la force

"Un corps sain dans un corps sain, moi je dis !" s'esclaffa Lévy en donnant une bonne claque dans l'omoplate de Lutrin. Celui-ci chancela un instant, soufflé par la force prodigieuse du bonhomme. Partout en ville, on ne faisait que recommander l'adresse de Nathan Lévy, l'entrepreneur révolutionnaire qui venait d'ouvrir sa quatrième salle de sport en une paire de mois. En quelques semaines, il faisait du plus étique vermisseau un poulain de compète. Les obèses se voyaient changés en Hercules, et les anorexiques en Popeyes. Tous s'arrachaient les places dans ce salon d'un nouveau genre, où la plus fine crème du coaching pouvait venir à bout des plus viles flemmes de tous âges et de tous horizons. Mieux encore : l'abonnement était à un prix plus que raisonnable. Lévy se targuait d'user sa fortune à l'avènement d'une nation-athlète, il avait bien suffisamment songé au profit par le passé. 

Par un concours de circonstances, Luther Lutrin fut invité par le patron en personne, et put intégrer le programme un jour qu'il ne s'y attendait pas le moins du monde. C'était un professeur quadragénaire, déjà aux deux-tiers chauve, ventripotent et faiblichon. Il traînait son regard piteux d'une machine à l'autre, et considérait que ne serait-ce que le tiers d'un quart d'un de ces exercices suffirait à le briser en douze. Pourtant, les monstres s'arc-boutaient à rythme régulier sur les bancs noirs de sueur. Ils lâchaient des soupirs d'efforts qui rappelaient les pistons des manèges de la foire. Et de fait, c'était un beau carrousel : toutes les dix minutes, une cloche sonnait, à l'instant précis où tous finissaient leurs séries, et d'un bond ils prenaient la place du voisin. Ravi de constater l'impression qu'il faisait sur son client surprise, Lévy le prit par le bras et le guida jusqu'à son salon personnel. Il lui proposa un verre de scotch, fit une vanne moyenne en présentant un rouleau de bande adhésive, puis servit la boisson en dépit de l'apparent refus de Lutrin.

"Vous inquiétez pas, quand vous aurez commencé l'entraînement, vous ne pourrez plus rien vous refuser : votre corps sera devenu solide comme de l'acier, totalement insubmersible. Vous aurez beau essayer, j'en connais un qui s'enfile dix litres de vodka, fume six paquets, sniffe deux barres, et ça tous les jours ! Il en sort sans aucune séquelle, et repart frais pour pousser la fonte."
Lutrin faisait tourner sa touillette, visiblement sceptique. Lévy saisit l'occasion au vol :
"C'est justement pour convaincre des gens comme vous que je vous ai démarché dans la rue : le programme peut convenir à n'importe qui !
- Des gens comme moi ? se piqua le professeur."
Un rictus de triomphe passa sur les lèvres de l'entrepreneur : loin de se rétracter poliment comme un chacun aurait attendu, il comptait briser l'orgueil de cet homme.
"Regardez-vous : une chiffe-molle en pâte à sucre avec du pur jus de mauviette dans les veines. Ma grand-mère pourrait vous aplatir d'une pichenette, et vous seriez là à vous excuser du dérangement en finissant de vous pisser dessus."
Lutrin s'enfonça dans son siège, rouge comme une pivoine, incapable de babiller un mot après cette humiliation gratuite et sans appel. Il était à la merci de Lévy.
"Mais vous n'êtes pas pour autant un cas désespéré : vous avez dû avoir pitié de vous puisque vous avez accepté de venir trinquer avec moi, et sachez-le tout de suite : la bonne porte vous a sonné ! Il ne tient qu'à vous de rejoindre notre programme de muxulation.
- C'est... musculation, tenta le professeur, comme compressé dans un étau."
Mais Lévy savait s'emparer du moindre mot pour le tourner en sa faveur, et titiller à l'endroit où ça ferait mal : il avait raison, un point c'est tout.
"Précisément : il s'agira de muxler cette carpette que vous osez montrer en public. Vous m'avez l'air d'être un bon bougre, monsieur...
- Lutrin.
- Je peux vous appeler Luther ?"
Ce dernier n'avait pourtant jamais précisé son prénom. Il resta muet de stupeur, et le patron de continuer :
"C'est pourquoi j'aimerais vous faire un cadeau : abonnement gratuit, jusqu'à satisfaction totale. Et ne me faites par croire que vous êtes réticent à vous réformer, Luther."
Le bougre avala les dernières gouttes de whisky.
"Venez demain. D'accord ?"
En disant cela, Lévy tendit un paquet au petit. Du papier-cadeau de supermarché en cachait le contenu.
"C'est pas du chocolat, précisa-t-il."
L'autre hésitait encore.
"Prenez. Une par jour. C'est cadeau, j'ai dit."

Lutrin traversa de nouveau la salle, seul. Les athlètes le regardaient avec un étrange sourire, avec la tendresse particulière des aînés pour les bizuts, celle qui dit : tu n'es pas grand chose encore, mais patiente un peu, tu seras l'un des nôtres. Le professeur sentait encore leurs images courir comme des couleuvres dans son dos, bien après s'être engouffré dans le métro. Arrivé chez lui, il embrassa sa petite Lucie, occupée à cajoler son poupon préféré, puis se traîna jusqu'à son bureau. Clarisse était là. Toute la nuit, il pleura sur les genoux de sa femme. Sans rien dire. 

