La mélancolie de la confiture

Le soir tombait peu à peu, les ombres nocturnes enténébraient la cuisine déjà obscure. Une femme somnolait, à moitié allongée sur le plan de travail, un livre de recettes ouvert à la page des confitures coincé sous son coude gauche.

Le liquide bouillait doucement dans la bassine de cuivre, lâchant de temps à autre une bulle sucrée sous le nez de la cuisinière. Une fenêtre mal fermée à l'étage claquait parfois sous les bourrasques de vent qui s'infiltraient partout, par tous les interstices de cette maison branlante. Quelques gouttes d'eau tombaient dans l'évier dans un bruit mouillé, erratiques.

Une limace échappée du tas d'épluchures rampait sur la table, louvoyait entre les bocaux à moitié vides et les bouteilles à moitié pleines. Quand elle atteignit le coude de la femme endormie, celle-ci eut un bref sursaut, battit deux ou trois fois des cils sans ouvrir les yeux, agita les doigts en une vaine tentative d'éloigner l'impertinente — et, en désespoir de cause, se réveilla.

Elle jeta un regard alentour, fixa l'horloge pendant quelques secondes sans vraiment sembler comprendre son sens et se leva en grommelant. La confiture bouillonnait toujours, ses rots rougeâtres embaumant l'atmosphère d'un parfum d'enfance. La limace poursuivait son chemin à travers la cuisine, dans l'espoir incertain d'en trouver la sortie par le plus grand des hasards.

Une sonnerie de téléphone retentit, quelque part. La femme fouilla ses poches, le bazar environnant, finit par dénicher l'objet strident entre le beurrier et la salière, décrocha.

« Quoi ? Lucas ? Qu'est-ce que... ? Merde ! Oui, j'arrive... Cinq minutes, je te dis ! Le plus vite possible, je sais, j'arrive, les secours sont déjà là ? Bien. Oui, je suis là bientôt, laisse-moi juste le temps de... Mais j'arrive, putain ! »

Elle attrapa une veste miteuse dans un recoin sombre et disparut dans un grand tintement de clés et de jurons judicieusement choisis. La porte claqua deux fois, entrecoupées par un grognement énervé et douloureux à propos de « doigts ». Puis la maison sombra dans le silence.

Enfin, ce silence était tout relatif. La fenêtre continuait de claquer, la confiture de bouillir et l'évier de goutter. Même la limace sinuait encore et toujours sur le plan de travail.

Les aiguilles de l'horloge tournaient. La bassine s'ornait maintenant d'une couche indéfinie de confiture brûlée, bien après que la gazinière se fût éteinte, faute de gaz pour l'alimenter. De même, l'eau avait été coupée depuis longtemps, ce qui réglait assez définitivement les problèmes de fuites de l'évier. Le cadavre d'une limace, depuis longtemps desséchée, trônait sur le beurrier.

Seule la fenêtre battante, les carreaux cassés, empêchait cette bâtisse en ruine de sombrer dans le silence.

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