la grange
Depuis la mort de la patronne et le départ des dernières servantes, Rose était la seule femme à la ferme. Le propriétaire, bien qu'il n'eût pas cinquante ans, semblait déjà gâteux et croulant comme les moribonds : la peine l'avait si bien ployé qu'il baisait le sol sans même se pencher. Il faisait de son mieux pour s'acquitter des tâches agricoles, mais sans beaucoup d'efficacité : une fois sur deux, il finissait enfoui sous une botte de foin mal soulevée, et on ne le déterrait pas avant le souper, pour éviter de l'avoir dans les pattes. Le pénible labeur reposait donc entièrement sur les épaules des fils, six braves bonshommes, gaillards comme pas deux. Le septième enfant restait au foyer, choyé par tous les gars comme le dernier cadeau de leur mère, la Bette.
C'était quelque chose, la Bette : une grosse femme avec les cuisses bien comme il faut, prête à y faire passer gosse après gosse. Elle avait accepté son époux avec dépit, alors qu'il n'était déjà plus le bel inconnu de son enfance. Au tout début, le fermier n'était que garçon saisonnier. Un été, on ne sut trop pourquoi, il disparut, et à son retour, il n'était plus le même. Tout froissé de partout, ratatiné comme les plus laids vieillards ; une catin n'en aurait pas voulu. Mais, que voulez vous, il était riche, et avait de quoi reconstruire la ferme. La Bette l'avait donc épousé.
Fallait croire que la semence du bonhomme restait à la hauteur malgré son état: sa machine de femme pondait tour à tour des petits monstres, des bébés gros comme des veaux, et qui buvaient comme quatre. Le dernier surtout lui pesa, et par tout le village jamais on ne vit bonbonne plus enflée. Elle qui à chaque fois mettait bas toute seule, debout, les jambes écartées et en deux grognements succincts, à la manière des ogresses, demanda l'aide du médecin, M. Desseins. Celui-ci se rendit à l'accouchement plus en tératologue qu'en sage-femme, étudiant scrupuleusement la mécanique de ce corps massif. À chaque contraction il poussait de distraits soupirs d'encouragement, fasciné par les va-et-vient des bourrelets de la géante. Tout cela si bien qu'elle creva. Le bébé n'étant pas parvenu à totalement dessouder l'os du bassin pour s'y frayer un passage avait opté pour l'issue de secours. S'arrachant le cordon à pleines dents, il déchira l'impressionnante bedaine maternelle. M. Desseins, tout aspergé de liquide amniotique et de sang, essuya ses lunettes avec un sourire content. On surnomma le nouveau-né le Gros Poussé, en l'honneur de cette athlétique entrée en scène.
Tout ça était bien loin maintenant : le petit dernier, bien qu'il n'attînt pas la dizaine d'années, était déjà fort comme un bœuf, et capricieux à en crever : il fit fuir toutes les bonnes femmes du foyer. Seule Rose restait, qui tenait le vieux fermier en forte affection. Fille de ferme ordinaire quoique d'une étonnante beauté, elle veillait aux besoins du vieillard avec soin. Celui-ci, par quelques excès de fierté, s'occupait d'ailleurs assez bien de lui-même tout seul. Aussi Rose avait-elle tout le loisir de se concentrer sur le petit dernier, une terreur hors catégorie : fontaine à caprices, pleurnichard colérique, brute sans cervelle – tout ce qu'on attendrait d'un bon petit ogron. Il lui ordonnait de cuisiner tant de pâtisseries que la pauvre fille se voyait souvent à court d'ingrédients avant qu'il soit midi. Le bambin piquait alors une crise interminable, où la vaisselle volait et les cris fusaient. Fort heureusement, son père arrivait toujours pour le calmer avant qu'il en vienne aux mains. Le Gros Poussé n'avait pas de cœur : juste une boule de nerfs douloureux.
Quand le soir venait, la fille, exaspérée, se voyait contrainte de préparer le souper à toute la maisonnée. Si le fermier ne mangeait pas beaucoup, les fils se goinfraient goulûment. C'était comme si chacun était le prototype du suivant : plus laid, plus fort, plus bête encore. Les six premiers, contrairement à leur monstre de benjamin, se montraient très polis avec elle, avec une gentillesse presque louche. Rose se contentait d'un fond de bouillon, les yeux rivés sur son plat. Elle n'osait pas les lever, de peur de croiser le regard d'un des six garçons qui la fixaient. Le plus grand aurait bientôt dix-huit ans. Le plus jeune onze. À ces âges, on se pose des questions, vous savez bien.