Le lendemain matin, lorsqu'il se réveilla, il mit un instant avant de se souvenir qu'il était une misérable merde. Il ne parvenait pas à se regarder dans la glace : il ne se reconnaissait plus. Luther s'était laissé porter par les ans qui passent, sans vraiment se poser de question. Il avait aimé sa vie conforme et facile, mais il en voyait désormais les dégâts : il pourrissait peu à peu, et son corps chétif anticiperait la mort en lui offrant une vieillesse douloureuse, où il croupirait dans l'impuissance. Il ouvrit son présent. C'était une boîte. Sans inscription, sans étiquette, sans notice. Dedans, il constata trois rangées de dix gélules orangées, rondes et très opaques. Comme rien n'indiquait comment il fallait les avaler, Lutrin but un verre d'eau pour faire passer la première. Cela ne l'empêcha pas de manquer de s'étouffer, tant le produit semblait gros. Luther l'avait avalé sans réfléchir, sous l'impulsion de son orgueil blessé. Rapidement pris de panique, il se fit vomir. Rien ne sortit que de la soupe mal digérée. La boule gélatineuse ne saurait remonter si facilement. Il chercha à s'informer, mais des stéroïdes et autres boosteurs de musculation, n'existait aucune marchandise comparable à ces bonbons bizarres. Le professeur essaya de se changer les idées en lisant un bon roman, mais il était constamment assailli par une idée fixe : et s'il s'était empoisonné ? Il reposa son livre. Qui a le temps de balayer des centaines de pages en cette ère d'inattention, de toute manière ? Son ventre commençait à gargouiller férocement, il suait à grosses gouttes, et une incurable nausée lui ballottait l'estomac. Il avait faim pourtant, faim pour la première fois depuis toutes ces années passées à dîner à heure fixe, souvent trop, et trop souvent. Clarisse s'inquiéta de son état, lui palpant la fièvre au front, mais il rabroua ses soins d'une saillie maussade. Il vida le réfrigérateur en un temps record, saisit son manteau, et claqua la porte. Il savait où aller. 

Seulement, il ignorait s'il s'y rendait pour porter une plainte ou un toast : la pilule l'avait hyperesthésié au point qu'il pressentait chaque mouvement interne de son corps. Il entendait son cœur affolé palpiter si fort que ses membres lui semblaient brûler, un picotement lui tailladait le bras gauche. Il ne s'était plus senti si vivant depuis les derniers remous de l'adolescence, avant que le rôle d'adulte ne gobe ses folies d'enfant et ses promenades nocturnes. Enfin, il arriva devant la salle de sport. Le concierge le laissa passer. Lutrin fila tout droit au salon du maître, qui savourait la compagnie de deux charmantes jeunes filles. Il ne cacha pas sa joie en voyant le poisson de la veille revenir se poignarder sur l'hameçon.

"Luther ! Je n'en attendais pas moins de vous ! Je savais que vous étiez un vrai lutteur, ajouta-t-il avec un clin d'œil complice.
- Qu'est-ce que c'est que ces pilules ?
- Je vois que vous avez été tenté de goûter, tant mieux, tant mieux..."
Déjà, Lutrin se sentait pousser un courage tout étranger à lui.
"Dites-moi tout de suite ce que vous m'avez fait prendre !
- Des menaces ! Ah, je suis sur le cul, mon ami !"
Le professeur projeta son poing, qui s'abattit mollement sur les paumes tendues de Lévy, qui compléta :
"Et vous, vous êtes sur les rotules, Luther ! Vous n'avez pas dormi cette nuit, dites-moi. Je rappelle qu'il est conseillé d'allonger son temps de sommeil durant les premières semaines de traitement.
- Vous ne m'avez rien expliqué du tout.
- Ah, vraiment ? Je perds la tête ces derniers temps."
Il proposa son bras à Lutrin, toujours aussi rétif.
"Vous voulez savoir ce qu'il y a dans les pilules, oui ou non ?"

Enfin le néophyte accepta d'être guidé jusqu'à la salle d'entraînement, où les athlètes tordaient les machines à tire-larigot.
"Voyez, ce qui est véritablement révolutionnaire, ce n'est pas tant le principe de la salle de sport, qui reste somme toute plutôt commun. Vous pourriez trouver les mêmes machines absolument partout. Non : ce qui diffère chez moi, ce sont les gens. Mes sportifs ne ressemblent à aucuns autres."
Il marqua un temps d'arrêt pour tempérer son suspense.
"Ce qui manque à la plupart pour être efficaces, si nous sommes honnêtes, c'est la volonté. La flemme rampante liquéfie le peu de force qui nous est donnée à la jeunesse. Moins vite, Paul, et les mains au niveau des épaules ! Excusez. Pour les non-sportifs, c'est pire encore, puisque la majorité d'entre eux est simplement incapable de s'y mettre : les corps ne sont alors que des gourdes débiles pour un cerveau qui ne l'est pas moins. Ma solution résout les deux problèmes. Car non seulement elle rénove le tissu musculaire dans son intégralité, mais elle suscite la volonté nécessaire à l'entretien d'une forme exceptionnelle."
Lutrin leva un sourcil interrogateur. Lévy sourit de plus belle.
"C'est-à-dire que les gélules que je te demande de prendre sont comme des graines de muscle. On peut se tutoyer ? Pour faire simple, elles vont redonner à tes muscles une nouvelle peau, si je puis dire, qui t'enverront les hormones nécessaires pour être suffisamment nourris et travaillés, de façon à atteindre une taille et des rendements optimaux. Donc tu développeras un corps taillé comme un dieu, qui s'occupera lui-même d'étouffer jusqu'au dernier relent de fainéantise qui se terre en toi. Ton espérance de vie augmentera drastiquement, tes capacités physiques dépasseront de loin tout ce que tu as pu connaître jusqu'ici, et je ne parle pas des prouesses sexuelles... Tu as une femme, au juste ?"
Lui qui n'avait toujours pas su s'opposer à cette avalanche de tutoiements indésirés, esquissa un très léger bégaiement de menton qui suffit à Lévy.
"Eh bien, dans l'état où tu te trouves, nul doute que tu l'atterres, Luther. Une bonne révision complète ne serait pas de refus ! Là, je peux te dire, finis les ennuis pour ouvrir les pots de cornichons. Tout ce que tu dois faire pour cela, c'est bien t'astreindre à prendre une gélule par jour. Pas plus, le corps ne pourrait pas le supporter, il tomberait en miettes. Il faudra aussi bien dormir, et manger beaucoup. Et bien sûr, passer à la salle pour entretenir tout cela dès que tu pourras, autant de fois que tu voudras. Et tu le voudras, sois-en sûr. Oh, les femmes prennent bien des pilules, déjà ; je ne vois pas ce qui en empêcherait les hommes. Sauf qu'au lieu de verrouiller ton corps, celles-ci te le ravaleront en beauté."

