le loup
"C'est toi le loup !"
Murielle soupirait d'aise : rien de tel qu'un bon bol de rires d'enfants pour commencer la journée. Ils ont ce petit cri qui se finit en rire, et revigore mieux que tous les calmants. Murielle était la maîtresse du village, et comme toutes les maîtresses, elle était prise d'excès de mansuétude lorsque sonnait la fin de la récréation : allez, dix minutes encore... ils sont si mignons quand ils s'y mettent. Du reste elle était bonne gardienne, et ne lâchait pas le troupeau des yeux une seule seconde. Heureusement qu'un bon grillage avait été installé pour enclore toute cette faune volatile, sinon quoi Murielle serait sure de passer ses journées à courir après les petits garnements.
Cependant, les répits sont de courte durée dans le métier : toujours un pépin au moment où l'on s'y attend le moins. Et ici, pas des moindres. Le petit Jules sortit du tas pépiant en pleurant. Sa gueule douloureuse pendait bas, tandis qu'il tendait le bras bien en avant, le soutenant avec son autre main. Cela comme si le bobo avait tué le membre entier, plus bon qu'à pendouiller, misérable et mort. La maîtresse se pencha avec tendresse, prête à réconforter le garçonnet d'un bisou magique ou d'un autre remède imaginaire à une blessure superficielle. Cependant Jules s'arrêta à quelques pas d'elle, toujours bouillonnant de larmes et tête baissée.
"Eh bien, qu'est-ce qu'il y a ?"
Il découvrit la face du bras qui jusqu'ici était restée cachée. Un glapissement de surprise retentit, un juron même fut retenu. La blessure qu'il présentait était tout sauf superficielle, et un peu de sang coulait de la plaie.
"Qui t'a fait ça ? s'alarma Murielle."
C'était une morsure d'enfant sur le bras du petit Jules, pas de doute là-dessus. Le petit secoua la tête, le visage plié par la crainte. La maîtresse demanda au grand Pascal de veiller à ce que tout se passe bien. Elle prit l'invalide par la main, et le traîna jusqu'à la classe. On s'occuperait du coupable plus tard. Elle sortit la trousse de secours, se saisit de coton. Elle essuya le sang avec un premier morceau, humecta un deuxième d'un peu d'alcool. Attention ça pique. Le petit gémit tandis qu'elle pressait la morsure. Il releva la tête. Son teint était bien plus pâle qu'à l'habituée. Il n'avait pas tant perdu de sang, pourtant...
Jules tournait sans cesse la tête dans un sens puis dans l'autre, comme pour chasser de mauvaises pensées.
Lui qui quotidiennement faisait preuve d'un caractère doux et tranquille, avait désormais l'air crispé d'un malade nauséeux et fiévreux. De temps en temps, il laissait s'échapper un petit râle ténu, ce dont Murielle s'affolait d'autant plus. Elle voulut lui prendre la tension. Cependant qu'elle cherchait l'appareil dans sa trousse, son regard se perdit là où elle n'avait encore pas fait attention.
"Enlève ton tricot, ordonna-t-elle, de plus en plus effrayée."
Le petit obéit. Sur son épaule suintait une autre marque de dents, moins profondes toutefois. Des dents adultes. De plus en plus de vapeurs embourbaient la pauvre cervelle de la maîtresse. Elle appréhendait que ses pauvres connaissances en matière d'infirmerie se révélassent insuffisantes ; au bout de pénibles efforts, elle reprit les rails de ses pensées. Il fallait agir, et vite :
"Dis moi qui t'a fait ça."
Le ton était sec, mais ça ne suffisait plus. L'attention du gamin s'était évanouie. Elle l'attrapa par les deux joues, et répéta sa question, plus menaçante encore.
"Mon papa, répondit-il finalement."
Le père de Jules était chasseur. Avisé en apparence, oui, mais qui se contrôle encore après une bonne beuverie ? Il fallait prévenir l'agent de police, au plus vite. Elle s'apprêtait à rappeler le grand Pascal lorsque ce dernier fit irruption dans la classe.
