Retour

La porte se referma doucement sur lui, elle l'attendait.
Attendre. Elle n'avait fait que cela durant vingt longues années. Attendre la fin de la guerre, attendre le retour de son mari, attendre la mort des odieux prétendants. Elle avait gâché sa jeunesse en attente.

À présent qu'il était là, devant elle dans la chambre, leur chambre, elle hésitait. Après tant d'années elle ne savait plus comment se comporter avec lui, elle avait oublié le secret de leur belle complicité d'antan. Elle resta immobile, presque tétanisée, tandis qu'il s'approchait lentement d'elle.
− Ma sage Pénélope, les dieux savent combien je suis heureux de te retrouver. Ta patience est supérieure à toutes tes autres vertus qui sont grandes, quel courage il fallait pour croire encore à mon retour. Et pourtant tu as cru, tu m'es restée fidèle.
Il l'enlaça tendrement, elle savoura le bonheur d'être dans ses bras.
− Tu m'as tellement manqué Ulysse, murmura-t-elle, émue.
D'un geste légèrement impatient, il la guida vers le lit, elle redécouvrit les bonheurs de l'amour, le réconfort des bras aimés. Elle se réappropria son époux, effleura chacune de ses cicatrices, anciennes et nouvelles, chaque détail de son corps. Il lui rendit ses caresses, redécouvrit sa beauté oubliée.

Allongés côte à côte, Ulysse et Pénélope souriaient, ils s'étaient retrouvés. Pourtant, un silence inconnu planait entre eux. Malgré leurs retrouvailles harmonieuses, rien ne serait plus comme avant et ils le savaient tous les deux.
− Raconte-moi. Tout. demanda soudainement Pénélope.
Il se tourna face à elle, un sourire vague sur le visage. Il avait certainement entendu cette requête mille fois. Dans une inspiration profonde, il s'exécuta.
Sa voix ample et chaude envahit la chambre, il avait le timbre sûr de celui qui maîtrise parfaitement son discours. Une voix de meneur de troupes, d'aède, de menteur aussi.

Elle l'écouta raconter la guerre, dix ans de siège éprouvant, d'escarmouches et de combats sanglants, de deuil aussi. Il avait vu des hommes braves, des frères d'armes mourir dans la force de l'âge.
Il parvenait à justifier tous ses actes, toutes ses décisions, même les plus cruels. Il n'avait pas gagné son surnom d'Ulysse aux mille ruses en vain.
Il raconta ensuite son long retour, les Cicones, les Lotophages, Polyphème les sirènes, Charybde et Scylla, Circé, Borée, les Enfers, les boeufs du Soleil, Calypso et les Phéaciens. Il lui conta les tempêtes et les rencontres, les joies et les tristesses.
Pénélope trembla en entendant les dangers qu'il avait affronté, les épreuves et les souffrances qu'il avait endurées. Mais elle n'était pas la femme d'Ulysse pour rien, elle était aussi intelligente que lui et elle seule parvenait à déceler les hésitations imperceptibles dans sa voix, les battements furtifs de ses paupières. Il lui cachait des choses.
Lorsque le roi d'Ithaque termina son récit, l'Aurore aux doigts de rose arrivait. Le silence retomba dans la pièce.

Pénélope se leva et s'habilla puis se dirigea vers la fenêtre. Elle admira le lever du soleil un long moment, pensive.
− Ces femmes, Circé et Calypso, commença-t-elle d'une voix impassible. Tu as partagé leur lit, n'est-ce pas ?
Le silence seul lui répondit, qu'il y avait-il à répondre à une affirmation pareille ? Elle avait deviné juste, elle connaissait assez Ulysse pour savoir ce qu'il lui cachait.
− Combien de temps as-tu passé à leurs côtés ? continua-t-elle sur le même ton.
− Chez Circé, un an.
− Et Calypso ?
− Sept.

La réponse lui fit mal, bien plus qu'elle ne voulait l'admettre. Elle se tourna lentement vers son mari, toujours allongé sur leur lit. Ce lit impossible à déplacer, symbole de la fidélité conjugale. Elle était restée chaste pendant vingt ans, avait repoussé les avances d'une horde de prétendants pendant que lui partageait le lit d'autres femmes. Elle soupira amèrement, belle preuve de fidélité.
− Sors ! ordonna-t-elle froidement. Ne revient qu'après avoir offert une hécatombe aux dieux, après t'être purifié. Notre chambre te restera fermée jusqu'à ce que tu aies accompli tous les rites.
Ulysse obtempéra en silence, il avait commis une erreur en taisant ces liaisons à sa femme, il le savait. Il savait aussi qu'elle mettrait ses menaces à exécution et le laisserait dormir avec les serviteurs tant qu'il n'obéirait pas.

La porte se ferma dans un claquement sec. Pénélope, toujours immobile dos à la fenêtre, étouffa un sanglot.
Elle avait attendu le retour d'Ulysse pendant longtemps mais à présent qu'il était rentré, elle souhaitait le voir partir à nouveau. En vingt ans les gens changeaient et elle n'était pas sûre d'aimer ce que son mari était devenu. Mais était-il seulement encore son mari ?


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J'aurais voulu attendre d'avoir d'autres nouvelles avant de publier celle-ci mais j'étais trop impatient de la partager. J'espère qu'elle t'aura plu.

Publié le 26/05/2019

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