Lutrin examina l'un des sportifs, qui s'échinait en tractions, torse nu. Le professeur avait beau ne pas être un expert en anatomie, il voyait très clairement que Lévy disait vrai : le dos de cet homme accueillait des muscles d'un autre ordre, régis par une symétrie différente, et qui s'organisaient entre eux selon des tendons tout particuliers.
"Celui-ci a commencé il y a trois mois, précisa le gérant de la salle avec fierté. Quand il s'est inscrit, c'était un déchet de la pire espèce, un punk à chien minable et sans rien pour lui. Regarde-le maintenant ! Le corps est la clé de tout, mon petit ; il lui a suffit de s'entraîner pour retrouver une petite amie valable, un bon emploi, en somme : une situation."
Lutrin était confus. Il pensait à Clarisse, à sa fille, à ses élèves. A la gueule morne de sa vie. Lévy le dévisageait avec grande attention.
"Tu as pris la première ce matin, si j'ai bien compris. Elles se dirigent toujours en premier vers les muscles les plus grands, question de priorité."
Avec la même familiarité, il se mit à palper le torse de son client, promenant ses mains tout le long du corps, jusqu'au bras gauche où Luther poussa un "Aïe" tonitruant. Satisfait, le patron lâcha :
"Biceps, bien sûr. Tu sauras quoi travailler demain. Sans excès, cependant, tant que le reste du corps n'est pas suffisamment taillé pour supporter les lourdes charges."
Lutrin en profita pour dévisager celui qui l'auscultait, et remarqua que son physique s'éloignait très clairement de tous ceux que son programme avait sculptés. Nathan Lévy ressemblait à un homme-squale échappé du bocal : même ratatiné comme un bossu depuis le haut du dos, il dépassait bien d'une tête les basketteurs les plus coriaces. Son visage aplati laissait un espace démesuré entre ses deux orbites, de sorte qu'il s'efforçait de loucher pour pouvoir regarder droit. Sa bouche aussi semblait bien plus large et profonde que nécessaire, et il y gisait quantités de dents. Mais enfin, de nos jours on trouve de tout en ville, vraiment, et un pareil hurluberlu n'est sans doute qu'un échantillon de race humaine parmi tant d'autres. Le patron ayant ainsi proclamé les devoirs de son client, il s'en retourna fourrer ses coudes protubérants et sa peau cireuse dans les délices de son salon. Luther resta encore un instant, immobile au centre du manège, puis s'en alla.
En rentrant, il pendit son manteau, et s'affala, penaud, sur le sofa.
"Je suis donc si faible ? souffla-t-il simplement.
- Mais qu'est-ce que tu racontes, s'écria Clarisse depuis le bureau, et qu'est-ce qui t'a pris de partir comme ça ?"
Il aurait aimé la rendre fière. Il aurait aimé voir son propre reflet sans se fuir. Des paillettes chargées d'idéaux lui picotaient les cils. Il avait les larmes aux yeux. Il se plaignit comme un enfant, de choses banales et de pots de cornichons pas ouverts.
"T'as fini ? Tu crois vraiment que j'ai visé dans le critère armoire à glace en t'épousant ?"
Il lui jeta un regard si pathétique qu'elle se tut. Il lui dit qu'il s'était inscrit à une salle de sport, et que c'était décidé, il irait se bouger la couenne, tous les jours s'il le fallait. Il parla de sa diète spéciale et lui montra les comprimés. Il lui venait un enthousiasme jusque là jamais expérimenté, il avait quitté la peau de celui qui réfléchit sept fois avant, de celui qui se tâte pour au final rester chez lui. C'était un Luther nouvelle génération. Il le promit. Clarisse crut sans doute qu'il avait débuté sa seconde puberté, cette fameuse crise de la quarantaine. Il s'était trouvé un petit hobby pour un peu mieux occuper son temps sur terre, voilà tout. Cela passerait dans quelques mois sans doute. Pourtant, Lutrin tint sa promesse, au delà de toute espérance.

Le deuxième jour, il ouvrit grand les paupières dès les premières lueurs, avala son cachet, plus facilement cette fois. Sans remords, avec grand'faim même. Il vomit deux ou trois fois. C'est pour se purger, qu'il répondit à Clarisse. Au lieu de s'attarder en transports en commun, il opta pour la course jusqu'à l'école. La journée s'écoula avec une lenteur exaspérante : il ne tenait plus en place, il tournait comme un lion en cage, fulminant à la moindre hésitation des élèves. Quand enfin sonnèrent quatre heures, M. Lutrin relâcha son cheptel, et se précipita à la salle. Il ne rêvait que d'une chose : dépenser l'immense force qui grondait en lui. 

Il y venait comme adhérent pour la première fois. Du haut de son poste, Lévy salua sa présence et lui fit son plus large sourire. Luther remarqua quantité de détails qui lui avaient échappé dans un environnement jusqu'alors hostile : l'air filtrait une puissante odeur d'œufs pourri dans les communs. La puanteur était dûment masquée par les litres de déodorant duquel s'aspergeaient les sportifs. Arrivé dans les vestiaires, Lutrin se crut parvenu dans un sauna de virilité : le carrelage dégorgeait de sueur. Les douches avoisinantes répandaient un nuage de vapeur, qui brouillait la lumière terne des néons. Les habitués lancèrent un regard torve au nouveau venu lorsque celui-ci s'approcha de la rangée de casiers. Ils lui firent comprendre que les affaires se rangeaient sous les bancs ; car cacher ses sacs, c'est pour les fiottes, c'est-à-dire ceux qui n'inspirent pas la crainte chez les autres fiottes. Lutrin voulut s'excuser, mais il se ravisa, car les excuses étaient sans doute pour les fiottes. Il donna deux bonnes tapes sur un casier pour signifier aux taciturnes géants qu'il avait parfaitement compris. Soudain, il entendit comme un râle, une plainte extrêmement faible, sortir du casier en question. Il tendit l'oreille, mais cela ne se reproduisit pas. Il frappa au même endroit, plus doucement, pour ne pas attirer inutilement l'attention des autres. Rien. 