À ce titre, les six fils étaient les champions : rien ne les obsédait plus que la présence de cette belle jeune fille maligne et gentille au sein de ce conclave de brutes. Bien qu'ils passent leurs journées entières à trimer dans les champs, elle ne quittait jamais leur esprit : avaient-ils une pause ? Aussitôt le regard se plongeait sur la ferme silencieuse, dans l'espoir d'apercevoir son visage au travers d'un carreau. Échangeaient-ils des mots ? : "Ah, qu'elle est belle aujourd'hui, tu ne trouves pas ? - Ah, si, si !". Ils ne savaient pas vraiment qui avait commencé le premier, mais cette passion pour Rose les avait contaminés tous les six, à tel point qu'ils en étaient désormais totalement infatués, et se croyaient mortellement amoureux. Ils avaient maladroitement reformulé toutes les paroles des chansons rustiques et paillardes, pour qu'elles correspondent à la description de leur bien-aimée. Ils croyaient, par ces insistants braillements, et par les prières qu'ils faisaient tout haut le soir dans leur lit, pour que le bon Dieu les entende plus fort, toucher au cœur de la donzelle. Certes, quand elle entendait leurs libidineuses psalmodies, sa poitrine se serrait ; pas de tendresse pourtant. Cette religion rurale avait sa Déesse, ses paroles Saintes, et même sa liturgie particulière. Si l'instant de communion solennelle se faisait à l'heure du souper (où l'on tolérait le père, et accueillait le Gros Poussé comme un totem résiduel de leur amour maternel), les véritables sacrements se vivaient en solitaire, à l'abri des regards.
Pour cela, ils se rendaient tour à tour, plusieurs fois par jour, dans la grange. Une sorte d'accord tacite les liait, et souvent on en voyait un qui levait la tête et comptait les frères au travail : un, deux, trois quatre... Si l'on s'arrêtait ici, c'est que le dernier était à la grange. Un, deux, trois quatre, cinq... (il ne saurait pas compter bien plus loin) : la voie était libre ; il s'y rendait gaiement. On pénétrait la grange avec crainte et dévotion, comme dans un sanctuaire où même l'air qu'on respire est saint d'une certaine manière. Voilà bien longtemps qu'on ne remplaçait plus les bottes de pailles qui pourrissaient là : elles aussi était chargées d'un pouvoir hiératique, et damné qui oserait y toucher ! Des monticules spécifiques avaient été aménagés en siège. L'assise ne les dérangeait guère, malgré les fétus collants, l'odeur de pisse et de moisi, les scolopendres grouillant à l'intérieur. Bien vite on avait compris la force de l'alcool pour intensifier la besogne : une rangée de bouteilles, allant de la gnôle rance au vin de messe, trônait sur l'autel. On leur arrachait quelques rasades chacune, en suivant un ordre précis. Il s'agissait ensuite de convoquer l'esprit de Rose, en l'imaginant bien fort. C'était difficile au début, mais les mois passant, son image venait avec une rapidité et une précision remarquables. On s'amusait ensuite à la mettre dans toutes les situations possibles, idole rayonnant dans tous les fantasmes, et puis, quand on en avait parcouru chaque recoin en pensée, on avait le droit de se lever. Du dehors, on entendait quelques cris de bête qui meugle et tape du sabot. Et puis c'était fini.
À la vraie Rose personne n'osait toucher. Elle était trop pure, trop vraie, trop sainte. Ils s'imaginaient que son contact les foudroieraient, et qu'ils s'évaporeraient en petite poudre dans l'air au moindre faux-pas. Aussi était-il plus sage de ne pas trop l'approcher, et de la laisser à la ferme, un mont Olympe nouveau arborant à sa cime la mansarde de Rose. De fait, le Gros Poussé et le fermier leur père devenaient eux-mêmes sacrés, puisqu'ils passaient tant de temps avec la Déesse. Il leur semblait que la Rose tangible, la Rose de leurs désirs se cachait quelque part dans l'atmosphère de la grange. Dans ce monde plus humain que divin, ils la sentaient frémir en eux avec une volupté sans pareille. Au soleil couchant, ils se réunissaient devant la bâtisse, tous main dans la main, et écoutaient le vent faire bruisser la paille brune. Ils pensaient alors que, dans la pudeur de la nuit, l'esprit de Rose s'éveillait, se mouvait et louait les reliques de leurs soins diurnes. Puis ils rentraient à la ferme.