"Y'a Maxime qui dégueule de partout !"
A ce nom, le visage du blessé changea de couleur. Pas de doute, c'était lui qui l'avait mordu. Murielle fit signe aux enfants de la suivre et se précipita de nouveau dans la cour.
Tous les gosses formaient un cercle autour de Maxime, un petit blond hargneux, qui en l'instant déversait sa soupe au sol.
"Il s'arrêtera quand ? demanda une gamine."
En effet, le cercle de vomi s'étalait sans cesse, et à chaque minute les enfants reculaient d'un pas. Peu regardante, la maîtresse foula la flaque et souleva le garnement. Il avait des morceaux de Jules coincés entre les dents. On lui apporta une bassine, et elle resta au chevet du malade pour l'aider à passer la crise. Elle voulut commander au grand Pascal d'enfin prévenir l'agent de police, mais ce dernier était occupé à revenir en courant de la classe.
"Y'a Jules qui va vraiment pas bien !"
Le sale gosse ! Il était resté là-bas, tout seul. Elle coucha Maxime sur son épaule, tandis que juste derrière, un pauvre enfant lui tenait la bassine. Pas question de le laisser seul celui-là. Elle leva la main pour inciter tous les autres à se joindre au rang. La clopinante troupe se mit en marche, ressemblant à s'y méprendre à un célèbre tableau de Delacroix.
Jules était assis en tailleur sous la table. De dos, il sanglotait en marmonnant on se savait quoi. Murielle se pencha par dessus l'épaule du petit garçon, la tirant un peu pour qu'il se retourne. Mais il refusait de bouger, les bras en boule, la bouche insensiblement close. Aussi la maîtresse s'employa-t-elle à de vaines tentatives de diplomatie. Elle était au milieu d'une phrase quand un bout rouge dégringola des mains du garçonnet.
Sa poitrine se serra : elle empoigna l'enfant, et violemment, le contraignit à faire volte-face. Il lui sembla défaillir. Le petit, le visage chargé de lourds plis, tremblant de toutes parts, se rongeait les doigts. Non, il avait déjà passé cette étape : c'était phalange par phalange qu'il croquait à même l'os. Il s'appliquait avec une goinfrerie frénétique, alternant mordillement – pour sucer les maigres espaces de chair, et grandes bouchées folles. L'esprit embué, Murielle avait le regard fixé sur les minuscules mains du bambin. Le sang chaud s'échappait à grandes louchées, et l'on voyait des bouts d'os mal arrachés saillir çà et là. Elle n'en pouvait pas décrocher, elle tressaillait, elle frémissait, elle salivait.
Soudain, l'horreur de la situation la frappa. Elle s'époumona tout ce qu'elle pouvait, hurla au reste de la classe de déguerpir plus vite que ça. Les autres semblaient tous aussi obnubilés par la chair de l'enfant. Murielle eut raison de leur obsession au prix de quelques talonnades. Tandis que les derniers couraient à la maison en hurlant au monstre, elle souleva Jules d'un côté et Maxime d'un autre.
Elle les portait difficilement, mais seul l'instinct la guidait ; la raison, surmenée de toutes parts, semblait avoir rendu l'âme. Elle les posa chacun sur une table voisine, laissant l'un vomir et distribuant régulièrement des tapes à l'autre. Jules ne pouvait s'empêcher de poursuivre son sinistre repas à chaque occasion. Elle l'interrogea :
"Qu'est-ce que tu as ?"
Il se contentait de pleurer. Elle le gifla.
"C'est pareil avec Papa ! s'écria le pauvre petit. Depuis hier soir, tout le monde veut me manger.
- Pourquoi ? Pourquoi tout le monde veut te manger ?
- Pour me punir ! J'ai fait une grosse bêtise.
- Qu'est-ce que tu as fait ?"
Jules supportait mal cette avalanche de question. Sans compter que ses doigts amputés ne cessaient de saigner, malgré les efforts mis en oeuvre par la maîtresse.