Il sentait que la deuxième graine de muscle s'était installée symétriquement dans le biceps droit, ainsi il put s'adonner à une série d'exercices dédiés, que lui conseilla Nathan. Ses bras lui semblaient capables de prouesses folles, mais son dos ne supporta pas la levée de trop grandes haltères.
"Tu t'en sors vraiment pas mal, Luther. Tu soulèves autant que Paul à ses débuts. Peut-être bien que vous serez bientôt, en haltères, égaux."
Ruisselant d'orgueil, le professeur courut jusqu'à chez lui, y pénétra en trombe. Les filles l'attendaient, et il les porta toutes deux à bout de bras. Elles purent ainsi déposer un baiser tout étonné sur chacune de ses joues. 

Le troisième jour, il poussa un cri de stupeur en découvrant que ses biceps avaient doublé de volume. Il prit rendez-vous chez le docteur pour y faire étalage de ses maux.
"Ah, oui, c'est tout à fait troublant... J'ignore ce qui vous a mis dans ces conditions. Vous êtes sûr que vous n'avez rien pris d'inhabituel ?"
Non, rien, je vous assure, et tutti quanti.
"Dans ce cas, je vais vous ordonner ces antibiotiques. Congé maladie pour l'instant, tenez moi au courant..."
Libéré de ses obligations éducatives, Luther se précipita à la salle de sport. Il comptait se lier d'amitié avec d'autres adhérents, mais ceux-ci lui firent comprendre qu'ils ne voulaient avoir aucun rapport avec une pareille lopette. Lutrin fut tenté de le prendre personnellement. Néanmoins, il se rendit bien vite compte que personne n'avait de relation avec personne, à l'exception de Nathan Lévy. Lui connaissait tout le monde, échangeait avec chacun de ses clients, en offrant les meilleurs conseils de musculation possibles. Il faisait comprendre en un instant l'étendue des possibilités d'exercice, même pour Luther qui n'avait alors que trois véritables muscles. Malheureusement, il ne pouvait pas toujours rester au chevet du nouvel arrivé, puisqu'il avait trois autres salles à gérer. Ainsi, le professeur buissonnier prit connaissance des horaires de passage de son nouveau patron, et décida de s'y conformer. Le soir venu, il se resservit cinq fois, et sa femme s'inquiéta de ce qu'elle était désormais tenue de faire à manger pour quatre, voire plus.

Au cours de la semaine, Clarisse et Lucie purent toutes deux faire état de l'incommensurable élan d'énergie dont profitait le père. En effet, il passa des heures à jouer avec sa fille, l'emmenant faire des promenades inoubliables, acceptant même de prendre soin de son poupon Johnnie. Quant à ce dont a pu profiter sa femme, je laisse vos imaginaires délurés s'y perdre à ma place.

Le sixième jour, Lévy invita son petit protégé dans sa pharmacie personnelle. Il y stockait ses réserves de gélules oranges, mais également quantités de bombes aérosol de sa fabrication. Il lui confia donc six bombes à l'étiquette nacrée, chargées de ce déodorant que tous les autres utilisaient. Or, les propriétés du produit ne s'arrêtaient pas au parfum : il fallait en asperger régulièrement les muscles, de sorte à stimuler leur croissance. Les pensant identiques, l'adhérent fourra une bombe à l'étiquette verte dans son sac. Les cheveux de Lévy se dressèrent : surtout pas ! Celles-là ont l'effet inverse !

Un jour qu'il était trop pressé de montrer à son coach ses quadriceps nouvellement acquis, Lutrin décida de se rendre à une autre salle de sport où il savait qu'il le trouverait. Dans ces vestiaires nouveaux, il fit la connaissance d'un autre débutant, qui avait commencé son entraînement quelques jours après lui, et qui par conséquent savait encore se montrer sociable. Ce n'était pas pour déplaire à notre professeur, qui fut aussitôt très ami avec Rufus. Ce dernier était paraplégique, ce qui explique que son engouement pour la méthode Lévy ait été si foudroyant : il espérait retrouver l'usage complet de ses jambes d'ici deux semaines. Le gérant lui avait assuré que c'était tout à fait possible. En attendant, il lui faudrait suivre un programme de rééducation personnalisé, pour lequel l'handicapé ne déboursait qu'une somme symbolique. Lorsque Nathan s'aperçut du déménagement inopiné de Lutrin, un éclair de colère passa sur son visage, qu'il masqua aussitôt de sa couche de bienveillance habituelle. Il n'aimait pas être surpris. Il se justifia en avançant qu'il préférait diviser ses nouveaux pour mieux se concentrer sur eux dans chaque salle. Il n'empêche qu'à compter de ce jour, Luther se rendit exclusivement à la salle où s'exerçait Rufus. Les deux compères se réunissaient dans le même parc, qu'il vente ou qu'il grêle, d'où ils fonçaient à la salle. Car Rufus était loin d'avoir besoin d'être poussé : il lançait sa chaise mécanique à plus vive allure que les voitures elles-mêmes. Après avoir bien ri, ils s'installaient dans un café où ils vantaient la tournure heureuse de leurs vies en entamant d'interminables bras de fer. Le rétablissement du paraplégique serait pour très bientôt, disaient-ils à chaque fois.

