Kallistè
Tout le monde a déjà entendu au moins une fois le récit de la guerre de Troie, causée par l'enlèvement d'Hélène, la plus belle des mortelles. Au fil du temps, les auteurs ont rejeté le blâme tantôt sur Pâris, faisant d'elle une victime innocente, tantôt sur Hélène, la transformant en séductrice perfide.
Toujours, elle a été l'objet de désir et de fantasmes interdits pour les hommes, beauté fatale par excellence. Réduite à un corps dénudé, un trophée à remporter, elle est à peine considérée comme un être humain.
Mais qui a déjà pris le temps de m'écouter, moi, Hélène ? Hélène de Sparte, Hélène de Troie, la belle Hélène, la catin de Sparte, autant de noms qui m'ont été donnés au fil des siècles selon l'image qu'on voulait donner de moi ; jouet des dieux ou tentatrice. J'ai même été magicienne ou sorcière, selon certains.
Mais je suis avant tout Hélène, maîtresse de moi-même et de ma vie. Alors, maintenant, vous allez écouter ma version de l'histoire.
Pour commencer, je suis le fruit d'un viol. Ma mère, Léda, a eu la malchance d'attirer l'attention de Zeus, qui prit la forme d'un cygne pour l'approcher et la posséder. Ainsi je suis née d'un œuf. Et c'est cette ascendance divine qui me vaut ma célébrité : être la plus belle d'entre les mortelles. Seule Aphrodite me surpasse.
Déjà enfant, ma beauté était renommée dans toute la Grèce. J'ai même été enlevée par Thésée, qui m'a confiée à sa nourrice en attendant que je sois en âge de l'épouser. Et ce sont des hommes comme lui que l'on nomme héros.
Durant ma brève captivité à Thèbes j'ai compris, du haut de mon jeune âge, que ma beauté était une malédiction. Et je me suis jurée d'avoir le contrôle sur ma vie à l'avenir.
Après cet épisode, Tyndare, mon père mortel, m'a confinée dans le palais. J'ai donc grandi dans le luxe, entre quatre murs couverts de fresques imitant un jardin luxuriant. Des décennies après avoir quitté ma prison dorée, j'ai encore en horreur les fresques végétales. Heureusement, j'avais la compagnie de ma cousine Pénélope, vive et intelligente. Sans elle, j'aurais certainement perdu la raison.
Enfin, j'ai atteint l'âge de me marier et, même si je n'aurais probablement pas le choix de mon époux, cela signifiait quitter le joug de mon père et devenir maîtresse de mon propre foyer. Croyez-moi, cette perspective était infiniment réjouissante.
Sans réelle surprise, mes prétendants ont failli s'entretuer à ma vue, et seule l'intervention d'Ulysse a empêché le massacre. Non pas que cela ne m'aurait dérangé...
Le pacte prévoyait que tous les prétendants s'allient à mon futur époux s'il m'arrivait quoi que ce soit et, je dois tout de même l'avouer, il y avait quelque chose de plaisant à faire plier tous ces princes et ces rois par ma simple présence dans la pièce. J'ai aussi pu choisir mon mari, car Ulysse avait compris que personne ne m'en voudrait longtemps de l'avoir rejeté. Il voyait ma beauté comme une arme, et c'était un sentiment nouveau pour moi de me sentir puissante car belle. Je crois que je l'aurais choisi lui, s'il n'était pas déjà épris de Pénélope.
Au final, j'ai choisi Ménélas, qui était riche, ni trop vieux, ni trop laid et facilement influençable.
Ainsi, je suis devenue reine de Sparte après que mon père ait légué le trône à Ménélas. Et j'ai enfin eu du pouvoir sur ma vie. Il me suffisait d'un sourire et d'un battement de cils pour obtenir ce que je voulais de mon mari. Officiellement, je régnais sur les domestiques, mais dans les faits je tirais les ficelles en coulisses. C'était grisant.
Avec le temps, j'ai commencé à prendre de plus en plus ouvertement la parole lors d'assemblées et de conseils. Je participais à des négociations diplomatiques et mon pouvoir sur Sparte est devenu presque officiel.
Vous devez certainement vous demander quand est-ce qu'intervient la guerre de Troie. Patience, j'y arrive. En effet, mon mariage avec Ménélas ne m'a jamais satisfaite pleinement. J'ai tout de même rempli mon devoir d'épouse en mettant au monde deux enfants, dont j'ai pu choisir les noms. Mais mon mari n'a jamais réveillé en moi la moindre étincelle d'amour ou de passion lorsque je passais du temps en sa compagnie.