Un jour, l'un d'entre eux (ils ne savaient plus exactement lequel, ils se confondaient souvent), se demanda à voix haute lequel parmi eux aurait le droit de la marier. Grande cohue aussitôt : l'aîné des six clamait haut et fort que ce serait lui et personne d'autre. Les cinq autres firent de même, et une baston éclata. Ce serait au père de décider, point à la ligne.
Mais le père n'était pas aussi abruti que l'ensemble de sa progéniture, pas au point de donner sa servante à l'un des colériques rejetons de sa femme : il y avait derrière son regard mince, un petit pli très subtil, très profond, où l'on reconnaissait la finesse acquise dans la souffrance. Et chaque soir, après le repas, après la difficile bordée du petit Gros Poussé, Rose se rendait au chevet du vieux fermier. Souvent ils se racontaient des riens, des bribes de jours qui se perdent ensuite. Parfois pourtant, il se mettait à dire des choses précieuses, des mémoires à lui qui étaient restées malgré les décennies.
Jeune, il travaillait à la saison pour cette même ferme qu'il dirige aujourd'hui. C'était un véritable dom juan, capable de pousser n'importe quelle fille de ferme à la faute. Ce bourreau des cœurs avait même manqué d'engrosser toutes les filles du propriétaire de l'époque (sauf la Bette, qui n'avait pas de cœur, et du reste pas d'appas). Il les menait toutes à la grange, secret repère de tous les ébats ; il était devenu expert en l'art subtil de se retirer au bon moment. Bien sûr, il y avait des couics parfois, mais qui se plaint d'une saisonnière qui, sans raison, ne revient pas l'année suivante ? Il pratiquait agilement la technique de paraître fou amoureux, et maniait la promesse de mariage comme il saluerait la boulangère. Il s'était fait un nom dans la région – Jacques l'Engrangeur.
Mais un jour, une petite nouvelle vint se présenter comme semeuse en plein milieu de saison. On lui rit au nez, mais quand elle dit être venue voir Jacques l'Engrangeur, on fronça simplement les sourcils, puis la laissa passer en réprimant une insulte. La fille était pourtant à peine une enfant, bien habillée dans sa grande robe sombre. Jacques fut bien surpris de cette visite inopinée. Il ne connaissait pas de morale cependant, et traîna la fillette jusqu'à la grange. La séduction fut plus que facile, et il accusa pour cela la candeur enfantine. Or, au moment où il l'effleura, il se mit à hurler de douleur : son corps fut parcouru de spasmes, se couvrit de cloques et de brûlures qui le clouèrent au sol.
L'inconnue ne venait qu'en guise d'avertissement : semence et alcool font un délicat mélange, que les sorcières elles-mêmes craignent, où les désirs incontrôlables ont vite fait de se bestifier... Un licœur ne tue pas, mais laisse des traces...
Jacques n'en bitait pas un mot. Dès que l'étrange visiteuse tourna les talons, il occulta le présage et poursuivit ses activités concupiscentes. Un mois plus tard, il avait disparu. La saison suivante, il revenait vieilli de soixante ans, pour devenir le fermier qu'il était aujourd'hui. Quand Rose lui demandait ce qui s'était passé, le moribond se taisait un bref instant, puis changeait de sujet : et comment allait-y monsieur machin ? La fille lui souriait un peu vaguement, puis courait à sa mansarde.
Au fil des saisons, le petit manège cultuel des six garçons prenait de plus en plus de poids. Bientôt ils délaissèrent les travaux agricoles, faisant la queue devant les portes de la grange, du lever au coucher du soleil. Au dîner, ils s'esquintaient à force d'écarquiller les yeux, trépignants comme des lions en cage. Leur père tomba gravement malade, contraint désormais de garder le lit à toute heure. Les sous vinrent à manquer, l'argent des courses se réduisait de jour en jour, on mangeait chichement. Inévitablement, les crises du Gros Poussé devinrent plus soudaines, plus violentes. La belle Rose maigrissait, se privant pour les six gros gaillards qui l'entouraient.