Un mois passa à ce train, puis deux : chaque jour, l'appétit de Lutrin se creusait encore, son corps se renforçait. Il passait le plus clair de son temps à la salle, mais ce n'était jamais assez. Bien que la fièvre ne diminuât pas, on voyait clairement que le professeur était en pleine forme. Aussi, on tenta de le faire reprendre du service, mais il n'avait pas posé les pieds à l'école qu'il sautait par la fenêtre. Les élèves le prenaient pour une espèce de super-héros, impressionnés par sa métamorphose et ses bonds de géant. Lui-même se considérait sans doute comme une sorte de créature supérieure, et s'inscrivit à plusieurs concours sportifs où il éclata les records, de quoi financer ses futurs repas. Une brigade anti-dopage fut envoyée pour lui chercher des noises. Luther en parla à Nathan. Il n'en entendit plus jamais parler.

"Je ne viendrai pas à la salle aujourd'hui."
Luther manqua de recracher son jus survitaminé. Il venait de se lever pour y partir, et n'avait encore jamais entendu Rufus refuser. Il lui jeta un rictus interrogateur.
"N'insiste pas ! Je ne veux plus."
Il avait retrouvé ses jambes pourtant. Il savait qu'il fallait continuer de s'exercer pour supporter le traitement.
"Justement. Je vais arrêter le traitement. Ces gélules nous rendent malades. Je n'en peux plus de la nausée et des crampes, de la fièvre et de la faim. Nous sommes déjà bannis de la moitié des buffets à volonté de la ville."
Ça leur laissait encore une autre moitié à dévaliser, sans doute.
"Non, tu ne comprends pas, Lu. Mine un peu cette tête de pioche. Cette force... elle nous pousse à faire des choses que tu n'oses pas même imaginer. Elle n'attend pas notre accord, elle choisit pour nous, pour elle surtout. Elle ne veut que s'accroître, faire de nous des titans. Mais si nous devenons des titans, nous ne serons plus des hommes, juste des ogres assoiffés de pouvoir."
C'était abstrait. Il y avait bien longtemps que Lutrin n'était plus capable de réfléchir. Il n'avait qu'une seule envie : courir, soulever, sauter, frapper, huiler ce corps infatigable. Aucune place pour l'attention. Le train de la pensée était déjà bondé. Il était bien loin, le professeur agrégé, la tête cogitante mal dans sa peau. Aujourd'hui, Lutrin n'était plus qu'une peau, tendue sur deux mètres. Et ce tambour sonnait bien creux.
"Il y a des moments où je sens que je ne m'obéis plus, souffla Rufus. Je voudrais partir, mais je ne peux pas, je tuerais pour m'arrêter, mais rien ni personne n'est capable de me retenir. J'ai décidé de me tenir loin de Lévy. Me sevrer. Et je te supplie de faire de même."
C'était absurde. Luther ne bitait rien, il pendait encore le bec le temps de traiter les informations. Il n'avait vraiment aucune raison de quitter son nid d'habitudes : il s'estimait le favori du patron. Celui-ci lui promettait de le faire encore doubler de volume. À chaque fois qu'ils se croisaient, ils échangeait leurs "tu" avec force embrassades, riaient beaucoup, et Nathan minaudait : "T'es le meilleur, mon petit Ther. Et c'est dire si on part de loin !"

Et c'était vrai. La loque avait embrassé le programme à bras le cœur, travaillé nuit et jour pour se tailler une machine de guerre. Luther Lutrin avait même oublié qu'il avait une famille. Elle se serait définitivement diluée dans les limbes de son passé si, un soir qu'il dévorait, sa femme n'avait voulu lui parler.
Clarisse s'était approchée tout doucement, comme d'un lion qui peut nous sauter à la gorge sans vraiment de raison. Elle hésita longtemps.

"Chéri."
Enfin elle l'appelait. C'était dit fort et net. Mais il y avait bien longtemps que Lutrin n'était plus capable d'entendre. Tous ses sens avaient été en quelque sorte sabordés, partout où les nouveaux muscles s'étaient établis. Il ne sentait la douleur qu'à de rares endroits, et se cognait constamment à tout bout de champ, incapable de se repérer dans l'espace, ni de réaliser qu'il touchait quelque chose. Le reste se portait plutôt bien jusqu'à ce que les graines colonisent aussi les petits muscles du visage. Il semblait ainsi engoncé dans un casque de chair, qui obstruait ses tympans, repliait ses narines. Il respirait alors par sa gueule béante et sale. Il mangeait sous le commandement impérieux de ses tripes, peu importe quoi, tout lui paraissait fade. Ses arcades sourcilières se refermaient sur ses yeux, réduits à deux étroites meurtrières. Clarisse demeurait consternée, face à un mari apathique qui jouait des abajoues, sans même remarquer sa présence.

"Luther !"
Elle hurla, cette fois. Son monstre d'époux leva la tête, et planta ses fentes inexpressives sur elle. Que pouvait-elle bien lui dire ? Elle avait assisté à sa métamorphose, jour après jour avait senti des forces étrangères gigoter en lui. Elle l'avait prévenu, trop de fois. Mais enfin, il y avait bien longtemps que, pour Lutrin, il était trop tard.
"Je ne sais pas si tu te rends compte de la moitié de ce que tu fais. La nuit, je t'entends dormir, même ronfler parfois, et pourtant tu te lèves, et tu fais des pompes jusqu'au matin. Tes doigts sont si boudinés que tu ne peux plus utiliser ni couverts, ni téléphone. Ton alliance a éclaté il y a un mois, tu as vu ? Tu ne peux plus passer la porte, tu as explosé le linteau, tu as vu ? Lucie et moi sommes parties depuis des semaines. Ça, au moins, tu l'as vu ? Je suis désolée que les choses aient tourné ainsi. J'aimerais pouvoir dire que ça s'arrangera forcément. J'ai peur."
Elle avait tenté de crier tout cela, mais sa voix défaillait. Luther continuait de ruminer. Il ne le savait pas, mais il mangeait de la viande crue, à peine sortie de l'emballage. Clarisse perdit encore un peu ses yeux le long de ce corps qu'elle ne connaissait pas, sur cette bête inhumaine, informe et nue dans sa tanière. Il avait les bras grumeleux, tordus, le torse noueux comme un tronc.
"Oui, tu vivras trois cents ans à ce rythme, à terme tu feras six mètres de haut, tu écraseras toutes les montagnes que tu voudras. Et quoi ? Ce n'est peut-être pas cela, la force. Peut-être que le Luther que j'ai connu, avec son ventre, sa calvitie et ses lunettes rondes, peut-être que cet homme qui se résignait à vivre un peu et mourir après, était fort, en fin de compte. Et si..."
Elle tirait cela de son cœur, en un mince filet de mots qui s'étiolait. Pas moyen de s'époumoner pour une pareille confession. Sourd et muet, Luther avala une bouchée. Elle dit encore :
"Je t'aime."
Puis repartit sans un bruit.