Alors, quand une délégation de princes Troyens est venue à Sparte, je m'en suis choisi un. Pâris. Il était jeune, beau, de compagnie agréable. Et, surtout, je l'aimais. Ce sentiment a enflé en moi durant tout le séjour, impérieux, obsédant. Et, lorsque mon époux s'est absenté pour quelques temps, me laissant seule régente de la cité, j'ai fait mon choix.
Sparte était sur le déclin, Troie florissante, j'y avais une perspective de bonheur. Je suis partie sans me retourner, sûre de moi et grisée par le sentiment, d'enfin, prendre ma vie en main. Bien sûr, j'avais conscience qu'il y aurait des conséquences, mais j'ai fait taire cette petite voix et je me suis laissée porter par les sentiments, la passion.
À Troie, j'ai été accueillie en reine légitime, comme l'envoyée d'Aphrodite. Le peuple m'admirait et la famille royale m'aimait. Et même si quelqu'un avait des reproches à me faire, ma beauté et ma conduite impeccable effaçaient tous mes tords. J'étais à ma place auprès de Pâris, plus libre que jamais en cette terre lointaine.
Mais les Achéens sont arrivés par milliers, et la guerre à duré des années, vous connaissez l'histoire.
Ce que vous ne savez probablement pas, c'est que j'ai aidé Priam à combattre l'armée réunie par mon premier mari en lui livrant toutes les informations que j'avais sur les rois Achéens. À chaque instant, j'ai rempli mon rôle dans cette guerre que je n'avais jamais voulu. Mon seul pouvoir résidait dans le fait de choisir mon camp, ce que j'ai fait avec dignité et sincérité pendant dix longues années. J'ai pleuré aux côtés des veuves et des orphelins de Troie. J'ai soutenu Andromaque lorsqu'elle s'est effondrée face au corps mutilé d'Hector.
Quand Pâris est mort de ses blessures, malgré tous les soins que je lui ai donnés, j'ai suivi la coutume de Troie en épousant son frère, Déiphobe, afin de garder mon statut dans la famille royale. J'ai passé chaque nuit dans ce nouveau lit à pleurer mon amour perdu.
Après dix ans de guerre, de morts et de chagrin, j'avais toujours la même apparence qu'au jour de ma fuite. J'étais d'une beauté immuable et divine tandis qu'autour de moi tous arboraient les marques du temps et du deuil sur leur visage et dans le gris de leur chevelure.
Malgré tout, j'ai continué à tenir mon rang. Je suis restée auprès de Priam et Hécube, de ma famille, jusqu'au dernier moment. C'était mon dernier choix.
Après cela, au milieu des flames et des cris qui emplissaient Troie ravagée, j'ai suivi Ménélas jusqu'au campement des Achéens, silencieuse et obéissante. Ce vieux benêt voulait me tuer mais il lui a suffit de poser les yeux sur moi pour changer d'avis et tout me pardonner.
Lors du retour de Troie, notre navire s'est retrouvé pris dans des tempêtes et, Ménélas et moi sommes arrivés en Égypte. Là, j'y ai appris les rudiments de la magie et des potions qui charment les sens, avant de retrouver le chemin de Sparte, où la vie à repris comme si mes dix années à Troie n'avaient été qu'une parenthèse.
Le reste de ma vie se résume à cela : épouse de Ménélas. J'ai retrouvé le silence de mes appartements somptueux, j'ai recommencé à filer la laine et prendre soin du foyer, épouse modèle. En apparence.
Car j'ai vite recommencé à exercer mon pouvoir dans l'ombre, prenant soin de ne montrer qu'un visage docile et innocent à quiconque me posait des questions. J'ai regagné l'estime de Ménélas, participé au choix d'un mari pour notre fille, accueilli des visiteurs de prestige et, toujours, j'ai gardé la tête haute.
Voici mon histoire, telle que les auteurs ne vous l'ont jamais racontée. Je ne prétends pas être innocente, mais j'ai eu mes raisons d'agir comme je l'ai fait. Dans un monde où la parole des hommes fait loi, ma beauté à été une arme afin de me faire entendre. J'ai assumé les conséquences de mon choix, et ce choix a été de vivre ma vie le plus librement possible. J'ai choisi de faire tomber les barrières qui se dressaient entre le bonheur et moi. J'ai décidé de ne jamais être un objet.
Le 11.04.2022
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