Un jour, au retour d'une course, elle les trouva en plein conciliabule dans la salle à manger. Ils la firent s'asseoir. Ils avaient pris une résolution : pour que le ménage puisse survivre, il fallait lâcher du lest. Cela signifiait qu'ils allaient prendre le lit du fermier leur père, l'emmener loin dans la forêt, et l'abandonner là. Avec le père dessus, bien évidemment. Elle n'essaya pas de protester. Jamais il ne fallait contredire les fils de la Bette. Rose resta longtemps à pleurer sur son prie-Dieu, ce soir là. Elle ne pouvait pas se résoudre à laisser le vieillard sans défense dans la forêt. Aussi se glissa-t-elle dans sa chambre, pour lui faire part d'un plan : il lui fallait égrener des petits cailloux blancs pendant toute la promenade, pour pouvoir revenir par lui même. Le fermier grabataire gardait les yeux fixés dans le vide. Il se contenta d'acquiescer docilement. Oui, oui, il sèmerait les cailloux, qu'elle ne s'inquiète pas.
Le lendemain soir, les six garçons emportèrent le lit. Ils boudaient leur père, refusant de répondre à ses râles lorsqu'ils le secouaient trop. Rose regarda longuement son seul ami s'éloigner dans l'obscurité du bois. Le braillement du Gros Poussé la tira de ses souvenirs. Elle retourna au fourneau. Faire une tarte aux pommes sans pommes et sans pâte à tarte était malaisé. Aussi, quand elle présenta un misérable substitut au costaud marmot, celui-ci balança l'immonde bouillon d'oeufs par la fenêtre, et gronda de rage. Elle ne l'avait encore jamais entendu si puissamment en colère. Une peur noire l'empoigna à la taille : le père ne serait plus là pour la défendre des foudres du bestial rejeton. Elle voulut l'enfermer dans la cuisine le temps que la colère passe, mais le Poussé, déjà plus grand qu'elle, et bien plus lourd, la projeta contre le mur. Il sauta sur elle et entreprit de l'étrangler. Les petites mains aveugles de Rose s'abattaient impuissamment contre son colossal fardeau. L'enfant geignait un peu, inconscient sans doute de ce qu'il faisait. Rose ne bougeait plus, soumise. Alors, le géant desserra son étreinte, insatisfait d'une victime qui ne se débattait pas. Aussitôt elle bondit, envoya un bon pied là où il faut, l'enferma dans la cuisine et courut hors de la ferme. Les gonds de la faible porte ne tinrent pas longtemps, et déjà le gros bonhomme la coursait à une vitesse affolante. Sa proie ne tiendrait pas la distance ; elle choisit de se réfugier derrière un portail assez lourd pour retenir son agresseur. La grange lui faisait face, fière comme une montagne au soleil couchant.
Elle en souleva le loquet, et, usant de l'énergie du désespoir, pénétra le sanctuaire et en verrouilla l'accès. Ses jambes tremblaient tant qu'elle s'affaissa, tandis que son poursuivant frappait vainement contre les battants de l'entrée. Les petits cris aigus de l'enfant contrarié jaillissaient par moments, puis de moins en moins. Au bout de quelques minutes, il s'était tu. Un inquiétant silence se fit alors. Autour de Rose, une semi-pénombre régnait. De dégoûtants remugles lui emplirent les narines.
C'est alors qu'elle entendit, tout doucement d'abord, des petits bruissements de paille qui bouge. Quelque chose remuait dans les ténèbres, à quelques mètres d'elle à peine. Un frémissement parcourut les planches de la grange. La fille de ferme remarqua l'alignement de bouteilles, l'étrange disposition des fétus : ce lieu était habité. Au centre de la nef, comme un petit tourbillon de pailles se formait, qui se déplaçaient étrangement, comme mues par un liquide qui les emportait. Le fluide se soulevait par endroit, laissant apercevoir un pli à demi transparent, brillant et collant aux restes de brins. On voyait les mille-pattes qui se noyaient dans cette masse gluante, sale et vivante. En effet, le tout rassemblait d'incroyables efforts pour se constituer, et déjà un pan entier se soulevait de terre, avant de s'écrouler à nouveau. L'être ramassa plus de paille encore, solidifiant sa structure étrange. Bientôt la silhouette d'un grand homme qui rampe sortit de l'ombre.
Rose fut frappée d'horreur : c'était un homme de paille, gélatineux et poisseux, qui tenta encore de se mettre debout. Il y réussit. Un glapissement d'épouvante jaillit : cette chose n'avait aucun visage, mais on sentait son sourire pourlécher la chair. Un concentré de luxure et de stupre, mille passions faites chair : c'était lui, le licœur. Sans plus attendre, Rose rouvrit grand les portes de la grange. Le Gros Poussé qui roupillait en boule devant leva les yeux. Il eut juste le temps de voir le sabot de la jeune fille lui décrocher la mâchoire, puis deux grands pieds de paille piétiner le reste.