Peu longtemps après, Luther reçut un appel de Lévy, qui l'attendait dans un squat où s'attroupaient des sans-abris. Il ne précisa pas pourquoi. Lutrin s'y précipita à l'aveugle, courant au milieu du périph' à vive allure. C'était un spectacle auquel les riverains ne s'étaient toujours pas habitués. L'athlète dut se plier en quatre pour passer l'étroite entrée de ce repaire de rats. Il ne remarqua que le sol était ruisselant de sang qu'à compter du premier cadavre. Il y en avait partout, à croire qu'ils poussaient là, et de toutes les couleurs : des écrabouillés, des décapités, des démembrés, des empalés gémissant dans les coins. Tous des sans-abris, des petites gens d'un monde sans prétention. Au fond de la salle, Lévy attendait, visiblement nerveux, acoudé sur un sportif gigantesque, que tout le monde appelait le vétéran. La rumeur courait qu'il avait commencé le traitement à plus de cent ans, et que désormais il surpassait en force tous les autres adhérents réunis. De son ancien corps décrépi, ne restaient que de rares touffes de cheveux blancs, et une peau cannelée de rides. En voyant arriver le professeur à la retraite, Nathan balança sa tête en direction du fond de la pièce. Une créature rachitique y poussait de longs râles, accroupie par dessus le crâne d'un innocent qu'elle suçait bruyamment. Lutrin mit deux bonnes minutes avant de reconnaître ce bon vieux Rufus. En effet, ses muscles s'étaient amincis, réorganisés de manière chaotique, de sorte qu'il lui en pendait çà et là dans des lambeaux de peau morte. Totalement déséquilibré, il rampait à moitié, se jetant sur tout ce qu'il était capable de croquer pour satisfaire une faim qui n'était jamais partie.
"Voilà ce qui arrive quand on arrête de s'entraîner, balança Lévy. J'ai essayé de le prévenir, pourtant. Rien à faire, il était trop borné. Regarde ce qu'il a fait. Je vais être obligé de résilier son adhésion."
Il avait à la main une de ces bombes de déodorant vert. Lorsqu'il retira le bouchon, le vétéran recula, pris de terreur.

"Je t'ai appelé, mon cher Luther, parce que j'ai pensé que tu aurais aimé dire adieu à ton ami."
Lutrin ne bougeait pas. Il avait envie de pleurer, mais il n'y parvenait pas. Il essayait de retrouver le jeune handicapé dans cette goule immonde. Le patron lui tendit la bombe.
"Fais-le."
Luther la prit sans comprendre, et brandit l'arme, le doigt sur la gâchette. Il voulait que cela cesse. Que tout redevienne simple, oui, simple, suivre l'exercice à la lettre et s'en sortir toujours, meilleur, plus fort, plus grand, et que cela ne s'arrête jamais. Il appuya. Aussitôt, un cri déchirant résonna, d'une voix vraiment humaine, qu'il avait entendu rire des heures. Il ne vit rien, en revanche, car tous les muscles de son corps se mirent à trembler, vibrer, puis rentrer au plus profond de son corps pour se cacher des remous du gaz. Une odeur putride de cadavre au soleil remplit la pièce, traversant même les narines bouchées des athlètes. Lutrin allait fléchir, lorsque Nathan tonna :
"Jusqu'à la dernière goutte !"
Et la voix de Lévy, qu'il clame ou murmure, était la seule qu'il entendît clairement, comme s'il prononçait chaque syllabe au creux de son âme gangrenée. Sans savoir s'il gardait volontairement le doigt pressé sur la détente ou si le patron le maintenait ainsi, il continua d'asperger son ami. Son cri s'évanouit bien vite en une plainte sourde. On n'entendait plus que la chair qui cède et les os qui craquent. Lorsque Luther repris ses esprits, le vétéran se penchait pour ramasser les restes : une carpette d'homme vidée de tous ses muscles. Les yeux avaient giclé, mais tournaient encore à la recherche de lumière. Tous les cartilages avaient été concassés par la pression de l'entraînement. Rufus n'était plus qu'une peau dégouttante et décousue.
"Que ça t'évite de faire la même erreur, ricana Lévy en tapotant le dos de Lutrin. Tu sais ce que tu risques."

Il repartit avec le vétéran, qui portait Rufus en bandoulière. Le professeur resta planté là. Quelque chose de cette scène avait traversé la carapace qui compactait sa cervelle. Il se sentait profondément triste, et pour la première fois depuis longtemps, fatigué. Une fois dans la rue, il marcha. Soudain, un éclair le traversa : quelque chose s'était rompu en lui. Il ne pensait plus à s'entraîner. Il allait retrouver Rufus et lui donner une sépulture digne de ce nom. Et il savait exactement où le chercher.

Luther Lutrin déboula à la salle de sport à une heure où il savait Lévy absent. Il se dirigea tout droit vers les casiers, où il frappa un grand coup. Même si on lui répondait, il ne pourrait rien entendre, alors il arracha la porte tout net. Son intuition s'avérait correcte : une peau humaine avait été pendue sur un cintre, laquelle remuait encore un peu. Elle souriait presque de ses trois dents restantes, surprise par ce soudain afflux de lumière. Mais ce n'était pas Rufus. Alors le professeur dégonda tous les casiers. Un par un. A l'intérieur, autant d'autres chiffons, d'hommes qui avaient osé renier Lévy, et qu'il avait liquidés. Certains faisaient de leur mieux pour se balancer sur leur cintre, attirer l'attention de leur sauveur, et mille cris de détresses se mêlaient en une plainte macabre. Mais Luther cherchait Rufus, et pas une de ces peaux n'avait l'œil doux comme le sien. Impossible ! Il aurait dû se trouver là ! Une minute passa. Lutrin était appuyé sur les casiers, impuissant.

