L'Ankou
J'arpente la terre, jour après jour, nuit après nuit, seul, dans le silence mort de mon éternité.
Art. 3.1 : L'Ankou n'interagit ni avec les siens ni avec ses potentielles victimes.
Année après année. Siècle après siècle. Comme tant d'autres avant moi. Comme tous ceux qui me succèderont.
Art. 22.5 : La durée de service de l'Ankou n'est pas prédéterminée et dépend uniquement de l'efficacité de son travail.
Et je souris toujours à l'improbable pensée qu'un jour, les Ankous n'existaient pas. Ce jour où la mort frappait au hasard, les uns les autres ou tous à la fois. Ce jour où les Hommes s'entretuaient, se suicidaient, où les maladies pullulaient, où les parents muets pleuraient leurs enfants disparus.
Art. 16.3 : Il est interdit de prendre la vie de tout individu de moins de dix ans.
La charrette que je tire s'alourdit au fil des ans. Bientôt, il n'y aura plus de place, je n'aurai plus assez de force, j'aurai atteint mon quota, et je disparaîtrai à mon tour. Avalé par cette vie à l'appétit insatiable.
Art. 50.6 : L'Ankou ne possède pas le libre-arbitre.
Tous, eux, moi, nous, victimes tirées au sort par ce grand Jeu truqué que d'aucuns osent encore appeler la vie, insidieusement orchestré par l'illustre Charles Livingstone. La pierre vivante. L'Immuable. Celui dont le nom ne sera jamais tiré. Un dieu immortel et tout-puissant.
Art. 27.2 : L'Ankou a pour obligation de prendre la vie à tout individu nommé par le Maître du Jeu. Il lui est interdit de choisir ses propres victimes.
Esclaves, aimez-vous votre maître ? Les Ankous secouent la tête, soupirent. La haine gronde, sur la frontière entre les mondes. Mais cette frontière, seuls les mourants la peuvent franchir, alors les Ankous restent isolés dans leur éternité.
Art. 89.6 : Prosternez-vous, mortels comme non-morts, et admirez l'œuvre de celui qui a vaincu la mort !
Je suis mon seul dieu.
Art 50.7 : L'Ankou se soumet au Code dont la sentence n'est pas réfutable.
Il y a longtemps que j'ai décidé de ne plus m'en remettre au Jeu. Il y a longtemps que j'attendais ce moment. Charles Livingstone paraît ce soir sur le plateau de télévision.
Art 56.4 : Les listes seront tirées au sort de façon publique chaque soir.
Derrière lui, j'attends mon heure. Ma faux se lève. Invisible. Dangereuse. Tranchante. Irréversible. Mortelle.
Art 25.8 : L'Ankou se doit d'entretenir son équipement de travail.
Elle s'abat.
Art 13.9 : L'Ankou ne pourra prendre de vie par un autre biais que l'arme blanche.
Et, devant les téléspectateurs médusés, l'Immortel s'effondre enfin. Le cri inaudible de tous les Ankous du monde s'élève. Un poids nouveau s'installe dans ma charrette.
Art 5.6 : Le service de l'Ankou prend fin dès l'accomplissement de son quota.
Et, à l'instant, je sais. Elle est devenue trop lourde pour moi. Mon heure est venue.
Art 5.7 : La fin de carrière de l'Ankou induit l'avènement d'un successeur qui prendra sa place.
Dans mon dos, je le devine, une faux se lève est s'abat. Je monte à mon tour dans la charrette d'un Ankou. Mes morts s'en vont. Je m'abandonne enfin.
Art 36.7 : Les Ankous retraités se verront prendre la vie à l'instar des mortels.
L'Ankou se remet en marche. Vers sa prochain victime. Vers sa propre mort.
Art 86.1 : La vie est un cycle.
Comme tous ceux qui l'ont précédé. Et comme tous ceux qui lui succèderont.
Art 98.2 : Le Jeu de la Vie n'est qu'un éternel recommencement.
***
Nouvelle écrite pour le deuxième concours "Mettez votre plume à l'épreuve" organisé par Lanying480
Note : Un Ankou, dans les légendes bretonnes, est le serviteur de la mort, dont le rôle est de collecter les âmes des défunts. Dans chaque paroisse, le dernier mort de l'année devient l'Ankou pour l'année suivante.
Par exemple, voici la représentation de l'Ankou dans la drôle de BD Aliénor Mandragore :
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