D'un rapide coup d'œil, Rose put voir l'immonde créature qui la coursait encore : une nuée de fluide rosâtre consolidée de fétus, un essaim où cent membres voraces s'élançaient toujours plus avant pour rattraper l'objet de leur désir. Elle n'avait aucune chance : le licœur courait plus vite que le vent, détruisant les champs à force de jets et d'éclats. Elle se ruait en avant comme une dératée, incapable de connaître la distance qui la séparait encore du monstre. Enfin il lui sembla l'avoir semé ; elle se retourna ; plus rien derrière elle. Quand elle fit à nouveau volte-face, il se tenait là, à un rien d'elle, sous la simple forme d'un homme.
Cependant les six fils revenaient de promenade, bien contents de s'être débarrassés de leur faix. Lorsqu'ils aperçurent au loin une masse frémissante au milieu de leur champ, ils crurent à un mirage. Mais quand il s'avéra que la masse hurlait et couinait de détresse, on commença à s'agiter. La pénombre empêchait d'avoir une vision claire de la scène. Toutefois, ils avaient tous tant rêvés de cette voix qu'ils ne pouvaient douter de l'identité de celle à laquelle elle appartenait.
Rose. Rose se donnait là, sur leurs propres terres, alors qu'eux-mêmes l'honoraient avec tant de grâces depuis des années. La plupart n'en voulaient pas croire leurs pauvres oreilles. En approchant, ils perçurent les horribles bruits de succion que produisait l'inconnu. Une rage sourde s'empara d'eux : ils coururent au couple en battant des bras, prêts à tabasser l'impudent qui leur volait leur Déesse.
À la vue de cette foule haineuse, le licœur donna un dernier coup de rein, puis s'enfuit à tire d'aile. Le bougre était malin : il ne quitta pas sa forme humaine tout du temps qu'il était encore visible, de sorte que les six gaillards crurent bel et bien avoir eu affaire à un homme tout ce qu'il y a de plus normal.
Rose restait étendue là, bloquée en une obscène position. Tous ses vêtements avaient été déchirés ; son corps entier suintait de cette gélatine rose.
Les fils de la Bette l'encerclèrent. Ils avaient le regard dur et distant. Quelque chose était mort en eux. Ils rentrèrent se coucher, laissant leur amour au pied du champ. Rose souffrit des heures, la pupille vide, le corps souillé à chaque recoin, avant de trouver la force de se relever. Elle tremblait tant... chaque pas lui coûtait. Enfin, elle atteignit sa mansarde, et dormit.
Au chant du coq, elle voulut faire comme si rien n'avait changé. De sûr, le Gros Poussé restait inlassablement le même. Pourtant l'absence du fermier lui pesait. Le vieillard n'était pas rentré, et elle ne pouvait pas aller le chercher. Elle se tint cloîtrée jusqu'à l'heure du souper. Elle cuisina. Servit.
L'ambiance avait changé du tout au tout à cette tablée. Pour les six, Rose n'était plus l'intangible, l'inviolable force vive qu'ils avaient adorée. Maintenant qu'ils la savaient humaine, elle regagnait le statut de femme ; d'objet ; de traînée. Ainsi, il suffit qu'elle versât quelques gouttes de travers, et aussitôt ce fut torrent de brimades. L'aîné se leva même, la frappa, l'insulta, blâmant son comportement sans considérer que lui et ses frères en étaient la source directe. Pour eux, tout était de la faute de Rose. Elle tremblait : dans les regards qu'on lui tirait coulait une haine brute. À la moindre occasion, ils la violenteraient, en abuseraient et la détruiraient.
On écourta le repas. Rose rassembla son maigre bien, jeta un dernier regard en arrière, et partit.
Malgré la faiblesse qui s'était emparé d'elle, elle poursuivit son chemin et trouva refuge dans le village voisin. Seul M. Desseins accepta de l'héberger. Si, au tout début, cette subite charité ne cachait rien d'autre que les velléités libidineuses de ce vicieux personnage, le séjour prit un tournant bien différent.