Tout à coup, il considéra que les appels semblaient bien trop nombreux, et il porta la main sur le premier cintre venu, qu'il tira d'un coup sec. Une longue tringle sortit du casier, dix mètres de damnés pantelants. Il tira encore, et trente autres charpies le saluèrent. Ainsi, il ramena cent, mille loques de leurs prisons, les entassant dans un coin, avec la frénésie du désespoir. Les âmes suppliaient qu'on les relâche, qu'on les arrache à ce supplice éternel. Toutes celles que Lévy avait bernées depuis le commencement des siècles. Autant dire une infinité, et Luther n'aurait aucune chance de retrouver Rufus. Les athlètes dérangés dans leur manège s'attroupaient autour de lui, consternés devant la montagne d'oripeaux humains. Enfin, Lutrin s'impatienta. Il monta jusqu'au bureau de Lévy. Y mit le feu. La réserve attenante allait bientôt partir en fumée, et avec elle ce maudit traitement et ces bombes funestes. Le professeur regarda la salle cramer. Quelques sportifs plongés dans leur entraînement brûlaient avec leurs machines, impassibles.

Revenu chez lui, Luther s'assit sans rien faire. Il avait envie de manger, mais il ne le voulait plus. Tout cela le dégoûtait désormais.
"C'est comme ça que tu remercies celui qui t'a tiré de la fange où tu rampais ?"
Ces mots étaient sortis sans prévenir. Il reconnut la voix caverneuse, éraillée, comme sortie des profondeurs des failles océaniques où gisent les géants : c'était celle de Nathan Lévy, mais dénuée de toute l'humanité dont il se parait habituellement.
"Je ne te pensais pas si débile, rajouta-t-il avec une pointe de cruauté."
Cette fois-ci, Luther put clairement identifier le point d'origine de la voix. Il se retourna. Une silhouette dodue émergeait de l'obscurité du sol. C'était Johnnie, le poupon de Lucie, qui semblait fondre et fumer sous l'effet d'une intense chaleur. Ses yeux ne cessaient de s'écarter, sa bouche de s'élargir. Un cratère se creusait sur le haut du crâne, qui crachait du sang crayeux.
"Tout cela juste pour un pauvre attardé des cuisses, qui croupissait bien gentiment dans son trou. Je pensais qu'à ce stade, tu aurais passé le cap du choc émotionnel, après tout ce que je t'ai pris."
En maugréant cela, le bambin de plastique caressa de belles bottes dressées à côté de lui. Lutrin s'étrangla d'épouvante : il voyait pour la première fois qu'un macchabée était étendu au milieu de son salon. Il avait dû tant marcher dessus sans le voir : ce n'était plus qu'une bouillabaisse d'homme, déchiquetée à pleines dents par endroits. On reconnaissait vaguement un uniforme de policier. Le pauvre n'avait pas eu le temps de dégainer l'arme qui patientait à sa ceinture.
"Ne t'en veux pas ! Tu peux te pardonner sans problème : tu en avais envie ! Et que peut-on faire contre une envie ? Dès qu'elle nous tient, plus rien ne compte, on perd tout contrôle. Il faut bien se dépenser d'une manière ou d'une autre !"

Luther chancela jusqu'à l'entrée, où il achoppa sur la tête grimaçante de la voisine. Des bribes de souvenirs refoulés lui revenaient : elle venait porter des petits gâteaux, et aussi elle s'inquiétait des cris... Des cris ! Les filles ! Il se rua dans la chambre d'enfant, et tomba à genoux face aux restes désarticulés de Lucie. Et son visage, son si joli visage ! Enfoncé dans le crâne, noyé, perdu, à jamais ! Aucun son ne put sortir de sa gorge congestionnée.
"T'as l'air bien marri comme ça, Luther ! s'écria le poupon entre deux quintes de rire."
D'un bond, Lutrin courut à la chambre conjugale. Sa femme y avait été étranglée, et elle y pourrissait désormais, les cuisses écartées dans une obscène position.
"T'inquiète pas pour elle, tu la reverras ! Elle tapine chez moi, et je peux te dire qu'elle est la plus goulue de la dernière fournée !"
Ces attaques eurent raison de son désespoir : il se précipita vers le poupon dans un transport de rage.
"T'auras une vue superbe sur mes appartements depuis le crochet où je vais te cintrer !"
L'athlète écrasa son pied sur le jouet si violemment que le corps explosa. Ne restait que la tête, qui rebondit trois ou quatre fois. Elle avait glissé dans la pénombre du bureau.
"Tu veux savoir ce qu'il y a dans les pilules, oui ou non ? répéta la voix.
Luther se jeta dans la pièce pour terminer le travail, alluma la lumière. La tête du poupon reposait sur le bureau double où les époux avaient consumé leurs années.
"Clarisse le savait, elle, continua Lévy. Si seulement tu avais bien voulu l'écouter !"

