tout bien visible à travers les grandes baies vitrées qui entourent la porte d'entrée. Un peu transparente, la pyramide. Bref, hier dans l'après-midi, nous avons obtenu la clef de la porte vitrée au fond du couloir, nous l'avons ouverte, et nous avons exploré la salle Khéops. À ma connaissance, nous n'y avions jamais mis les pieds. L'ovale que dessinaient les tables faisait peut-être penser, de loin, à un sarcophage, mais je ne pousserai pas plus loin les métaphores. Nous devions passer l'éponge sur les meubles et l'aspirateur sur la moquette de Khéops, en vue d'une importante conférence qui devait s'y dérouler le lendemain matin.
Ça faisait une sacrée impression de se déplacer dans ce décor laissé si longtemps à l'abandon (ça m'a rappelé l'époque où je travaillais dans la Chapelle Sixtine, quand je balayais, tard le soir, après le départ des touristes, tout seul avec les fresques. Quel silence !). Quand nous passions devant les trois salles, d'habitude, elles avaient un aspect carton-pâte, irréel. Derrière leur écran, elles nous faisaient l'effet de simples images, en deux dimensions, vous voyez. Et maintenant, nous étions à l'intérieur : imaginez-vous en train de vous promener dans un tableau paysager, dans un musée. Nous nous asseyions dans les fauteuils. Nous fumions des cigares imaginaires. Nous ajustions nos fausses cravates. Nous nous demandions en fait ce qui allait se discuter sur ces tables que nous époussetions. Nous voyions déjà tous les cadres réunis autour de cet ovale, avec peut-être ce mystérieux conseiller dont on nous parlait tant. Quelques heures après nous, ces gens viendraient ici fabriquer l'avenir. Peut-être même l'avenir viendrait-il ici avec eux. Sur ces nobles réflexions, nous nous sommes levés et nous avons quitté la salle avec notre matériel. Puis nous avons refermé Khéops.
Ce matin, le conseil d'administration était en ébullition : un peu avant neuf heures, une quinzaine d'hommes en complet-veston ont traversé l'ensemble des bureaux en manipulant un large chariot recouvert d'un drap. Seuls quelques-uns d'entre eux étaient de la maison. L'objet masqué par le drap semblait d'une taille monumentale, et ils l'ont emmené tout droit à la salle Khéops. Nous ne les avons pas suivis tout de suite, mais vous vous doutez bien que nous étions tous curieux.
Quelques minutes plus tard, nous longions tous le corridor qui menait à Khéops. Nous faisions semblant de balayer le vestibule qui jouxtait les trois salles, et nous allions et venions devant les grandes baies vitrées. Ce que nous y avons vu nous a cloués sur place.
Le débat semblait très animé : les quinze hommes gesticulaient sans cesse, les fauteuils pivotaient et reculaient, les stylos s'agitaient, mais de notre côté de la vitre, nous n'entendions rien. Tout à l'opposé de l'ovale, installé dans un fauteuil d'habitude réservé au PDG, se trouvait l'objet qu'ils avaient apporté sous le drap. Nous n'y comprenions rien. C'était un monolithe, vous voyez, un peu du genre de ces menhirs que l'on trouve dans des coins comme Carnac, ou en Angleterre, et il était assis là, dans le fauteuil, dominant les discussions, au centre de la conférence. Nous n'en croyions pas nos yeux. C'était donc ça, l'avenir ? Ça m'a fait penser à ce qu'avait écrit mon grand-oncle, dans son petit journal qu'on a retrouvé intact à l'intérieur d'un vieux bateau dont le nom ne me revient pas, et qui a coulé il y a des lustres au beau milieu de l'Atlantique. L'aïeul y racontait les dernières heures du navire, avec les passagers qui couraient dans tous les sens et qui se marchaient dessus.
Et les cadres débattaient et argumentaient, et certains remuaient les lèvres en regardant fixement le... le monolithe, comme pour lui poser des questions. Parfois, ils se taisaient tous, et ils prenaient des notes. On aurait dit une dictée. Puis ils reprenaient la discussion, au bout de quelques minutes, et soumettaient des documents au monolithe, avec un terrible enthousiasme. Le monolithe trônait, haut, inébranlable, au cœur du brainstorming. Tous ces énergumènes se pressaient autour de lui dans l'étroitesse de la salle, et il siégeait fixe, puissant et impénétrable. En le voyant, nous avons compris ce qui se passait. Nous ne savions pas ce que signifiait cette réunion, ni ce qui se discutait autour de ces tables, mais nous étions tous sûrs d'une chose : le changement était arrivé.
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