Dès le deuxième jour, lorsque le médecin voulut frapper à la porte de son hôte, d'inquiétants bruits de toux et de vomissements le repoussèrent. Bien vite ce fut elle-même qui lui vint demander conseil : sa santé déclinait dangereusement. Pas moins maigre qu'un clou, elle sentait sa vision baisser, son ouïe régresser avec violence. Des veines noires commençaient à strier sa peau. Son doux teint rose virait au gris rugueux, fracassé de boutons et de plaques. Quelque chose la rongeait de l'intérieur, qu'elle ne pouvait pas nommer.
Bientôt, la passion tératologique du docteur reprit le dessus. Il obtint de la jeune fille qu'il l'étudiât plus en profondeur. Elle accepta, dans l'espoir qu'il la guérît. Il la noua à sa table de travail dure et froide. Au bout de quelques semaines à peine, le ventre de Rose commençait à gonfler : elle était grosse. Une faim intense la prenait par moments, que seule une masse considérable de viande pouvait combler. Malgré les soins hygiéniques du médecin, ses dents pourrissaient, ses ongles s'infectaient. Le manque d'exercice liquéfia ses muscles, ramollit son esprit. La grossesse surtout passionnait M. Desseins, qui se voulut gynécologue. Il préleva quelques résidus du licœur : c'était un concentré de gamètes mutants, agressifs. Passés trois mois, la bedaine de la jeune fille était déjà pleine à craquer. Une semaine de plus et elle exploserait comme autrefois la Bette.
Aussi le docteur décida-t-il de césarier sa patiente. Rose ne vit pas son enfant. À son réveil, l'accoucheur s'en était débarrassé. Folle de rage, la fille de ferme brisa ses liens, animée par une force surhumaine, et d'un bond, croqua la main de Desseins. Elle goûtait à la chair humaine pour la première fois. Elle pris ses jambes à son cou tandis que le docteur fulminait.
En chemin, elle se mira dans un cours d'eau : la jeune fille était devenue la vieille. Tout en elle s'était ramassé sur soi. Sans guère de cheveux, les membres endoloris, elle ressemblait tout à fait à feu Jacques le fermier. Seuls détonnaient ses seins plissés et pendouilleurs, et son sexe charcuté qu'elle ne voulait plus voir. Ce qu'elle fit des ans suivants resta un mystère pour tous les gens du village. Le bruit courut un temps qu'elle avait refait son trou en ville, mendiant à tout venant.
Toujours est-il qu'elle revint un jour, des années plus tard, emmitouflée dans dix couches de couvertures qui cachaient la dégradation de son corps. Elle plongea tout droit dans la forêt où dorment mille dangers. Pourtant désormais les dangers eux-mêmes la craignaient. Elle avait l'âme desséchée comme une vieille pomme ; rien ne saurait l'atteindre.
Lorsqu'elle parvint au plus profond du bois, elle retrouva le lit du fermier qui moisissait en silence. Du vieux ne restaient que quelques os, bien nettoyés par tout ce qu'il y avait de bêtes et de vers. Elle sourit un peu au souvenir des beaux jours. Quelqu'un se reposait dans le creux d'une branche, derrière elle, qu'elle n'avait pas remarqué. Au son des bottines qui foulent les feuilles d'automne, la vieille se retourna. Ce n'était qu'une petite fille dans une grande robe sombre.
Elle félicita la vieille, puis lui demanda si elle leur en avait voulu, aux six. La réponse lui était déjà connue : ceux qui couvent leur haine enfantent d'une rancœur, mille-patte aux bras et à la tête de bébé, qui étouffe sa mère à la naissance. De même elle n'avait pas dû s'en vouloir à elle-même, auquel cas elle aurait accouché d'un matracœur, ce monstre griffu qui déchire sa mère en deux à la naissance. Non, non, le licœur s'était contenté de lui arracher sa force de vie, et de la rendre monstre à son tour, comme jadis l'Engrangeur.
La vieille s'en retourna à la ferme délabrée. Les six aînés s'en étaient allés brutaliser d'autres ménages en d'autres villages. Seul restait le Gros Poussé, enfin adulte. D'un air stupide et menaçant, il labourait nuit et jour son champ de ses mains gigantesques. Lorsqu'il vit Rose s'approcher, il reconnut l'aura de la méchante femme qui se refusait à lui donner ses pâtisseries. Il grogna. Elle avait changé du tout au tout : son boitement suait l'assurance, son petit regard vicieux scintillait par dessus son sourire acéré. De sa voix cassante, émaillée, la vieille siffla dans un ricanement :
"Allons, mon Gros, il est temps de rebâtir ce foyer."
Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants.
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