Tous les documents, les ordinateurs, les livres avaient été jetés par terre, foulés au pied, couverts de sang. Ne restait sur la table qu'un carnet, ainsi qu'une poche informe et verdâtre. Tout lui revint en flashs : sa femme avait étudié les comprimés ! Elle en avait ouvert un, et au lieu d'y trouver des composants chimiques, elle avait réveillé un mille-pattes affamé, que le gel mettait en stase. La vigousse bestiole avait aussitôt tenté de rentrer en elle. Ayant écrasé le premier, elle avait réitéré l'expérience avec un bon gros morceau de viande. L'insecte s'y était logé, s'en était nourri, et avait ainsi formé un cocon flexible et résistant. Les adhérents avalaient des dizaines de ces créatures, qui arrangeaient leurs nids selon leur bon vouloir, les poussant à tout faire pour les nourrir au mieux. A défaut de nourriture, ils s'entre-dévoraient, et finissaient de siffler ce qui restait de l'hôte. Clarisse l'avait déduit, elle l'avait expliqué à son mari, du temps qu'il entendait encore un peu. Mais lui, lui n'avait rien écouté, il s'indigna seulement qu'elle ait osé toucher à sa réserve de gélules. Il avait senti tout son corps se révolter contre la simple idée que leur apport soit réduit : la vermine avait pris le contrôle, cillé ses paupières, levé ses bras. De cela, le Luther d'alors n'avait rien retenu. Pas plus que de la suite. La tête de bébé ricanait toujours. Lutrin s'en empara et hurla de toutes ses forces :
"Pourquoi ?"
Elle riait encore.

"Qui es-tu ?
L'entité refréna ses glapissements. Les yeux avides de mort, elle répondit :
"Je suis l'une des dix mille gueules de Léviathan, le père de l'envie, le porteur de haine ! Je suis celui pour qui les femmes s'affament devant leurs miroirs, celui au nom duquel les jaloux éviscèrent leurs rivaux, celui grâce auquel les rois sont détrônés par leurs neveux et leurs frères depuis le commencement !"
Le plastique du jouet se mit à fondre dans les paumes du professeur. Des mille-pattes gigotants en émergeaient par grosses poignées.
"L'envie est un ver qui vous tordra la tête à tous ! Le monde se précipite tout droit dans ma gueule, là est son mouvement naturel. Mais voilà trop de siècles que j'attends dans les abysses de l'Enfer ! Alors, j'envoie d'autres vers. Je donne un coup de pouce, tout simplement.
- Tu veux voir un coup de pouce ?"
Luther enfonça ces deux doigts dans les orbites folles du nourrisson, qui poussa un cri de jouissance malsain.
"Et toi, misérable têtard, tu crois pouvoir me faire du mal ? J'ai dévoré ton corps d'âne bâtard dégénéré, j'ai baisé le torse démembré de ta fille et donné les restes en pitance à qui-n-en voudra ! Je peux être où je veux, quand je veux, si je veux, même..."
En un instant, le visage du poupon reprit les traits de Johnnie, et toutes les bestioles qui en sortaient s'évanouirent.
"... derrière toi !"
Lutrin eut à peine le temps de se retourner avant de voir Nathan Lévy l'arroser d'un jet aérosol. Par réflexe, l'athlète tendit le bras, qui reçut toute la sauce. Cela ne lui épargna pas un gnon magistral qui le projeta au travers du mur, jusque dans le salon. Luther éprouvait la même souffrance qu'il avait infligée à Rufus : les mille-pattes empoisonnés mordaient en tous sens, incapables d'éviter l'effondrement de leurs cocons, s'extirpaient en déchirant la peau et fuyaient le plus loin possible. Le produit n'avait déchiqueté qu'un bras, remontant un peu sur l'épaule et le torse où les insectes apeurés tentaient encore de se frayer un passage. La même odeur de mort le saisit aux narines.

"Je te comprends, susurra Lévy en secouant la bombe. Tu as voulu devenir fort. Quoi que tu aies pu faire, ça n'aurait pas marché. Vous les hommes, vous êtes tous à la merci les uns des autres. C'est ce qui vous rend si faibles. Dans ce bas monde, il n'y a que deux type de créatures : les maîtres, et les putes. Laisse moi te dire que ta race fait partie..."
Le démon s'interrompit. Il avait laissé le temps à Luther de récupérer le pistolet du policier sur lequel il était affalé.
"Et ça, ce sera pas assez fort pour toi, peut-être ?"
Il vida le chargeur sur le patron. Celui-ci parvint à rester debout, quoiqu'à grand'peine. Il baissa les yeux, comme pour vérifier que dix trous lardaient bien son veston. Un sourire content se dessina sur sa large bouche. Certains sourient jusqu'aux oreilles : Lévy fit mieux, puisque ses lèvres se tendirent tant qu'elles déchirèrent sa sale frimousse. Le sourire descendit bientôt le long du cou, des épaules puis des hanches. Le démon s'ouvrait comme une noix, se pelait de son humanité. Il révélait sa véritable forme : un ver mafflu, couvert de fonges vertes et de moisissures. Son immense gueule de requin sifflait en inspirant, et de cet orifice béant s'échappait une nuée de mille-pattes.
"Cours ! Cours si tu le peux ! Tu es déjà mort !"

Mais Luther ne s'enfuit pas. Il laissait les nuisibles le couvrir de la tête aux pieds, entrer dans sa bouche. Ça lui était égal désormais. Il en avait trop vu. Et puis, comme disait l'autre : il était déjà mort. Alors autant que le peu de force qu'il avait amassée durant ces mois serve à quelque chose.
Quand le démon comprit que Lutrin s'approchait pour en finir, il se mit à bégayer :
"Ah ! Qu'est-ce que tu espères ? Si tu tues celle-ci, il restera neuf mille neuf cent quatre vingt dix-neuf gueules pour t'accueillir en Enfer !"
Luther se coucha sur l'immonde vermisseau, et le serra de ses trois membres valides, comme pour l'embrasser.
"Ça t'en fera au moins une de fermée, conclut-il."
Puis il pressa le nid de pestes jusqu'à ce qu'il se disloque en morceaux. Lévy eut un couinement pathétique en crevant. 

Luther Lutrin se releva, fatigué de tant de luttes. Il n'en avait plus que pour quelques minutes avant que l'essaim qui le parcourait ne l'ait totalement consommé. Il vit Clarisse sur le seuil qui lui tendait la main. Un léger sourire flotta sur ses lèvres, qui affichèrent ensuite une petite posture maligne. À force, il avait fini par connaître les mimiques de sa femme. Celle-ci venait après chacune de leurs disputes. C'était celle qui disait : "Allez, viens avec moi. Ça s'arrangera forcément."

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