"J'ai mangé le lièvre dans la forêt.
- Tu as mangé un lièvre entier ? Tout cru ?
- Tout le monde avait envie de le manger ! Les autres animaux, les plantes même elles se tournaient pour lui crocher les pattes. Moi je l'ai vu là, au bord du ruisseau, et j'ai eu envie de le manger. Il mordait dans un grand loup mordu de partout par plein de bêtes. Lui aussi tout le monde avait voulu le manger. Et parce que j'ai mangé le lièvre, maintenant c'est à moi que tout le monde veut du mal. Même moi je me donne faim."
Il se remit à pleurer. Murielle se retourna vers Maxime avec appréhension : allait-il lui aussi attirer la gourmandise de tout un chacun ?
"Est-ce que tu as aussi vomi comme Maxime ?"
Le garçon fit non de la tête. Avec un peu de chance, son camarade avait eu la chance d'expulser la maladie, malédiction ou peu importe, avant qu'il ne soit trop tard...
"Et ton père ?"
Jules grimaça.
"Je lui parle plus depuis qu'il m'a mordu."
L'agent de police entra en trombe, prévenu par une foule de gamins braillards. Il avait rameuté le maire et le médecin, M. Desseins. La maîtresse leur fit l'exposé de la situation en quelques mots. Les trois hommes acquiesçaient savamment, puis s'exclamèrent :
"Bon sang de bon soir, quelles conneries traînent encore dans le bois !"
Mais quand on leur demanda ce qu'il fallait faire pour guérir le petit Jules, on entendit voler une mouche. Plus précisément, on entendit le soupir d'incompréhension du docteur, le rictus de compassion polie du maire et le reniflement du policier. Et oui, aussi, une mouche.
En partant se laver les mains, elle les avertit :
"Surtout, ne le mangez pas."
Les jours suivant, il s'avéra que ni Maxime ni le père de Jules n'avaient été contaminés par son étrange mal. Murielle le veillait jour et nuit, à s'en cerner les yeux. Souvent elle se laissait assoupir un instant, bientôt réveillée par les crissements des dents du gamin sur ses propres os. Elle s'en voulait mortellement. Le docteur revenait toutes les heures, et fut rapidement bien plus préoccupé par l'état de santé de la femme que du petit. Pourtant elle savait qu'elle était la seule à pouvoir le border aussi bien : elle lui chantait des berceuses, lui racontait des histoires avec la passion qu'il fallait pour l'éloigner de ses corrosives lubies, la patience d'une véritable mère. Les curieux défilaient dans la chambre. Ils avaient les yeux chargés de peur, comme en allant voir un cruel animal de foire. Puis vint un temps où ses propres enfants s'ennuyèrent de Murielle. Elle-même d'ailleurs ne pouvait plus tenir bien longtemps. Le maire courba sa résolution : le village ne pouvait tout de même pas rester indéfiniment sans personne pour éduquer les enfants. Elle retourna au travail, non sans indiquer à la nourrice qui se chargerait désormais de la veille, les moindres détails quant aux soins à apporter au malade.
Le lendemain, Jules était mort. Fort heureusement, la nourrice avait su se retenir de le dévorer. Mais elle s'était absentée un moment, le croyant dans un sommeil profond. À son retour, il était froid comme la glace, un bout d'intestin grêle entre les dents. Ça puait le pourri et des mouches bourdonnaient de partout.
En apprenant la nouvelle, Murielle s'écroula dans les bras de son mari, Lucas. Elle pleura beaucoup, de ces chaudes larmes qui sont le sang des blessures de l'âme. Toute la nuit elle sanglota, le nez contre la tempe de son époux.
"Tu sais, dit Lucas pour la consoler, c'est les risques du métier. On peut pas sauver tout le monde.
- Mais pourquoi personne n'a cherché à trouver de remède ! Personne !
- C'est vrai. c'est vrai."
Elle ne voulut pas réprimer les spasmes suivants. Elle tenait tout le voisinage éveillé. On aurait dit qu'on hurlait à la lune.
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